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09/07/2025

Le poids de l’Histoire et la séduction du Roman

Roman, francophone, Roumanie, Virgil Tanase, Non Lieu, Jean-Pierre LongreVirgil Tanase, Zoïa, éditions Non Lieu, 2009

On pourrait aborder Zoïa comme un roman historique. Tout y serait, sur le plan événementiel, des années 1930 à nos jours, de l’Est à l’Ouest de l’Europe (et même, épisodiquement, jusqu’à Montevideo). Virgil Tanase rappelle, par le truchement de ses personnages, des épisodes de la guerre sur le front de l’Est, de la lutte des résistants en France, de l’avènement du communisme en Roumanie, dans un mélange et une succession d’idéalisme, d’opportunisme, de peur et d’ambition, mai 1968 au Quartier Latin, l’accession de la gauche au pouvoir en France, les bouleversements de 1989-1990 dans les pays d’Europe Centrale et Orientale, particulièrement en Roumanie, le capitalisme sans vergogne et le culte de l’argent prenant le pas sur le collectivisme imposé et l’uniformisation sociale…

Bref, une sorte de bilan historique suscitant – autre plan de lecture possible – réflexions et discussions sur les contradictions des systèmes politiques et économiques, sur les liens plus ou moins patents entre le fascisme et le communisme, sur la place de l’individu dans la collectivité, sur le complexe d’infériorité d’une petite nation et de ses ressortissants exilés, sur la faculté d’adaptation des Roumains aux cultures, aux langages, aux régimes qui les traversent, sur les désillusions des militants : « Je ne suis pas un déçu du communisme. J’y crois toujours ! Non, ce que je ne puis supporter, c’est de vivre sur une terre qui n’est profitable qu’aux vers et aux fauves. Les hommes sont indignes du monde que nous avons rêvé ». Les grands débats, les brassages d’idées dans des dialogues sans fin ne font pas peur à un auteur qui connaît bien tout cela, et dont on sait la prédilection pour le théâtre.

Surtout, Zoïa est une œuvre littéraire, un roman, qui fait de l’Histoire un matériau malléable. « Notre vocation, à nous, romanciers, n’est pas de délivrer un message, ni d’indiquer un sens, mais de proposer au lecteur une épreuve, lui donner l’occasion d’assumer des situations et des conflits qu’il n’a jamais vécus », dit l’un des personnages, écrivain de son état. La chronologie est bouleversée, le rêve se mêle à la réalité, l’illusion et l’action se complètent… Au centre du tourbillon, apparaissant et disparaissant sans crier gare, Zoïa, à qui ses parents, Mircea et Ana, ont donné ce prénom russe par admiration pour l’URSS, Zoïa, belle et flétrie, tendre et cruelle, riant et pleurant, présente et absente, « jetant tour à tour le chaud et le froid », adorant « les situations glauques lui permettant d’exercer une sorte de terrorisme psychologique », Zoïa qui, dans toute son ambiguïté, dans tout son mystère, revêt la séduction des véritables personnages romanesques. 

Jean-Pierre Longre

www.editionsnonlieu.fr

14/02/2025

« Je parle d’homme à homme »

Poésie, Essai, francophone, Roumanie, Benjamin Fondane, Patrice Beray, Michel Carassou, Monique Jutrin, Henri Meschonnic, Agnès Lhermitte, Serge Nicolas, Non Lieu, Verdier, Jean-Pierre LongreBenjamin Fondane, Le mal des fantômes, édition établie par Patrice Beray et Michel Carassou avec la collaboration de Monique Jutrin. Liminaire d’Henri Meschonnic, Non Lieu / Verdier Poche, 2006, rééd. 2025

Né à Iaşi (Roumanie) en 1898, mort à Auschwitz en 1944, Benjamin Wechsler, devenu ensuite B. Fundoianu puis Benjamin Fondane, manifesta très tôt son intérêt pour la littérature française en publiant en roumain, en 1921, Images et livres de France, contenant des textes sur Baudelaire, Mallarmé, Gide et quelques autres, préfigurant des essais à venir publiés à Paris, où il s’installe dès 1923. « Importateur de culture européenne », selon la formule de Petre Raileanu, il joue un rôle décisif d’une part dans les mouvements de va-et-vient entre l’Est et l’Ouest, d’autre part dans la vie culturelle française et européenne. « De Dada à l’existentialisme, Benjamin Fondane a […] parcouru un long chemin avec la pensée de son temps. Témoin lucide et exigeant, il l’a accompagnée et bien souvent précédée, au risque de ne pas être entendu par ses contemporains », a écrit Michel Carassou.

Penseur, critique, homme de théâtre, Fondane fut aussi – et surtout, devrions-nous dire – un grand poète de langue française. La réunion et la réédition chez Verdier de ces cinq livres de poèmes est salutaire, et d’ailleurs conforme au désir exprimé par le poète dans une lettre envoyée à sa femme depuis le camp de Drancy, avant de partir vers la mort.

Cinq livres, donc : Ulysse (publié en 1933, remanié jusqu’en 1944), Le mal des fantômes (écrit en 1942-1943, resté inachevé), Titanic (1937), Exode (écrit vers 1934, complété en 1942 ou 1943), Au temps du poème (écrit entre 1940 et 1944).

En septembre 1943, Fondane écrivait :

                                      Je pense au poète vieilli.

                                      Voyez : il écrit un poème.

                                      En a-t-il écrit, des poèmes !

                                      Mais celui-là c’est le dernier.

Cette strophe, tirée d’un poème inédit publié par Monique Jutrin dans Poèmes retrouvés, est pour ainsi dire prémonitoire et n’est pas sans annoncer ce que dit Henri Meschonnic dans son « retour du fantôme » liminaire : « Benjamin Fondane s’écrit d’avance mort ». Mais aussi – toujours Henri Meschonnic – « pas un n’a écrit la révolte et le goût de vivre mêlé au sens de la mort comme Benjamin Fondane. Sa situation de fantôme lui-même y est sans doute pour quelque chose : un émigrant de la vie traqué sur les fleuves de Babylone ».

Ulysse / Fondane est le « Juif errant », celui qui se demande : « Est-ce arriver vraiment que d’arriver au port ? », celui qui, dans un perpétuel exode, chante l’Amérique et l’Argentine, et la mélancolie de l’exil :

                            Sur les fleuves de Babylone nous nous sommes assis et pleurâmes

                            que de fleuves déjà coulaient dans notre chair

                            que de fleuves futurs où nous allions pleurer

                            le visage couché sous l’eau,

celui qui interroge la légitimité du poème :

                            Quelle chanson chanterais-je sur une terre étrangère […]

                            car l’homme n’est pas chez lui sur cette terre.

L’émigrant chante, navigue et se souvient de ses origines :

                            Pourquoi l’océan me fait-il penser à ces plaines de Bessarabie

                            on y marchait longtemps et c’était long la vie.

Et s’il aspire au port, c’est sans illusions :

                                      Nous ne parlons aucune langue

                                      nous ne sommes d’aucun pays

                                      notre terre c’est ce qui tangue

                                      notre havre c’est le roulis.

De la fuite incessante à la révolte et à la résistance, le mouvement est naturel, comme l’avoue le « Non lieu » écrit par Fondane en guise de présentation du « Mal des fantômes » : « J’ai voulu écrire ces poèmes dans le goût dévorant de mon siècle. Si j’ai résisté, d’où m’est venue cette résistance ? »

La poésie de Benjamin Fondane est de toutes dimensions. Poésie du mythe et du sacré (L’Odyssée, La Bible…), poésie de l’amour pour « la frêle bergère » et « la fiancée promise et noire du Cantique des Cantiques », elle est avant tout poésie humaine :

                            Je parle d’homme à homme,

                            avec le peu en moi qui demeure de l’homme,

                            avec le peu de voix qui me reste au gosier.

Fondane, c’est un homme qui tente de se dire avec son universalité, ses contradictions, ses imperfections, dont le chant peut n’être « qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème parfait », mais qui tente de se donner « un visage d’homme, tout simplement ».

Jean-Pierre Longre

Sur Benjamin Fondane, voir aussi CECI et CELA

 

Poésie, Essai, francophone, Roumanie, Benjamin Fondane, Patrice Beray, Michel Carassou, Monique Jutrin, Henri Meschonnic, Agnès Lhermitte, Serge Nicolas, Non Lieu, Verdier, Jean-Pierre LongreCahiers Benjamin Fondane n° 27, 2024. « L'art en questionS, années 20 ». Édition établie par Agnès Lhermitte et Serge Nicolas avec la collaboration de Monique Jutrin. Faux Traité d’esthétique, inédit de 1925.

Extrait de l’introduction par Agnès Lhermitte :

« En 1938, Fondane réutilise le titre de Faux Traité d’esthétique pour publier un essai qui a cette fois pour sous-titre « Essai sur la crise de réalité ». Il ne s’agit pas pour autant d’une reprise du manuscrit de 1925. Treize années ont passé, le contexte culturel a changé. Le jeune émigré récent encore incertain de ses orientations s’est nourri de nouvelles lectures. Il est devenu un poète maître de son art et un philosophe résolument existentiel qui aura approfondi et affermi sa pensée grâce à la rencontre de deux maîtres à penser. Chez Léon Chestov, qui guide ses lectures, il trouve la vision existentielle de la duplicité tragique de soi ; chez Lucien Lévy-Bruhl, la pensée de participation des primitifs, qui lui offre une voie d’accès au réel. Le sous-titre confirme la teneur nettement philosophique du nouvel essai.

Fondane y poursuit une réflexion qui récuse les problématiques esthétiques stricto sensu pour s’attaquer de front à la question primordiale : Pourquoi l’art ? Pourquoi justement l’art chez le seul animal raisonnable ? Il se concentre alors sur la poésie, son propre champ d’action et d’interrogation, dans un mouvement inverse de celui qui, en 1925, lui faisait élargir à l’art la crise de la littérature étudiée par Rivière. Bien des questions abordées alors, restées sans réponse ou devenues obsolètes à ses yeux, comme l’enracinement socio-historique de l’art ou la forme, encore liée à l’ordre, à la raison, auront été évacuées. Mais l’idée essentielle, déjà présente dans le manuscrit, d’un art vivant, sera devenue le principe du nouveau traité, présenté comme la mise au point vitale d’un enjeu existentiel, et où la poésie, expérience mystique du réel, se confond avec la vie de l’homme. »

Sommaire

Introduction, Agnès Lhermitte


Faux Traité d’esthétique (1925)

- La Crise du Concept de l’Art
- Erreur de l’art moderne « en tant que progrès »
- L’Idée de l’originalité
- « Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison » : (Blaise Pascal)
- Règne de l’homme théorique
- L’Art autonome
- De Dada au surréalisme – ou de « l’idiotie pure » au suicide

Textes annexes
- Préface du Faux Traité d’esthétique
- Foi et dogme
- Le Concept du beau
- Faux concepts de l’art classique

Textes complémentaires
- « Faut-il brûler le Louvre ? »
- Réflexions sur le spectacle

Études
- L’Art en question : un premier cheminement philosophique, Serge Nicolas
- Une pensée en images, Agnès Lhermitte

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