09/07/2025
L’honneur et la littérature
Virgil Tanase, Saint-Exupéry, Gallimard, Folio-biographies, 2013
Certes, le livre de Virgil Tanase, conforme à l’intitulé de la collection dans laquelle il est publié, est une biographie d’Antoine de Saint-Exupéry, au sens strict du terme. C’est-à-dire que, depuis sa naissance en 1900 (et même depuis l’ascendance lointaine de sa noble famille) jusqu’à sa disparition en mission le 31 juillet 1944, il raconte la vie mouvementée de l’aviateur, amateur de fêtes et de tours de cartes, ami fidèle, amoureux dispersé, inguérissable distrait, dépensier insoucieux, hypocondriaque soucieux, fumeur invétéré, retardataire régulier, écrivain scrupuleux, orgueilleux, modeste et lucide… Aucun épisode important et significatif de la vie de l’auteur de Terre des hommes et du Petit Prince n’est passé sous silence, et l’ensemble est le fruit d’une documentation sans faille et d’une recherche approfondie de la vérité, dégagée du mythe.
Une vraie biographie, donc, de la part de quelqu’un qui s’y connaît, mais qui ne s’en tient pas seulement aux faits. Cette recherche de la vérité, c’est celle de l’homme Saint-Exupéry, et par la même occasion de l’Homme universel, tel que l’écrivain aurait voulu qu’il fût, en quête de ce fameux essentiel qui reste invisible. Virgil Tanase, tout en évoquant l’indispensable contexte historique et l’atmosphère d’une époque tourmentée, analyse finement l’idéal de l’écrivain qui cherche à se libérer de l’emprise matérialiste, qu’elle soit de gauche ou de droite, communiste ou capitaliste, mettant en avant « la civilisation qui permet aux individus de s’épanouir par l’esprit plutôt que de satisfaire des appétits vulgaires », notamment l’enrichissement à tout prix ou ce qu’il appelle « la civilisation du téléphone » (ô combien actuelle !). Ce qui est rapporté ici, c’est la vie extérieure et intérieure d’un homme de paix qui doit s’engager dans la guerre contre le nazisme, d’un artiste tous azimuts qui doit maîtriser son art, d’un homme absolument désintéressé qui doit subvenir à ses besoins et à ceux d’une épouse aussi volage que lui, d’un technicien qui doit jouer les intellectuels, bref d’un homme de « devoir », pour qui l’honneur n’est pas un vain mot. Et comment ne pas deviner, comme en une accointance secrète, ce que ressent Virgil Tanase lorsqu’il écrit, par exemple :
« Il se bat quand même.
Par solidarité, par devoir, persuadé que la vie ne vaut que par le sacrifice qu’on en fait au nom d’un devoir absolu, d’une évidence indiscutable, envers les autres, quels qu’ils soient. » ?
Jean-Pierre Longre
21:15 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : biographie, essai, francophone, antoine de saint-exupéry, virgil tanase, gallimard, folio, jean-pierre longre | Facebook | |
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Le poids de l’Histoire et la séduction du Roman
Virgil Tanase, Zoïa, éditions Non Lieu, 2009
On pourrait aborder Zoïa comme un roman historique. Tout y serait, sur le plan événementiel, des années 1930 à nos jours, de l’Est à l’Ouest de l’Europe (et même, épisodiquement, jusqu’à Montevideo). Virgil Tanase rappelle, par le truchement de ses personnages, des épisodes de la guerre sur le front de l’Est, de la lutte des résistants en France, de l’avènement du communisme en Roumanie, dans un mélange et une succession d’idéalisme, d’opportunisme, de peur et d’ambition, mai 1968 au Quartier Latin, l’accession de la gauche au pouvoir en France, les bouleversements de 1989-1990 dans les pays d’Europe Centrale et Orientale, particulièrement en Roumanie, le capitalisme sans vergogne et le culte de l’argent prenant le pas sur le collectivisme imposé et l’uniformisation sociale…
Bref, une sorte de bilan historique suscitant – autre plan de lecture possible – réflexions et discussions sur les contradictions des systèmes politiques et économiques, sur les liens plus ou moins patents entre le fascisme et le communisme, sur la place de l’individu dans la collectivité, sur le complexe d’infériorité d’une petite nation et de ses ressortissants exilés, sur la faculté d’adaptation des Roumains aux cultures, aux langages, aux régimes qui les traversent, sur les désillusions des militants : « Je ne suis pas un déçu du communisme. J’y crois toujours ! Non, ce que je ne puis supporter, c’est de vivre sur une terre qui n’est profitable qu’aux vers et aux fauves. Les hommes sont indignes du monde que nous avons rêvé ». Les grands débats, les brassages d’idées dans des dialogues sans fin ne font pas peur à un auteur qui connaît bien tout cela, et dont on sait la prédilection pour le théâtre.
Surtout, Zoïa est une œuvre littéraire, un roman, qui fait de l’Histoire un matériau malléable. « Notre vocation, à nous, romanciers, n’est pas de délivrer un message, ni d’indiquer un sens, mais de proposer au lecteur une épreuve, lui donner l’occasion d’assumer des situations et des conflits qu’il n’a jamais vécus », dit l’un des personnages, écrivain de son état. La chronologie est bouleversée, le rêve se mêle à la réalité, l’illusion et l’action se complètent… Au centre du tourbillon, apparaissant et disparaissant sans crier gare, Zoïa, à qui ses parents, Mircea et Ana, ont donné ce prénom russe par admiration pour l’URSS, Zoïa, belle et flétrie, tendre et cruelle, riant et pleurant, présente et absente, « jetant tour à tour le chaud et le froid », adorant « les situations glauques lui permettant d’exercer une sorte de terrorisme psychologique », Zoïa qui, dans toute son ambiguïté, dans tout son mystère, revêt la séduction des véritables personnages romanesques.
Jean-Pierre Longre
21:05 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, roumanie, virgil tanase, non lieu, jean-pierre longre | Facebook | |
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31/03/2021
Paris-Bucarest-Paris. Journal d’un écrivain
Dumitru Tsepeneag, Un Roumain à Paris, traduit du roumain, avant-propos et notes par Virgil Tanase, P.O.L., 2021
« Au moment même où je suis sur le point de devenir un écrivain professionnel (horribile dictu !), j’ai décidé, par un choix délibéré, de me prêter à cet exhibitionnisme autorisé (et inoffensif) qui est de tenir un journal. C’est pour cette raison que je suis à Paris ! » En 1970, au moment où il écrivait cela, Dumitru Tsepeneag ne savait pas qu’à partir de 1975, déchu de sa nationalité roumaine, il ne pourrait retourner dans son pays qu’après la chute de Ceauşescu. Ce journal, entrecoupé de « notes à la va-vite » datées de 1972, de notes sur un « voyage en Amérique » accompli en 1974, suivi d’un entretien avec Monica Lovinescu intitulé « La condition des intellectuels en Roumanie. Entre censure et corruption » (Radio Free Europe, 30 septembre 1973) et précédé d’une solide préface historico-biographique de Virgil Tanase, court de 1970 à 1978, avec quelques interruptions plus ou moins longues, et il est un vrai journal d’écrivain qui, la trentaine bien sonnée, s’est lancé dans la littérature de fiction.
Car si l’auteur s’adonne çà et là à quelques confidences personnelles (ses relations avec ses parents, son mariage…), c’est le monde intellectuel et artistique qu’il décrit avec beaucoup de précision et de diversité, notamment celui qui concerne les écrivains roumains, exilés ou restés au pays, dissidents ou s’accommodant du régime, notoires ou méconnus. Alors on croise à plusieurs reprises Cioran et Ionesco, Paul Goma (souvent) et Vintilă Horia (un peu), Virgil Tanase et Leonid Dimov, bien d’autres encore. Et aussi les Français Robbe-Grillet et Michel Deguy, le traducteur Alain Paruit, les éditeurs, dont Paul Otchakovsky (qui, devenu P.O.L., publiera les ouvrages de Tsepeneag, dont celui-ci), et encore Roland Barthes, sous la direction duquel il commença une thèse sur Gérard de Nerval. On en passe une multitude, tant ces 600 pages regorgent de rencontres et d’événements qui suscitent récits et réflexions.
Il y a bien sûr ce qui a trait à la situation en Roumanie et à sa dégradation vers plus de censure, d’hypocrisie, d’intimidations, de répression ; ce qui concerne, par extension, la situation internationale et les questions idéologiques (« Confusion des termes ! Quel rapport entre l’Union soviétique et le communisme ? Confusion qu’entretiennent aussi, cela va de soi, et par tous les moyens, les adversaires du communisme. ») ; et les mouvements littéraires, dont l’onirisme, bien sûr (que l’auteur, qui en fut le chef de file avec Dimov, distingue précisément du surréalisme), le nouveau roman et ses théories… Dans tous les cas, Dumitru Tsepeneag affirme nettement sa personnalité et ne mâche pas ses mots, conformément à son habitude (souvenons-nous de ses Frappes chirurgicales) : « Lorsque quelqu’un m’est antipathique, j’ai du mal à changer d’avis. » Même les gens qu’il apprécie sont parfois passés au crible, et cela concerne aussi ses propres écrits, dont ce journal, qui parfois lui pose problème : « À quoi bon ce journal ? Je ne le publierai jamais. Je ne suis même pas sûr de ne pas le détruire un jour ou l’autre. L’idée de me regarder plus tard dans un miroir (déformant) est stupide et je doute que l’envie m’en vienne un jour. D’autant plus que je note des impressions très superficielles, occasionnées par des événements extérieurs. »
Sévère voire injuste avec lui-même, l’auteur a beau dire, son journal est du plus haut intérêt pour toute une série de raisons, dont les conditions et le déroulement de la vie littéraire, collective et individuelle, n’est pas la moindre. Il n’est pas indifférent, loin s’en faut, de savoir par exemple comment sont nés, non sans difficultés, Les Cahiers de l’Est, ou comment se sont élaborés certains romans comme Les Noces nécessaires, Arpièges ou, surtout, Le Mot sablier, où « la langue roumaine s’écoulera dans la langue française comme à travers l’orifice d’un sablier. » Une belle image, qui résume la riche destinée linguistique et littéraire d’un écrivain qui, sans fausse pudeur ni étalage complaisant, montre comment l’exil a été un frein et un moteur de la création littéraire.
Jean-Pierre Longre
18:20 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, roumanie, dumitru tsepeneag, virgil tanase, jean-pierre longre, p.o.l. | Facebook | |
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