02/11/2024
L’individu et le parti
Lire, relire... Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni d’après le manuscrit original de 1940, Calmann Lévy, 2022, Le Livre de Poche, 2024
En 2015, Matthias Wessel découvrit à Zürich le tapuscrit original (en allemand) du fameux roman d’Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, écrit entre janvier 1939 et mars 1940. Avant 2022, on ne pouvait lire en français que la traduction de la version anglaise elle-même publiée par la compagne de l’auteur en 1940. La nouvelle traduction, absolument fidèle au texte d’origine, est ainsi beaucoup plus fiable que la précédente.
Le « Zéro », c’est l’individu, « l’Infini », c’est le parti : « Le parti refusait tout libre arbitre à l’individu – et dans le même temps, il exigeait de lui une abnégation absolue, il attendait qu’il lui soumette sa volonté. » Si à aucun moment le pays et ses dirigeants ne sont nommés, on devine que l’intrigue dénonce l’URSS de Staline et les « procès de Moscou » dont les accusés étaient jugés d’avance – et Arthur Koestler, fidèle au communisme jusqu’en 1938, en connaissait bien les rouages. Roubatchov, ancien dirigeant du parti, est arrêté et, dans la prison où il est enfermé, va subir trois interrogatoires avant d’être condamné. Son premier procureur, l’un de ses anciens amis, admet peu ou prou la discussion – et c’est ce qui le perdra lui-même. Roubatchov en profite pour émettre ses opinions sur les erreurs et les aberrations du régime : « Tout est enseveli, les gens, les découvertes, les espoirs. Vous avez tué le « nous », vous l’avez éradiqué. Tu affirmes que les masses vous soutiennent encore ? C’est aussi ce que prétendent quelques autres chefs d’État en Europe. […] Les masses sont redevenues sourdes et ne disent plus rien, elles sont le grand epsilon silencieux de l’histoire, aussi indifférent que la mer qui porte les bateaux. […] À l’époque, nous avons fait l’histoire. Aujourd’hui, vous faites de la politique. Toute la différence est là. »
Roman emblématique, Le Zéro et l’Infini est certes fondé sur les agissements et l’idéologie implacable et meurtrière d’un pays et de son « N° 1 », à une époque donnée, et c’est ce qui a en partie fait son succès. Mais celui-ci est dû aussi à sa manière de démonter le fonctionnement de tous les totalitarismes, qui obéissent à un principe : la fin justifie les moyens. C’est ainsi que l’explique sans états d’âme Gletkine, le second procureur de Roubatchov : « Nous n’avons pas hésité à trahir nos amis et à pactiser avec nos ennemis pour conserver le bastion. Telle était la mission que nous avait assignée l’histoire du monde, à nous qui portions la première révolution victorieuse. Ceux qui avaient la vue courte, les beaux esprits, les moralistes ne l’ont pas compris. Mais le chef du mouvement avait compris que tout dépendait de ce point-là : avoir le plus de souffle face à l’Histoire, faire en sorte que ce soient les autres qui disparaissent, et pas nous. » Des affirmations que pourraient proférer les dictateurs de tous les temps, y compris du nôtre.
Jean-Pierre Longre
23:55 Publié dans Histoire, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, histoire, arthur koestler, olivier mannoni, calmann lévy, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
27/05/2017
Dynamite financière
Martin Suter, Montecristo, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Christian Bourgois éditeur, 2015, Points, 2017
Jonas Brand, qui tourne des vidéos « people » pour vivre, mais rêve de devenir un vrai cinéaste, est le témoin privilégié de deux événements apparemment indépendants l’un de l’autre : le suicide (ou le meurtre ?) d’un homme se jetant d’un train, et l’acquisition fortuite de deux billets de cent francs suisses portant le même numéro de série et tous deux authentiques. Son métier et son professionnalisme de reporter le poussent à enquêter sur ces deux « incidents » qui, se révélant finalement liés, vont s’avérer bien plus graves qu’il n’y paraissait.
Tenace, persévérant, efficace, Jonas s’enfonce dans les méandres d’une enquête qui menace à chaque instant de l’étouffer ou de lui exploser à la figure. Pour détourner son attention, « on » lui trouve un financement miraculeux pour qu’il puisse réaliser le film dont il rêvait, Montecristo, une fiction narrant elle-même le piège dans lequel un individu est pris, et qui manque de coûter sa liberté et peut-être sa vie au réalisateur en personne. Les investigations qu’il poursuit envers et contre tout lui valent beaucoup de déboires, d’angoisses, de pertes (celle, notamment, de son ami Max dans un incendie faussement accidentel), lui font aussi connaître le grand amour, les doutes, la trahison, et l’introduisent dans les arcanes de la haute finance suisse et mondiale, des spéculations et des manipulations qui la caractérisent.
Martin Suter sait tenir son lecteur en haleine. Le sujet traité (manœuvres de traders, bulles financières…) aurait pu être aride. Il n’en est rien : le récit avance à coups d’épisodes aussi brefs qu’acérés, se succèdent, s’imbriquent, s’emboîtent comme dans la reconstitution d’un puzzle. Un « thriller », avec les ingrédients nécessaires au suspense, certes, mais un thriller qui met en jeu non seulement la vie de personnages attachants ou repoussants, mais aussi la destinée de toute une société, de tout un pays, jusqu’au fonctionnement de l’économie mondiale. Comme le dit le « directeur de l’administration helvétique des finances » : « Nous continuons tous à planer dans la grande bulle de savon. Et nous allons y évoluer aussi prudemment que possible, car personne ne veut la voir éclater. ». Voilà qui donne à réfléchir…
Jean-Pierre Longre
17:05 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, suisse alémanique, martin suter, olivier mannoni, christian bourgois éditeur, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |