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12/10/2023

Une jeune Lyonnaise dans le Yunnan

Récit, journal, correspondance, Histoire, Guillemette Laferrère, La Route de la Soie-Éditions, Jean-Pierre LongreGuillemette Laferrère, Derrière la muraille de briques, « Journal d’une Chine encore maoïste », La Route de la Soie-Éditions, 2023

Août 1981 : Guillemettre Laferrère, 25 ans, diplômée de l’INALCO, débarque à Kunming, dans la pointe sud-ouest de la Chine, en tant qu’ « experte » : elle va enseigner le français à des adultes (enseignants, étudiants en ingénierie, futurs interprètes…). Par la même occasion, elle ira passer le CAPES de Chinois à Hong-Kong, et elle pourra « assouvir sa soif d’aventures ». Ayant tout récemment retrouvé le pays, et mesurant les « changements radicaux » qu’il a subis en quarante ans, elle a décidé d'attiser ses souvenirs grâce au journal qu’elle a tenu à l’époque et aux courriers envoyés à ses proches.

Cela donne un fort volume empli d’anecdotes émouvantes ou drôles, de descriptions pittoresques, de remarques personnelles ou générales, de réflexions sur la société, la politique, la culture, de tableaux pris sur le vif, de portraits attachants ou incisifs, de récits variés… Le lecteur suit avec un intérêt toujours renouvelé le cheminement quotidien de cette jeune femme en découvrant avec elle les us et coutumes du pays, les types de relations entre et avec les autochtones, les paysages urbains et ruraux, montagnards ou désertiques (au cours de ses escapades et de ses voyages).

Comment choisir ? Il y a les usages auxquels il faut se plier (par exemple, pour les femmes, ne pas être en nu-pieds, ne pas s’étonner devant la manière d’aspirer la nourriture, ne pas se scandaliser devant la mauvaise volonté des employés de commerce ou d’administration, se sortir indemne des bousculades et des coups reçus dans les côtes, n’entraînant pas la moindre excuse…), et ceux auxquels elle décide de s’opposer (demander aux étudiants de ne pas cracher par terre pendant les cours). Il y a le sentiment (fondé) d’être sans cesse espionné, dans le travail, la vie quotidienne, les trajets, et d’être dans un pays fermé : « D’après un étudiant, le seul service efficace en Chine est le service de sécurité. » Un pays fermé par la « muraille de briques », symbolisée par « le mur de briques qui s’élève autour de la maison » où résident les « experts » étrangers. Il y a les aléas du climat (montagnard et tropical), les difficultés de la vie quotidienne, avec son manque d’hygiène, la pollution, l’exiguïté des logements, la pauvreté, le nationalisme politique, mais il y a aussi l’amitié inoubliable de certaines personnes, les découvertes telles que la chirurgie sous acupuncture, les marchés grouillant de nourriture et d’odeurs, les séances de cinéma, les discussions, les visites familiales, les vastes paysages admirés au cours de randonnées, d’ascensions ou de longs voyages en train relatés dans la deuxième partie de l’ouvrage…

Voilà un document foisonnant de détails sur la vie en Chine dans les années 1980, à partir d’une expérience et d’une plongée personnelles au plus profond de cette vie. Mais ce n’est pas tout : la narration, fort bien menée, débouche sur une vision d’ensemble, une mise en perspective qui, malgré la modestie revendiquée du propos, pousse à la réflexion, à l’appui du texte et des photos très parlantes qui occupent les dernières pages : l’évolution technologique du pays, l’élévation du niveau de vie, mais aussi la dictature, la répression (celle des Ouïghours notamment), et plus généralement la question de savoir si les Chinois endurent toutes les vicissitudes de leur vie par passivité ou par endurance. Une interrogation qui dépasse d’ailleurs le cas particulier, et qui est laissée à la méditation de tous.

Jean-Pierre Longre

www.laroutedelasoie-editions.com

01/10/2023

Les massacres et les silences

Roman, Histoire, francophone, Roumanie, Lionel Duroy, Miallet-Barrault, Jean-Pierre LongreLionel Duroy, Mes pas dans leurs ombres, Mialet-Barrault, 2023

Son nom de famille est Codreanu, et pourtant Adèle, dont les parents ont émigré en France à l’époque de Ceauşescu, ne s’est jamais vraiment intéressée à la Roumanie. C’est à l’occasion d’un reportage à Bucarest, où l’envoie son rédacteur en chef, que la journaliste va découvrir l’histoire de son pays d’origine, ainsi que le passé trouble de son ascendance : son grand-père, qui fut un haut responsable communiste, n’a-t-il pas été auparavant un militant de l’extrême-droite antisémite sous le général Antonescu ? C’est en tout cas ce que vont lui révéler des habitants de Iaşi, la ville de sa famille.

Prise de passion pour ses recherches sur les massacres de Juifs, dans les années 1940, entre la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine, confortée par la lecture des livres d’Aharon Appelfeld et d’Edgar Hilsenrath, elle va parcourir les lieux de ces massacres et se poser des questions sur leur oubli : « Découvrant au même moment ce qu’avait été l’existence des Roumains sous le communisme (dont je n’avais rien voulu savoir de la part de mes parents) et le massacre des Juifs par ces mêmes Roumains, je confondais les époques, passais de l’une à l’autre comme si elles étaient liées. J’ai cherché à comprendre pourquoi mon cerveau établissait ce lien et je suis parvenue à me le formuler : des Juifs avaient été tués sous le régime fasciste du général Antonescu (combien ? je n’en savais rien) et ils l’avaient été une deuxième fois sous le régime communiste par l’interdiction de se souvenir d’eux, par l’effacement de leurs noms des mémoires et des livres d’histoire. »

Périple historique (le livre donne beaucoup de précisions sur les lieux et les dates), il s’agit aussi d’un périple individuel et initiatique : les découvertes faites par Adèle bousculent sa vie sentimentale (elle se sépare de son mari, trouve un nouvel amour en Moldavie), sexuelle (sa frénésie d’exploration du passé rejaillit en quelque sorte sur ses désirs charnels), familiale, puisqu’elle dévoile à son père le passé de son grand-père, probablement complice de massacres de Juifs (« En plus d’être un menteur, ton père était probablement un salaud, peut-être même un assassin […]. Je me demande même si, au fond, tu le savais mais préférais que cela reste enfoui ») et citoyenne, puisque la Moldavie et la Roumanie, malgré le passé tu, malgré tout, semblent devenir son propre pays. Lionel Duroy, qui avec Eugenia avait déjà fait des pogroms (celui de Iaşi en particulier) un thème dramatique, historique et romanesque, élargit ici le champ de vision, en passant toujours par les yeux et les mots d’une héroïne à fleur de peau.

Jean-Pierre Longre

www.mialetbarrault.fr  

06/09/2023

Juifs contre bétail

récit, histoire, francophone, Roumanie, Sonia Devillers, Flammarion, Jean-Pierre LongreLire, relire... Sonia Devillers, Les exportés, Flammarion, 2022, J'ai lu, 2023

Ils s’appelaient Harry et Gabriela, et Sonia, leur petite-fille, les a bien connus. Juifs sans le vouloir, mais obligés de l’être. « Je savais qu’ils étaient juifs, mes grands-parents. Je savais aussi qu’ils n’y accordaient aucune importance, qu’ils ne portaient même plus de nom juif. » Ils ne parlaient pas de ce qu’ils avaient vécu avant et pendant la guerre, accréditant ainsi l’idée que l’antisémitisme n’avait pas sévi en Roumanie, le pays où ils habitaient. Et pourtant… Pogroms, emprisonnements, déportations, tout cela avait bien eu lieu. Mais pour Harry et Gabriela Greenberg, qui prirent le nom de Deleanu parce qu’ils se sentaient plus roumains que juifs, « la franche horreur se situait ailleurs, dans cet exil forcé de 1961, ce voyage si terrorisant de Bucarest à Paris, vécu par ma mère lorsqu’elle avait quatorze ans. »

récit,histoire,francophone,roumanie,sonia devillers,flammarion,j'ai lu,jean-pierre longreLe livre relate toutes les étapes, ô combien éprouvantes, accidentées, périlleuses que sa famille maternelle (son arrière-grand-mère, ses grands-parents, sa mère, sa tante) dut franchir, eux qui avaient eu foi dans le communisme et qui devinrent des parias, pour parvenir à fuir la dictature et les sévices et arriver à Paris, échangés contre… des machines agricoles et du bétail (en particulier des porcs). Car la Roumanie de 1960-1961 avait grandement besoin de renforcer son matériel agricole et son cheptel. Un homme, trafiquant habile, aventurier ambigu et sans grands scrupules (qui pourtant rendit de grands services à nombre de Juifs roumains, dont la famille Deleanu), Hongrois devenu Ukrainien puis Britannique, Henry Jacober, fut la cheville ouvrière de ce troc. Un chapitre entier est consacré à la reproduction (traduite) de documents que Sonia Devillers a trouvés dans les dossiers de la Securitate, et qui dressent la liste des « personnes autorisées à quitter le pays » en échange de vaches, cochons, moutons, taureaux (tous de bonne race), ainsi que de machines agricoles performantes – listes à l’appui là aussi. Cette période plutôt artisanale fut suivie, après l’arrivée au pouvoir de Ceauşescu, d’un commerce identique et même accéléré, mais avec comme monnaie d’échange des centaines de milliers de dollars…

Le témoignage familial de Sonia Devillers, plein d’anecdotes émouvantes, est au cœur du récit. Mais il est l’occasion d’une véritable enquête historique sur les Juifs roumains du XXe siècle, où l’autrice s’appuie non seulement, en journaliste chevronnée, sur les témoignages directs et sur les archives, mais aussi sur des ouvrages comme ceux de Mihai Sebastian, Matatias Carp, Radu Ioanid, Ion Pacepa, qui montrent que la succession des régimes (notamment fascisme puis communisme), n’a jamais épargné les Juifs, quels qu’ils soient. Les statistiques sont formelles : « À la fin des années1930, la Roumanie comptait 750 000 juifs roumains. Au cours de la seconde guerre mondiale, la moitié d’entre eux furent assassinés. » Ajoutons à cela les 130 000 qui, vivant en Transylvanie, furent déportés à Auschwitz. « Au sortir de la guerre, la Roumanie ne comptait plus que 350 000 citoyens d’origine juive. […] Quatre décennies plus tard, lorsque Nicolae Ceauşescu fut renversé en 1989, les juifs étaient moins de 10 000 dans le pays. Ils avaient physiquement disparu. La Roumanie était bel et bien devenue un pays sans juif. » Ce récit est aussi l’occasion d’une réflexion sur l’exil, les racines, la langue : la mère de Sonia, Marina, arrivée adolescente de Roumanie, épousa ensuite un Français, et ne parla à sa fille qu’en français ; celle-ci parle donc sa « langue paternelle » - sauf si l’on considère la langue maternelle comme celle de la mère patrie… Finalement, évoquant la figure, le sort et les écrits de Georges Perec, elle interroge une judéité qu’elle ne ressent pas, et le sentiment de l’exil : « Je suis étrangère à quelque chose de moi-même. » Familial, pathétique, historique, dramatique, Les exportés résonne aussi comme un questionnement personnel dans lequel le lecteur ne peut se sentir que profondément impliqué.

Jean-Pierre Longre 

https://editions.flammarion.com

www.jailu.com 

30/09/2022

Symphonie des persécutés

Histoire, musique, anglophone, Michael Haas, Blandine Longre, Elisabeth Willenz, Notes de nuit, Jean-Pierre LongreMichael Haas, Musique interdite. Les compositeurs juifs persécutés par les nazis. Traduit de l’anglais par Blandine Longre, avec le concours d’Elisabeth Willenz pour les citations en allemand, Notes de nuit, 2022

« Cet ouvrage est une épopée qui débute en 1815 avec le congrès de Vienne et s’achève sur les définitions nouvelles de la musique et de la société dans les années 1960. » Cette annonce faite à la fin de l’introduction reflète exactement la suite : si le sujet central du livre est bien la persécution des musiciens juifs par les nazis, Michael Haas, spécialiste de la question et musicologue érudit, cofondateur du centre « Exilarte » de Vienne consacré à la musique de l’exil, celle de l’extérieur et celle du « retour intérieur », s’adonne plus globalement à une étude historique complète permettant de comprendre les tenants et les aboutissants de cette persécution.

Les premiers chapitres sont consacrés à un tableau historique des nations qui, bien plus largement que l’Allemagne seule, ont en commun la langue allemande, ou ont donné naissance à des artistes et des intellectuels s’exprimant en allemand. On apprend aussi, entre autres informations de premier plan, que l’Autriche vit, entre 1857 et 1920, sa population juive se multiplier par presque cent, ce qui « s’accompagna d’un élan libérateur d’assimilation qui vit artistes et musiciens devenir des citoyens à part entière participant à la vie intellectuelle autrichienne, ainsi que des protagonistes dans le domaine plus vaste de la culture allemande. » Et dans une autre perspective on mesure à quel point Wagner est « le père de l’antisémitisme allemand », et fut considéré par les nazis « comme la national-socialiste » par excellence, sur lequel furent fondées « les politiques musicales dans l’Allemagne hitlérienne. »

On suit dans cette monumentale étude les épisodes qui, aux XIXe et XXe siècles, ont marqué la vie politique et artistique – particulièrement la vie musicale bien sûr – des pays concernés, avec les grands compositeurs qui ont ponctué cette vie : outre Wagner, on rencontre Mendelssohn, Brahms, Mahler, Schoenberg, Schrecker, Zemlinsky, Berg, Webern, Kurt Weill, bien d’autres, sans compter les interprètes et chefs d’orchestre, tels Fritz Busch ou Bruno Walter (qui ont fait précédemment l’objet de publications chez Notes de nuit)… Michael Hass donne en outre de nécessaires précisions sur les mouvements caractéristiques ou les états d’esprit des différentes périodes concernées (« fin de siècle », « modernisme », « nihilisme thérapeutique », « renouveau romantique » etc.). Tout cela permet à l’auteur de faire une analyse poussée de l’attitude des nazis face aux musiciens juifs, persécutions, déportations, exils vers les États-Unis, l’Angleterre, la France (avant qu’elle soit elle-même occupée, mais où certains comme le Hongrois Joseph Kosma ont pu rester) et quelques autres pays. Ce qui a permis à des compositeurs exilé, malgré l’accueil mitigé qui leur fut réservé, de reprendre, parfois différemment, leur carrière, voire de renouer, par exemple, avec des formes anciennes comme la symphonie, d’où la « symphonie de l’exil » austro-allemand. N’oublions pas non plus les compositions écrites dans les camps de concentration, notamment à Theresienstadt, comme Der Kaiser von Atlantis de Viktor Ullmann. Le dernier chapitre est consacré, après la victoire sur le nazisme, aux débuts de la guerre froide et à ce qu’il en résulte sur le plan musical.

Ouvrage de grande envergure, savant, exhaustif, complété par une bibliographie fournie et un index très utile, Musique interdite est une mine de renseignements historiques et une large base de réflexion sur ce que peut provoquer une politique dévoyée dans le domaine de la création musicale et plus généralement artistique. Pour n’en pas finir, en résonance avec notre époque, citons quelques lignes d’un éditorial anonyme paru en 1933 dans Neue Freie Press et cité dans le livre : « La déshumanisation de l’humanité a progressé comme jamais auparavant, l’indifférence au sort d’autrui, le désir de domination sans limites, la déification du préjugé, tout cela s’est propagé comme une épidémie psychique telle qu’on en avait connu seulement durant les heures les plus sombres du mysticisme médiéval. […] La notion de civilisation européenne est détruite, aujourd’hui toutes ses traditions intellectuelles sont en miettes. »

Jean-Pierre Longre

www.notesdenuit-editions.net

20/08/2022

Maria Anna, Clara, Fanny, Alma et les autres

Essai, musique, histoire, francophone, Aliette de Laleu, éditions Stock, Jean-Pierre LongreAliette de Laleu, Mozart était une femme, « Histoire de la musique classique au féminin », Stock, 2022

Maria Anna Mozart a été injustement oubliée ; ou si l’on en parle, c’est uniquement comme de la sœur du grand Wolfgang Amadeus. D’où le titre emblématique du livre d’Aliette de Laleu, qui introduit son « Histoire de la musique classique au féminin » en évoquant les sœurs de… (Maria Anna Mozart, donc, ou Fanny Mendelssohn) et les épouses de… (Clara Schumann, Alma Mahler…). « Combien de Maria Anna Mozart n’ont pas pu développer leur talent ou leur art parce que femmes ? »

L’autrice ne prétend pas faire une étude exhaustive sur les compositrices, interprètes ou cheffes d’orchestre sans lesquelles le patrimoine musical ne serait pas ce qu’il est, mais qui « ont été exclues du monde de la musique ». Toutefois, en dénonçant les préjugés tenaces, les oublis plus ou moins délibérés, les exclusions abusives, elle comble les importantes lacunes qui jonchent l’histoire de la musique. Car il y a parmi ces « effacées » des génies qui, si elles avaient été hommes, auraient connu la gloire.

Construit avec la clarté de la chronologie, l’ouvrage nous mène de l’antiquité (Sappho bien sûr) à l’époque contemporaine (qui paradoxalement a vu décliner la création féminine) en passant par le Moyen Âge (Hildegarde de Bingen, « star historique », ou, beaucoup moins connues, les « trobairitz », qui chantaient « pour le plaisir »), puis par la période baroque (avec, par exemple, un questionnement sur le rôle d’Anna Magdalena Bach), la période classique (notamment les révolutionnaires comme Hélène de Montgeroult), le Romantisme (les sœurs ou épouses de…), l’époque moderne (les sœurs Boulanger, les premières grandes cheffes etc.), et le XXe siècle, qui laisse des questions en suspens…

L’étonnant, c’est que sur le nombre considérable de femmes musiciennes, si peu aient laissé un nom dans l’Histoire. Aliette de Laleu nous fait comprendre combien l’injustice des hommes a pesé sur cette absence. Injustice liée aux préjugés, par exemple, sur la prétendue incapacité des femmes à jouer de tel ou tel instrument, ou tout simplement à jouer dans un orchestre symphonique ; liée aussi à la condescendance manifestée à l’encontre de celles qui réussissent à diriger un orchestre (en réaction, de bienvenus orchestres féminins ont été créés au fil des années, et les conservatoires, sous la pression, ont ouvert leurs classes aux jeunes filles). Bref, si l’on veut avoir une vision réelle de l’histoire de la musique, il faut lire ce livre, qui donne aussi de belles idées d’auditions d’œuvres trop méconnues et de lectures complémentaires. Et espérons, comme Aliette de Laleu, que son travail, à la fois très documenté et tout à fait accessible, portera ses fruits.

Jean-Pierre Longre

www.editions-stock.fr 

19/05/2022

« Musique interdite »

Histoire, musique, anglophone, Michael Haas, Blandine Longre, Elisabeth Willenz, Notes de nuitMichael Haas, Musique interdite. Les compositeurs juifs persécutés par les nazis. Traduit de l’anglais par Blandine Longre, avec le concours d’Elisabeth Willenz pour les citations en allemand, Notes de nuit, 2022

Présentation :

« En 1933, quand Hitler arrive au pouvoir en Allemagne, le monde musical, davantage que tout autre, compte d’innombrables Juifs qui deviennent aussitôt une cible pour le régime national-socialiste. Dans Musique interdite. Les compositeurs juifs persécutés par les nazis, Michael Haas commence par dresser un panorama politico-historique de la situation paradoxale des Juifs, dans les États germanophones, depuis le XIXe siècle, replaçant la progression de l’antisémitisme austro-allemand dans un contexte musical où l’assimilation juive se trouve rapidement confrontée à des attaques virulentes, notamment de la part de Richard Wagner. Après une période de créativité intense jusqu’aux années 1930, les compositeurs juifs, mais aussi les interprètes, les chefs d’orchestre, les critiques ou les éditeurs de musique, sont impitoyablement persécutés par les nazis, et ceux qui ne trouvent pas refuge dans l’exil connaîtront un sort tragique. Dans cet ouvrage foisonnant, l’auteur s’efforce de réhabiliter des musiciens et des œuvres trop longtemps abandonnés à l’oubli. »

www.notesdenuit-editions.net

10/02/2022

Singularités d’un foisonnant patronyme

Récit, biographie, histoire, francophone, Jean-Pierre Martin, Éditions de l’Olivier, Jean-Pierre LongreJean-Pierre Martin, Le monde des Martin, Éditions de l’Olivier, 2022

Jean-Pierre Martin n’est pas Monsieur Ducon, loin s’en faut. Rappelez-vous ce texte de Jacques Prévert, chanté par Yves Montand, les Frères Jacques et sans doute quelques autres, où est contée l’histoire d’un homme triste, si triste parce qu’il s’appelle Ducon, et qui, ayant découvert dans un vieux Bottin qu’il est « le seul Ducon », change complètement d’humeur et « poursuit fièrement son petit bonhomme de chemin. » À l’opposé, il y a les Martin, qui « pullulent », « essaiment », « se multiplient ». Pour leur malheur ? En tout cas pour le bonheur du lecteur plongé dans l’ouvrage du prénommé Jean-Pierre qui, ne se contentant pas de son patronyme, l’étend à ses équivalents étrangers (Martins, Martinez, Martinson etc.). Mais rassurons-nous; sur le nombre incommensurable, et même s’il leur accorde plus de sept cents pages, il fait un choix : quarante et un chapitres consacrés à autant (disons un peu plus) de Martin, c’est déjà une épopée, un monument d’érudition, un multiple voyage dans le temps et dans l’espace.  

Il avoue que « Nous, les Martin, nous formons un monde. Un monde inconnu de lui-même. » Son « Grand Récit » s’adresse donc aussi, et peut-être avant tout, à sa grande famille patronymique, où se sont illustrés voyageurs et baroudeurs, créateurs et découvreurs, mais aussi « Saints et Soldats plus souvent qu’à leur tour », à l’image du fameux Martinus (IVe siècle), celui que le geste de partager son manteau a rendu célèbre… Ce qui n’empêche pas l'hommage rendu à Sainte Martine, vierge et martyre du IIIe siècle – qui a donc précédé son pendant masculin… Si le « saint fondateur » est bien présent, il y a aussi le souci de rendre justice à des Martin méconnus et pourtant eux aussi fondateurs, en tout cas inventeurs : deux chapitres intitulés « L’invention de l’Amérique » consacrent Joseph Plumb Martin (« Martin yankee ») et Joseph Martin (« Martin cherokee »), un autre, intitulé « Naissance de l’Australie », évoque James Martin (ne pas confondre avec un autre James Martin, évadé de Botany Bay)…

C’est dire leur importance, voire leur puissance de création. Impossible évidemment (et inutile) de reprendre ici toutes les trouvailles, tous les détails historiques qui rythment ces pages. Je m’arrêterai un instant sur le chapitre consacré à Claude Martin, « dit le Major Martin », que les Lyonnais connaissent surtout comme le « fondateur de La Martinière », ces lycées dont il avait demandé la création dans son testament. On sait moins qu’il fut un grand voyageur, un aventurier, « négociant, financier et promoteur » : « Le sens des affaires, l’esprit d’entreprise qu’il se découvre doivent l’étonner lui-même. » Autre domaine : le Martin (Jean-Pierre) musicien ne pouvait faire l’impasse sur le Martinů (Bohuslav) compositeur, le « quatrième mousquetaire tchèque » (avec Dvořak, Janáček et Smetana), dont la biographie mouvementée (entre sa Bohême natale, Paris, New-York…) est à l’image de l’œuvre, abondante et multiple, en dehors des écoles et des modes – une originalité qui ne doit pas être pour déplaire à la tribu des Martin.

« Sept mille soixante-quatorze Martin, sans compter les disparus » : ils mériteraient d’être tous nommés, ces Martin morts dans les batailles et les tranchées de la guerre de 1914-1918 ; mais la liste en est si longue ! Hommage collectif, donc, et particulier pour Nelly Martin, une « diva » (pseudonyme Nelly Martyl), qui s’est engagée comme infirmière « sous la mitraille ». Et en matière d’engagement, nous avons deux Henri Martin représentant deux bords radicalement opposés, deux conceptions entre lesquelles l’auteur a manifestement choisi la deuxième (à bon escient), celle qui a produit le « saint laïc » en lutte contre le colonialisme et participant au roman national. Écoutez ce double hommage : « Dans mon lignage, tu es à la fois le contraire et le double de Thérèse Martin, dite de Lisieux : toi, Henri, le petit soldat réfractaire, et elle, Thérèse, la petite sainte de province, vous êtes deux icônes de notre tradition nationale. Vous appartenez à deux mémoires cloisonnées, vous plantez vos drapeaux dans deux régions antipodiques : les lendemains qui chantent ici-bas et le paradis du Très-Haut. » Cela dit, comme les Jean-Pierre (j’en connais plusieurs) ou les Jacques (même remarque), les Henri foisonnent ; outre les précédents, un peintre, un historien et homme politique (cher aux amateurs de Monopoly), et bien d’autres qu’il aurait été fastidieux de recenser, et qui ne le sont pas.

Jean-Pierre Martin (notre auteur) n’a vraiment pas rechigné. Son livre est le fruit, n’en doutons pas, d’un travail colossal, de recherches rigoureuses (livres, journaux, archives), de pêche en eaux profondes (martin-pêcheur… facile). Mais il ne s’agit pas que de cela. Jean-Pierre Martin est un écrivain, et même si l’on peut lire son livre « à sauts et à gambades », nous avons affaire à un roman riche en péripéties et en ramifications, ou à une série de romans qui, comme les Martin, peuvent se reproduire et se multiplier à l’infini.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdelolivier.fr

https://jeanpierremartin.net

26/08/2021

Effrayants mécanismes

Récit, Histoire, francophone, Éric Vuillard, Actes Sud, Jean-Pierre LongreLire, relire... Éric Vuillard, L’ordre du jour, Actes Sud, 2017, Babel, 2021

Prix Goncourt 2017

Il n’est pas fréquent de rencontrer dans ces pages des livres qui figurent en tête des ventes en librairies. Je ferai pourtant une exception pour le Prix Goncourt 2017, qui est lui-même une exception dans sa catégorie, puisqu’il ne s’agit pas d’un roman, mais d’un « récit », qui plus est d’un récit bref (150 pages). Mais si l’on admet que la littérature aide, entre autres, à débusquer la vérité cachée derrière les leurres, les masques, le voile des apparences, alors oui, L’ordre du jour, dans son exploration des bas-fonds de l’Histoire, est une véritable œuvre littéraire. « La vraie pensée est toujours secrète, depuis l’origine du monde. On pense par apocope, en apnée. Dessous, la vie s’écoule comme une sève, lente, souterraine. », écrit l’auteur à propos des jeunes filles qui, à Vienne en 1938, accueillirent Hitler dans l’enthousiasme : « Comment séparer la jeunesse que l’on a vécue, l’odeur de fruit, cette montée de sève à couper le souffle, d’avec l’horreur ? Je ne sais pas. ».

récit,histoire,francophone,Éric vuillard,actes sud,jean-pierre longreOn l’aura compris, il s’agit ici de l’Anschluss, de ses prémices, de ses secrets, de ses effrayants mécanismes, de ce qui ne se raconte pas habituellement. Le récit commence par la rencontre, en 1933, des grands industriels allemands, Krupp en tête, avec Goering et Hitler venus leur demander de verser leur contribution pour aider le parti nazi à conquérir définitivement le pouvoir – ce qu’ils s’empressent de faire, chacun à sa mesure. Il se termine avec les mêmes industriels qui, à la fin de la guerre, ont largement augmenté leur fortune en utilisant une main-d’œuvre des plus rentables : les déportés de Buchenwald, Auschwitz, Dachau, Dora, Mauthausen (etc.), qui littéralement mouraient à la tâche (l'auteur de ce compte rendu se sent particulièrement concerné, puisque son oncle maternel Pierre Penel, résistant, arrêté sur dénonciation à Lyon, torturé, déporté, est mort d'épuisement et de maladie au camp de Dora)

Entre ces deux évocations, tout le processus de l’Anschluss est démonté. On n’en reprendra pas ici les différents épisodes (les concessions, les manœuvres, les menaces…), épisodes connus mais qui sont minutieusement détaillés, avec des gros plans permettant d’en distinguer les rouages malsains et malfaisants. On apprend aussi que l’armée allemande envahissant l’Autriche était loin d’être opérationnelle (« une armée en panne, c’est le ridicule assuré »), et que si les nations européennes (France et Grande-Bretagne en particulier) n’avaient pas alors pratiqué une « politique d’apaisement » avec l’Allemagne, celle-ci n’aurait peut-être pas fait le poids.

Le livre d’Éric Vuillard, comme les précédents, est un retour sur l’Histoire, avec des épisodes méconnus, des digressions significatives, des ralentis et des arrêts sur image qui révèlent, dans un style saisissant, les réalités que beaucoup ont eu intérêt à dissimuler. « La vérité est cachée dans toute sorte de poussières », les poussières de la violence, de l’impuissance, de l’effroi et de l’horreur. Et c’est toujours à « l’ordre du jour ». À méditer, ici et maintenant.

Jean-Pierre Longre

www.actes-sud.fr

30/12/2020

Passion, liberté, poésie

Michel Peyramaure, La scandaleuse, Calmann-Lévy, 2020

Roman, biographie, histoire, poésie, francophone, Michel Peyramaure, Calmann-Lévy, Jean-Pierre Longre« Aimer et écrire furent les fils entremêlés dont j’ai tissé ma vie. » Cette phrase placée sous la plume de Louise Labé, et qui synthétise sa vie, est suivie d’une profession de foi singulièrement moderne : « Je revendique aussi pour mes sœurs l’accès au savoir et à la parole, et de vivre selon leur plaisir, comme je l’ai presque toujours fait ». Elle ne l’a sans doute pas formulé réellement de cette manière, mais c’est l’un des points sur lesquels a voulu insister Michel Peyramaure.

Celui-ci, pour décrire cette « Belle Cordière » qui fut l’une des grandes figures de la vie culturelle lyonnaise, lui invente des mémoires écrits à la fin de sa brève existence (1522-1566) dans sa maison de la Grange-Blanche à Parcieux (ou « Parcieu ») où elle s’est retirée, entre Saône et Dombes. C’est donc une autobiographie fictive qui nous fait découvrir ou redécouvrir un personnage pluriel : fille de cordier, mariée à un autre cordier affectueux et fort indulgent pour son épouse volage, elle fut femme d’action, de lettres et de plaisirs, muse et créatrice, de belle réputation auprès des poètes, mais plutôt de mauvaise auprès du peuple (d’où le titre du livre).

On ne retracera pas ici la destinée mouvementée maintes fois évoquée de Louise, qui a connu (parfois intimement) de grandes personnalités (comme le dauphin Henri, futur Henri II ou le cruel baron des Adrets), des écrivains prestigieux (Maurice Scève, Clément Marot, Pontus de Tyard, Joachim Du Bellay, François Rabelais) et de belles amours souvent brèves ou orageuses… Ce qu’elle narre ici, par la plume de Michel Peyramaure, relève parfois autant de l’imaginaire que du réel, de la légende que du témoignage, du roman que de la biographie, mais on y décèle la vérité d’un personnage ancré à la fois dans son époque tourmentée (les guerres de religion avec leurs massacres et leurs destructions, les épidémies, les manœuvres politiques…) et dans la société lyonnaise. Et même si d’aucuns contestent son talent de poète, voire son existence, on garde en mémoire le portrait d’une jeune femme passionnée, dont le charme, le goût de la liberté et les écrits ont traversé les siècles.

Jean-Pierre Longre

https://calmann-levy.fr

18/12/2020

Immigration et « nouvelles patries »

Essai, Histoire, beau livre, francophone, Arméniens, Boris Adjemian, Éditions Lieux Dits, Jean-Pierre LongreBoris Adjemian, Les Petites Arménies, Éditions Lieux Dits, 2020

L’histoire des Arméniens, depuis plus de cent ans, est semée de malheurs, de massacres, de migrations, mais aussi de résilience, et les derniers événements (nouvelle guerre du Haut-Karabagh, exactions des « loups gris » contre des communautés arméniennes en France…) font ressurgir les tribulations passées. La France, et particulièrement la région Rhône-Alpes, comprennent de nombreux foyers de fixation provisoire ou définitive des exilés arméniens ayant fui le génocide de 1915 et ses suites, qui se sont prolongées tout au long des années 1920-1930. L’ouvrage de Boris Adjemian rend compte avec beaucoup de précision de l’installation de ces exilés dans les villes de la vallée du Rhône et de ses alentours, Lyon et Villeurbanne, Saint-Étienne, Grenoble, Roanne, Vienne, Privas, Valence (ville privilégiée), et aussi des localités moins peuplées telles que Décines, Pont-de-Chéruy, Meyzieu, Romans, Largentière…

Trois grandes parties fixent la chronologie : « Groung » (la grue, emblème de l’oiseau migrateur), « les temps de l’exil », section qui étudie les origines et le déroulement de l’émigration, et montre que l’installation des individus, des familles et des communautés s’est heurtée à l’hostilité et aux préjugés raciaux de l’administration française (tracasseries, rejet, menaces d’expulsion etc.), et s’est faite le plus souvent dans le dénuement, mais qu’à force de volonté l’adaptation s’est effectuée par le travail, les regroupements par affinités, la préservation des traditions culturelles restant compatible avec l’intégration. La deuxième partie, « Haynots » (petites patries), analyse justement la « stabilisation » par la création d’associations ou unions, de « partis et chapelles »… « Dans les années 1920-1940, en dépit des mouvements croisés induits par l’arrivée de nouveaux immigrants et les départs répétés pour l’Arménie soviétique, les colonies arméniennes de la vallée du Rhône se stabilisent progressivement. Les hauts lieux de la présence arménienne (rues, quartiers, immeubles collectifs) s’affirment. La mise en place de structures communautaires favorise l’ancrage social des Arméniens, l’épanouissement d’une vie associative et culturelle, ainsi que l’appropriation et l’identification de nouveaux terroirs. » Les naturalisations se réalisent peu à peu, les « apatrides » devenant français, surtout à partir de 1939 et de la mobilisation. La troisième partie, « Houshamadyan, de la mémoire au patrimoine », décrit l’enracinement d’une communauté qui, tout en gardant son identité, a « pris ses marques » dans le tissu régional (et national). Actuellement, la mémoire se fixe sur les grands événements de l’histoire du peuple arménien tels que le génocide et les exils, le groupe de résistants dont Missak Manouchian était le chef, bien d’autres encore, cela grâce aux lieux culturels et cultuels, aux noms donnés à des rues et des places, aux jumelages, aux monuments (le Mémorial de Lyon, le « Centre du patrimoine arménien » de Valence etc.), aux commémorations régulières…

Ce volume présente plusieurs facettes : il est le fruit d’une recherche documentaire rigoureuse et approfondie, d’une quête de témoignages probants, d’une analyse historique et sociologique serrée ; il présente concrètement l’histoire de ces « petites Arménies » avec beaucoup de clarté et d’empathie, partant souvent d’exemples particuliers pour parvenir à une vision générale ; enfin, l’iconographie est à la fois riche, parlante et émouvante : photos de familles, de groupes, d’individus, reproductions de documents officiels, de passeports, de lettres… Voilà qui en fait à la fois ce qu’on appelle un « beau livre » et un essai historique, un ouvrage qui peut se lire de plusieurs manières et qui, s’il concerne au premier chef les Arméniens de la région, peut être mis entre toutes les mains.

Jean-Pierre Longre

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17 rue René Leynaud
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Tél : +33 (0) 4 72 00 94 20

Fondée en 2000, Lieux Dits est une maison d’édition spécialisée dans le Beau livre illustré dont le catalogue s’articule autour de trois thèmes principaux, le patrimoine, la photographie et récemment une collection sur le monde du travail plus particulièrement destinée à l’orientation professionnelle.

Issue du monde de la photographie, Lieux Dits attache une attention particulière à la reproduction de l’image imprimée dans des ouvrages de belle facture.

Le catalogue de Lieux Dits possède plus de 700 titres auxquels viennent s’ajouter une vingtaine de nouveautés par an.

05/11/2020

Conte de mort, de vie et d’amour

Conte, récit, histoire, francophone, Jean-Claude Grumberg, Le Seuil, Points, Jean-Pierre LongreJean-Claude Grumberg, La plus précieuse des marchandises, Éditions du Seuil, 2019, Points, 2020

« Non non non non, rassurez-vous, ce n’est pas Le Petit Poucet ! », précisent les premières lignes. Pourtant, nous sommes dans une forêt, où un couple de bûcherons s’échine pour survivre : elle à la recherche du moindre morceau de bois, lui s’affairant à des « travaux d’intérêt public ». Sans enfants, donc sans bouche supplémentaire à nourrir, ni malheureusement à chérir… Très vite on comprend que la voix ferrée récemment construite à travers la forêt transporte des « marchandises » spéciales – hommes, femmes, enfants – vers une destination inconnue. Car tout autour de la forêt, c’est la guerre mondiale. « Pauvre bûcheronne », tous les matins, en ramassant les quelques branchages qu’elle trouve, va voir passer le train, attendant un signe, un cadeau, un miracle.

Conte, récit, histoire, francophone, Jean-Claude Grumberg, Le Seuil, Points, Jean-Pierre LongreDans l’un des wagons à bestiaux, un couple et ses jumeaux, Henri et Rose (Hershele et Rouhrele). La peur, la promiscuité, la saleté, la faim, le froid… Le père se dit que l’un des jumeaux pourrait changer de destination, et tant bien que mal, apercevant une silhouette au loin, il le dépose dans la neige par la lucarne du wagon. C’est alors « pauvre bûcheronne » qui prend en charge avec émerveillement et tendresse la « petite marchandise », et qui va tout faire pour nourrir ce bébé inconnu, malgré la colère de son mari – colère qui va peu à peu se muer en attachement paternel pour celle que la propagande de l’occupant disait faire partie du peuple des « sans cœurs », qu’il fallait éliminer.

Le conte nous dit que pendant ce temps la mère et le frère de la petite fille vont mourir, victimes des bourreaux, que seul le père en réchappera, espérant que son geste aura sauvé le bébé. Le récit avance à son rythme, faisant alterner les scènes de cruauté et de tendresse, de violence et d’amour, jusqu’à ce que le père, au hasard de ses recherches erratiques, devine que la fillette qui se trouvait devant lui, vendant des fromages avec sa « mère », était celle qu’il avait arrachée à la mort : « Un cri, un cri terrible, un cri de joie, de peine, de victoire, un cri se forma dans sa poitrine, mais rien, rien ne sortit de sa bouche. […] Il avait vaincu la mort, sauvé sa fille par ce geste insensé, il avait eu raison de la monstrueuse industrie de la mort. »

Un vrai conte ? Le style de Jean-Claude Grumberg en donne toutes les apparences, ce style qui ménage l’attente et l’inattendu, la malheur et l’émerveillement : « Pauvre bûcheron tout comme pauvre bûcheronne ne ressentirent plus le poids des temps, ni la faim, ni la misère, ni la tristesse de leur condition. Le monde leur parut léger et sûr malgré la guerre, ou grâce à elle, grâce à cette guerre qui leur avait fait don de la plus précieuse des marchandises. » Mais l’ « appendice pour amateurs d’histoires vraies » nous remet dans le contexte historique et familial, rappelant que les convois partis de Drancy ont mené à la mort la famille de l’auteur et, le 7 décembre 1943, la famille Wiesenfeld avec ses jumelles… Mais « l’amour […] fait que la vie continue ».

Jean-Pierre Longre

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06/08/2019

« Rendre justice »

Essai, biographie, histoire, francophone, Charles Bècheras, Gérard Tracol, Gabriel Longueville, Jean-Louis Balsa, François d’Alteroche, éditions Karthala, Jean-Pierre LongreCharles Bècheras, Gérard Tracol, La Force des Pauvres. Gabriel Longueville, prêtre ardéchois, martyr de la foi en Argentine. Préface de Mgr Jean-Louis Balsa, postface de Mgr François d’Alteroche, éditions Karthala, 2019.

De Gabriel Longueville, Mgr Jean-Louis Balsa, évêque de Viviers, écrit qu’« il a découvert et dénoncé, au nom de Jésus-Christ, l’oppression, l’injustice, la dictature, la mort qui tue les petits et les faibles. ». Le livre de Charles Bècheras et Gérard Tracol réussit à montrer comment cette faiblesse peut se transformer en « force », grâce à l’engagement indéfectible de quelques hommes portés par leurs convictions et leur aspiration à la justice pour tous.

Parmi eux, donc, Gabriel Longueville, membre très proche de la famille de Gérard Tracol, dont les auteurs commencent par retracer l’itinéraire, depuis son Ardèche natale jusqu’à la province argentine de La Rioja, après une étape au Mexique. C’est ainsi qu’il passe « du temps de la découverte au temps de la colère ». Découverte d’une religiosité différente de ce qu’il connaissait, découverte de la pauvreté profonde, « problème structurel » dû au « capitalisme en vigueur », découverte de la « théologie de la libération » et du mouvement des « Prêtres pour le Tiers-Monde », « en faveur des exploités », découverte du travail manuel avec les ouvriers en bâtiment (même si les mains de Gabriel étaient déjà habiles à la sculpture, comme le montre l’illustration de couverture)… Et colère contre l’injustice sociale et contre une Église traditionnelle vendue « au capitalisme et à l’autoritarisme d’État ». Une colère qui va se muer en soif d’action, sous la houlette de Mgr Enrique Angelelli, évêque de La Rioja et signataire du « Pacte des catacombes » qui propose « deux motions complémentaires : s’engager à marcher avec les pauvres, adopter un style de vie simple en renonçant à tous les symboles du pouvoir. ». Propositions qui conviennent parfaitement à Gabriel, ainsi qu’au vicaire qui le rejoindra à Chamical en 1974, Carlos de Dios Murias. Mais le contexte politique s’assombrit de plus en plus, le climat devient de plus en plus violent, jusqu’à la prise de pouvoir du général Videla, le 24 mars 1976, et aux dictatures militaires qui se succèdent jusqu’en 1983. Répression, arrestations multiples et arbitraires, torture, assassinats, le tout inspiré par les fascistes et les nazis installés dans le pays, mais aussi par les méthodes expérimentées en Indochine et en Algérie par certains Français, et impulsé et soutenu par les USA et la CIA… Le bilan sera accablant : « 30.000 disparus (desaparecidos), 10.000 fusillés, 9.000 prisonniers politiques, un million d’exilés (pour 32 millions d’habitants) et 500 bébés enlevés aux femmes desaparecidos dans les centres de détention pour être élevés très souvent par des familles de militaires ou des proches du pouvoir. ».

Alors les choses ne traînent pas. Arrêtés le 18 juillet au soir, Gabriel et Carlos seront retrouvés assassinés le 20 juillet, ce qui provoquera « un choc considérable dans la population de Chamical et le diocèse de La Rioja », d’où émane un message intitulé « Gabriel Longueville et Carlos de Dios Murias, martyrs de la Foi ». Quelques jours plus tard, c’est au tour de Wenceslao Pedernera, militant laïque, abattu sous les yeux de sa femme et de ses filles. Puis c’est la mort de leur évêque Enrique Angelelli, au cours de ce que les autorités ont voulu faire passer pour un accident, mais qui est bel et bien un assassinat. Quatre « martyrs » victimes du terrorisme d’État, dont les itinéraires différents se rejoignent dans la révolte contre l’injustice et la misère, et dans la béatification récente qui, non sans résistance de la part de certains idéologues, leur a rendu justice en reconnaissant leur « engagement généreux au service des frères, en particulier les plus faibles et les sans défense. ». 

L’ouvrage est non seulement le récit empathique de l’itinéraire de Gabriel Longueville et de ses compagnons vers la mort, mais c’est aussi un livre qui fixe l’Histoire. Les trois chapitres de « Repères », en particulier, éclairent le lecteur d’une manière décisive sur la « théologie de la libération », sur la situation historique et géopolitique du pays, et sur « l’Église d’Argentine et la dictature ». Beaucoup de documents, au fil du texte et en annexes, donnent corps au récit, et les nombreux extraits de la correspondance de Gabriel (qui, soi dit en passant, ne mâche pas ses mots) sont autant de témoignages probants et émouvants, au même titre que le cahier photographique central. Et parmi les annexes, relevons le texte de la « puissante » œuvre pour chœur que Marcel Godard, qui était un grand ami de Gérard Tracol, composa d’après le psaume 9 en mémoire du martyre de Gabriel Longuevile, et dont voici la fin :

                   « Tu as vu, toi, nos peines et nos pleurs,

                   Tu regardes et Tu nous prends par la main :

                   Le pauvre s’abandonne à Toi,

                   L’orphelin reçoit ton aide.

                   Tu connais, Adonaï, l’attente des pauvres.

                   Tu leur donnes la force du cœur :

                   Tu écoutes pour rendre justice à l’humilié.

                   Que les pauvres cessent de trembler, Adonaï ! ».

Entre l'oeuvre musicale et le témoignage écrit, c'est bien le même esprit qui souffle. 

Jean-Pierre Longre

www.karthala.com  

https://fr.wikipedia.org/wiki/Gabriel_Longueville

http://www.amismarcelgodard.fr/pages/mediatheque/ecouter....

24/03/2019

La conquête de la liberté. Une exposition à voir, un livre à relire.

L’exposition :

Exposition, Autobiographie, Histoire, francophone, Denise Domenach-Lallich, Christine Mital, Les arènes, Jean-Pierre LongreGénération 40, les jeunes dans la guerre

« Génération 40 dresse le portrait d’une jeunesse plurielle, transformée par l’expérience de la guerre et de l’Occupation. 

Des jeunes, présentés à travers la pluralité de leurs engagements, mais aussi à travers les contraintes, les mots d’ordre et les sollicitations dont ils sont constamment l’objet. »

Au Centre d’Histoire de la Résistance et de la déportation, 14, avenue Berthelot, 69007 Lyon.  http://www.chrd.lyon.fr/chrd/

Plus de précisions sur l’exposition : http://www.chrd.lyon.fr/chrd/sections/fr/expositions/expo...

 

Le livre :

Exposition, Autobiographie, Histoire, francophone, Denise Domenach-Lallich, Christine Mital, Les arènes, Jean-Pierre LongreDenise Domenach-Lallich, Une jeune fille libre, Journal (1939-1944), présenté par Christine Mital. Les arènes, 2005.

Nous sommes à Lyon et aux alentours, à une période où les difficultés et les risques de la vie quotidienne délimitent beaucoup plus nettement qu’en temps ordinaire les contours sociopolitiques, mais où s’effacent aussi, dans l’action ou l’inaction, les divergences d’opinions et de croyances. Lyon, capitale de la Résistance et haut lieu de la collaboration. Lyon la travailleuse, Lyon la religieuse. Lyon la combattante, Lyon la complice. Dans ce contexte, la famille Domenach rompt avec les clichés ; elle n’est pas non-conformiste, elle est non conforme ; huit enfants, dont les aînés n’hésitent pas à se lancer dans la Résistance avec le consentement tacite de leurs parents, inquiets mais fiers. Il y a notamment Jean, qui deviendra Jean-Marie Domenach, entre autres directeur d’Esprit, et Denise.

Denise, dont le journal d’adolescente et de jeune fille est un témoignage vivant, vrai au plein sens du terme : il livre les sentiments et les humeurs, les impressions et les réflexions, les hésitations et les enthousiasmes, les peurs et les bonheurs d’un être qui s’initie à la vie, dans des circonstances exceptionnelles. Ce sont les petits faits de la vie familiale et scolaire, les réussites et les échecs, les récits de manifestations officielles (comme la visite de Pétain à Lyon) et de réactions protestataires (comme les chahuts de lycéens et d’étudiants vitupérant les « Boches » et la police de Vichy), les poèmes d’adolescence d’un futur professeur de français, les émois sentimentaux, l’accession à la liberté. Ce sont surtout, à demi-mots, les faits de Résistance d’une jeune fille qui s’engage auprès de son frère et de ses camarades, prenant les responsabilités et courant les risques de l’agent de liaison, ce à quoi le Journal, pour des raisons évidentes de sécurité, ne fait que des allusions discrètes.

Les non-dits du récit personnel sont complétés par le texte sensible et précis de Christine Mital, lyonnaise elle aussi, synthèse de ses rencontres et entretiens avec Denise Lallich. La vieille dame, ouvrant ses cartons et ses souvenirs, revit ce passé si lointain et si proche, où passent des silhouettes familières ou distantes, anonymes ou célèbres, aimées ou admirées, où se déroulent les actes personnels et la grande Histoire, les rencontres et les séparations, les retrouvailles et les disparitions définitives, la convivialité des groupes de jeunesse et les tortures des cachots nazis, ce qui est resté gravé et ce qui est oublié, ce qui revient facilement à l’esprit et ce qui demeure enfoui dans les recoins de la mémoire…

En tête du volume, des photos et des reproductions portent témoignage et donnent à l’ensemble, Journal, récit, entretiens, les dimensions d’un vrai document qui n’occultent pas la beauté du livre.

Jean-Pierre Longre, mars 2005

 

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http://www.chrd.lyon.fr/chrd/

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17/03/2019

L'engagement de l’écrivain face à la complexité de l'histoire

Autobiographie, Histoire, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Nicolas Cavaillès, Jean-Yves Potel, éditions Non Lieu, Jean-Pierre Longre Gabriela Adameşteanu, Les Années romantiques, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, préface de Jean-Yves Potel, éditions Non Lieu, 2019

« Ce livre parle de moi, mais en l’écrivant j’espère bien que d’autres se reconnaîtront dans mes expériences, dans ce qu’il m’a été donné de vivre. ». La lecture de l’ouvrage nous montre, en effet, comment une écriture particulière peut largement transcender l’autobiographie, le récit personnel, pour offrir une vision à la fois générale et précise, une véritable somme historique, politique, sociologique, tout en ménageant l’intérêt narratif. Car le récit de ces « années romantiques » (expression à prendre sans doute avec un sourire de lucidité), de ces années qui ont accompagné et suivi ce que d’aucuns appellent « révolution », que Gabriela Adameşteanu, avec beaucoup d’autres, qualifie de « coup d’État », ce récit, donc, tient aussi bien de la littérature que de l’essai.

De nombreux fils tissent le texte, certains plus serrés que les autres. Cela commence par l’invitation faite à l’auteure par l’« International Writing Program » pour une résidence à Iowa City, quelques semaines au cours desquelles s’ouvre à elle cette Amérique dont elle ne rêvait pas vraiment (la France l’attirait plus), mais des semaines qui lui permettront, en particulier, d’interviewer à Chicago le dissident et disciple de Mircea Eliade Ioan Petru Culianu, réfugié aux USA après maintes tribulations, esprit particulièrement vif et réfléchi, homme d’une grande culture, qui mourra étrangement assassiné quelques semaines après cet entretien, non sans avoir fait découvrir à l’auteure et aux personnes qui le liront dans le journal d’opposition 22 le rôle meurtrier des manipulations du KGB, de la Securitate et des dirigeants communistes roumains dans un « scénario » destiné à chasser Ceauşescu, fin 1989, en faisant croire à une révolution populaire.

Autres fils conducteurs : l’accident survenu en février 1991 dans le Maramureş, en compagnie d’Emil Constantinescu (futur président d’« alternance » en 1996), accident qui vaudra à l’auteure de rester alitée plusieurs mois et de laisser libre cours à ses réflexions et à ses doutes ; le travail acharné pour l’organe du G.D.S. (« Groupe pour le dialogue social »), le journal 22, qu’elle a dirigé de 1991 à 2005 ; et, liée à cela, la contestation de la prise du pouvoir par Ion Iliescu, Petre Roman et quelques autres anciens dirigeants du parti communiste roumain – ce qui l’a conduite, comme la plupart des écrivains de l’époque, à laisser de côté la création : « Jusqu’en l’an 2000, environ, je n’ai plus écrit ni lu de prose : seulement la presse, roumaine ou étrangère, et des livres se rapportant de près ou de loin au journalisme. Quand j’échappais à l’obsession du journal, d’ordinaire pendant de courts voyages qui me conduisaient à des séminaires de presse, je prenais, sans projet précis, des notes, dans divers cahiers. ».

D’ailleurs, si plusieurs questions parcourent le livre (le rôle des politiciens dans la conduite des affaires et le destin du pays, le passé de la Roumanie avec ses compromissions, avec l’antisémitisme dont fut accusé, par exemple, Mircea Eliade, avec l’accession en force des communistes au pouvoir, avec les méfaits de la dictature sur les consciences et les relations humaines etc.), celle de l’engagement, de l’activité ou de la passivité des écrivains est récurrente. « Jusqu’où un écrivain peut-il aller dans les compromis, dans la vie, en littérature, dans le journalisme, et à partir de quel moment ces compromis affectent-ils la qualité de son écriture ? Si c’est bien le cas ? Sur ces questions, les verdicts sont plus nombreux que les débats. Les jeunes générations n’ont pas les moyens de comprendre la vie sous un régime totalitaire mieux que les citoyens des pays occidentaux qui n’ont pas fait cette expérience. À moi aussi il est arrivé d’émettre des jugements tranchés, sans nuances, avec cette condescendance, pour ne pas dire ce mépris, biologique, des jeunes envers la génération antérieure. J’ai longtemps repoussé in corpore les écrivains du réalisme socialiste, eux et toutes leurs œuvres. ». Un livre ponctué d’interrogations, donc, et qui décrit avec acuité, sans occulter ni les options ni les doutes personnels, la vie politique, intellectuelle, culturelle, littéraire d’une période tourmentée. Un livre où l’on croise beaucoup de personnalités marquantes ; pour n’en citer que quelques-unes : Paul Goma, exilé à Paris, la poétesse Ana Blandiana, figure, avec son mari Romulus Rusan, de l’Alliance Civique, I.P.Culianu déjà cité, Dumitru Ţepeneag, lui aussi exilé à Paris après avoir créé à Bucarest le groupe oniriste, Emil Constantinescu, Mircea Căratărescu, l’un des grands représentants avec Gabriela Adameşteanu de la littérature roumaine contemporaine, et qui séjourna en même temps qu’elle à Iowa City… Les noms foisonnent, les personnages abondent. Mais Les Années romantiques n’est pas une galerie de portraits, ni, seulement, une autobiographie ou un essai historico-politique. C’est vraiment une œuvre d’écrivain, dont la construction suit les méandres de la mémoire et de la vie personnelle et collective, rendant ainsi compte d’une période difficile.

Ajoutons que, à l’appui de cette construction mémorielle, le livre est un véritable traité d’anti-manichéisme : « La vie et la littérature ont contredit mon manichéisme. Mais il a résisté aux années romantiques. Dès mon enfance, j’ai senti qu’il était très mal d’“écrire pour le Parti”. J’ai atteint la liberté sans avoir “péché” par la moindre ligne de compromission, mais en portant toujours en moi, inversé, le manichéisme de mon éducation communiste. Il m’a fallu bien des années pour en sortir – si j’en suis vraiment sortie. […] Dans ce communisme qui a englouti les vies de nos parents et qui semblait prêt à durer plus longtemps que nos propres vies, une autre catégorie de gens a existé, beaucoup plus large : ceux qui s’efforçaient de mener une vie normale, en ne faisant que les compromis inévitables. Cette appréhension d’un monde disparu est plus complexe et moins intéressante pour ceux qui ne l’ont pas vécu – les Occidentaux et la majorité des jeunes d’aujourd’hui. ». C’est à cette « appréhension » « moins intéressante » que nous devons nous intéresser, et que doit nous intéresser la littérature, en nous mettant au cœur de la « complexité » de la vie.

Jean-Pierre Longre

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01/03/2019

Du Kremlin aux Invalides, 1812-2012

Récit, Histoire, francophone, Sylvain Tesson, Éditions Guérin, Folio, Jean-Pierre LongreSylvain Tesson, Berezina, Éditions Guérin, 2015, Folio, 2016, rééd. Folio 2019  

L’idée lui vint, on ne sait par quel itinéraire de l’esprit, lors d’un périple en Terre de Baffin : « Une dérive, un délire quoi, traversé d’Histoire, de géographie, irrigué de vodka, une glissade à la Kerouac, un truc qui nous laissera pantelants, le soir, en larmes sur le bord d’un fossé », dit-il à son ami Gras. Et la décision fut prise de faire Moscou-Paris en side-car, « une belle Oural de fabrication russe », à l’occasion des deux cents ans de la Retraite de Russie. Décision rapidement suivie d’effet – on n’est pas bourlingueur pour rien) : trois side-cars russes, cinq amis voyageurs (français et russes), départ de Moscou le 3 décembre 2012.

récit,histoire,francophone,sylvain tesson,Éditions guérin,folio,jean-pierre longreChaque chapitre correspond à une étape, chaque étape est l’occasion de souffrances physiques (le froid, bien sûr), de dangers mortels (glissades des véhicules sur des chaussées gelées, camions frôlant à toute allure les tricycles bringuebalants), de miracles mécaniques (les braves « Oural » toujours au bord de la panne et toujours repartant vaillamment pour des pointes à 80 km/h), de beuveries chaleureuses entre amis et de rappels historiques (la déroute de la Grande Armée harcelée par les Russes, les dizaines de milliers de morts, le retour fulgurant de Napoléon à Paris).

Récit, Histoire, francophone, Sylvain Tesson, Éditions Guérin, Folio, Jean-Pierre LongreLe livre de Sylvain Tesson n’est pas seulement un récit de voyage, pas seulement une évocation historique. Il est les deux à la fois, avec mise en regard, à deux siècles de distance exactement, de la capacité des humains à se surpasser physiquement et moralement, et aussi à accepter la souffrance et la mort. Certes, les cinq voyageurs de 2012 n’ont pas subi le sort de la plupart des hommes qui ont suivi aveuglément leur empereur, mais le trajet leur permet de ressentir un tant soit peu ce qu’ont ressenti les soldats de 1812, et permet à l’auteur de faire part de ses réflexions sur l’Histoire, sur les Russes (qu’il aime), sur Napoléon (qu’il admire en tant que stratège, homme politique et personnage historique tout en admettant qu’il jouait sans vergogne avec les vies humaines sans jamais se placer « du côté de la tragédie »). « Les souffrances endurées en 1812 par près d’un million d’hommes de toutes les nationalités m’avaient obsédé. J’avais clapoté dans le souvenir napoléonien pendant des semaines. La nuit, je les voyais, ces civils éperdus et ces soldats blessés, ces bêtes suppliciées, danser leur sabbat devant mes yeux. J’offrais mes insomnies à leur souvenir. Le jour, mon imagination à leur sacrifice. ». À lire, aussi, les mises au point sur ce qu’on appelle les « hauts lieux » (de l’Histoire, de la géographie, du souvenir etc.), et les méditations sur la Révolution et ses suites, sur l’héroïsme, sur le courage et la lâcheté, sur les tenants et les aboutissants des voyages… Berezina, double narration de pérégrinations parallèles et parfois confondues, est un livre doublement épique.

Jean-Pierre Longre

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24/01/2019

Rêves et cauchemars coloniaux

Histoire, bande dessinée, Jean Dytar, Frank Lestringant, Delcourt/Mirages, Jean-Pierre LongreJean Dytar, Florida, postface de Frank Lestringant, Delcourt/Mirages, 2018

Jacques Lemoyne de Morgues, huguenot réfugié en Angleterre, cartographe discret mais des plus talentueux, s’est mis à ne plus dessiner que des fleurs, des fruits et des oiseaux, et se referme dès qu’on tente de lui parler de l’expédition coloniale en Floride à laquelle il participa naguère, et dont on pense qu’il a rapporté de précieux dessins. À force d’insistance et de pressions de la part de nobles anglais, il accepte cependant de raconter à sa femme ce qu’il a vécu dans ces terres nouvelles : surprises des rencontres avec les Indiens, batailles avec Espagnols et tribus rivales, mutineries, souffrances, famine, et tous ces dessins et ces cartes qui pouvaient traduire le plus exactement possible ce qu’il a vu.

Histoire, bande dessinée, Jean Dytar, Frank Lestringant, Delcourt/Mirages, Jean-Pierre LongreEn découvrant peu à peu les tribulations du personnage et de ses compagnons, on comprend les réticences de Jacques à parler à qui que ce soit – sa femme, ses filles ou les solliciteurs – de cette expédition vouée à l’échec. On le comprend d’autant mieux que tout cela est raconté en dialogues vivants et en images expressives – visages parlants, silhouettes tourmentées, couleurs adaptées; et les gravures reproduites à la fin, avec leurs légendes en latin, sont des témoignages probants qui non seulement étayent le récit, mais aussi mettent en abyme, dans ce roman historique et graphique, le travail du dessinateur. Un roman qui ne nous fait pas échapper aux problématiques qui, amorcées au XVIème siècle, font encore débat de nos jours : universalité de l’humain et humanité de l’inconnu (ici, en l’occurrence, de l’Indien), querelles religieuses (catholiques, huguenots, vie « sauvage » d’êtres qui « n’ont pas honte d’être nus »), vérités sur le colonialisme, mis en cause par notre protagoniste qui n’hésite pas à contester sans aménité les arguments de son époque : « Nous apportons la civilisation aux sauvages… Nous leur apportons la parole du Christ, nous les sauvons d’eux-mêmes, Jacques ! », affirme l’un de ses interlocuteurs ; ce à quoi Jacques répond : « Du vent ! Vous n’apportez que violence, bêtise et maladies. […] Vous parlez de Dieu quand ça vous arrange ! Vous êtes misérable… ».

Histoire, bande dessinée, Jean Dytar, Frank Lestringant, Delcourt/Mirages, Jean-Pierre Longre

Histoire, bande dessinée, Jean Dytar, Frank Lestringant, Delcourt/Mirages, Jean-Pierre Longre« Le livre exceptionnel de Jean Dytar a le mérite de restituer au vif et comme en rêve – un rêve commencé sur le mode de l’idylle et achevé en cauchemar – un épisode capital de l’histoire coloniale à la Renaissance. », écrit dans sa postface Frank Lestringant, qui apporte sa caution universitaire à un ouvrage qui pourrait passer pour purement romanesque, et qui ne l’est pas. Beau livre aux dimensions multiples, Florida propose non seulement une narration passionnante, mais aussi une réflexion circonstanciée sur les relations entre les humains, avec leurs préjugés et leurs différences.

Jean-Pierre Longre

www.editions-delcourt.fr

www.jeandytar.com

https://www.editions-delcourt.fr/bd/dossiers/florida.html

12/08/2016

« Un beau conte d’amour et de mort »

Roman, Histoire, francophone, Jean Teulé, Julliard, Jean-Pierre LongreJean Teulé, Héloïse, ouille !, Julliard, 2015, Pocket 2016

Tout le monde connaît, au moins dans ses grandes lignes, l’histoire tant chantée d’Héloïse et Abélard : l’amour fou né entre le maître (l’un des plus fameux philosophes de son époque) et sa jeune élève, nièce et filleule du jaloux chanoine Fulbert. Et les conséquences : mariage secret, naissance d’un enfant, fuite, castration de l’un, enfermement au couvent de l’autre, honte, errances, et aussi correspondance amoureuse, spirituelle et intellectuelle… Tout cela fera finalement l’admiration de beaucoup, tel l’abbé de Cluny : « Je connais votre histoire. Elle fait de vous deux des héros et des saints. ».

Les détails de cette aventure devenue légende, Jean Teulé s’en empare à sa manière, celle qui lui a valu le succès de romans historiques tels que Le Montespan ou Charly 9. Sa manière ? Respect des péripéties biographiques et des événements vérifiés, liberté absolue du ton et du style, dans les dialogues comme dans la narration et les descriptions. En l’occurrence, le Moyen Âge en langue (verte) d’aujourd’hui. Comme dans les romans précédents, le procédé, un peu systématique, court le risque de l’abus. Voilà le prix de l’Histoire prise à la hussarde, et de son renouvellement.

roman,histoire,francophone,jean teulé,julliard,jean-pierre longreLangue verte, donc. L’auteur décrit sans vergogne, avec délices même, les ébats des deux amants (faits avérés : ils succombèrent volontiers, sans vergogne eux-mêmes, à une sensualité débridée) : à toutes occasions, à toute heure, dans toutes les positions, avec accompagnement d’un vocabulaire adéquat. On sent que le plaisir d’Héloïse et Abélard rejaillit (pour ainsi dire) sur l’auteur, et qu’il prend lui-même plaisir à le partager. Mais lorsqu’il s’agit, pour nos deux tourtereaux, de fuir la débauche et l’opprobre, de devenir des saints, le partage se fait aussi, par la voie épistolaire et par la voix des témoins. On entre dans le secret des personnages, et ce n’est pas sans émotion que l’on suit leur destinée. Oui, « un beau conte d’amour et de mort ».

Jean-Pierre Longre

www.julliard.fr   

21/04/2016

Ukraine-Méditerranée

Roman, Histoire, francophone, Ukraine, Marie-France Clerc, Jean-Pierre LongreMarie-France Clerc, Cinq zinnias pour mon inconnu, édité par l’auteure, 2016

Zinovij Jamkowij et sa jeune épouse Maroussia, fuyant dans les années 1920 leur Ukraine natale en proie à la mainmise meurtrière de la Russie soviétique, se réfugièrent en France, à Lunéville. Près de cent ans plus tard, leur petite-fille, Natalie, devenue elle-même grand-mère, se remémore les épisodes enfantins qu’elle vécut dans la « khata » française de ses grands-parents. Et elle fait bien plus que raviver ses souvenirs : elle cherche ses racines grâce à Internet et avec l’aide efficace d’une correspondante ayant accès aux archives de Vinnytsia, alors que là-bas, au même moment, la Russie d’aujourd’hui tente de mettre à mal l’indépendance et les aspirations européennes de l’Ukraine.

Nous sommes en août 2014. En vacances dans une maison du midi de la France, près de la mer, Natalie alterne dans un saisissant contraste les plages de joie avec ses petits-enfants Léo et Lucie et les rappels dramatiques du passé – ce qui n’exclut pas les délicats récits faits aux enfants qui s’intéressent de plus en plus à ce passé. Entre les jeux, les bains, les promenades et les autres activités estivales au milieu d’une nature florissante et idyllique, l’histoire des générations précédentes, avec ses petits bonheurs et ses grands malheurs, ressurgit peu à peu, et la correspondante de Natalie va lui envoyer une « confession » terrible qui va lui livrer le secret de la mort de cet « inconnu » à qui sont dédiés les « cinq zinnias » du titre.

Le livre de Marie-France Clerc n’est pas un simple récit historique concernant l’anéantissement de l’Ukraine par les massacres de Staline. C’est bien un « roman » à la fois personnel et collectif dont la vérité passe par les points de vue des personnages qui le peuplent. Rythmant la relation objective des faits, il y a le Livre de Lydia où la mère de Natalie a recueilli ses souvenirs de fille d’exilés ; il y a les messages envoyés par Ludmilla, la correspondante ukrainienne ; il y a le fil de l’actualité puisée dans les nouvelles du jour ; il y a le Carnet noir, journal dans lequel Natalie consigne les résultats de ses recherches sur la « toile », ses propres souvenirs, ses émotions ; il y a les histoires (vraies) – anecdotes de sa propre enfance et histoire de la famille et du pays d’origine – qu’elle raconte à ses petits-enfants ; et il y a les découvertes faites par ceux-ci, découverte de la nature environnante, et découverte du passé familial et d’un pays qu’ils aspirent à mieux connaître. C’est ainsi que se déroule le fil ténu et risqué d’une narration toujours vivante qui, suivant ce fil, garde son équilibre fragile mais tenace entre la joie innocente et prometteuse de l’enfance et la cruauté implacable de l’Histoire humaine. 

Jean-Pierre Longre

https://mariefranceclerc.com 

26/02/2016

L’Histoire et le Roman

Roman, Histoire, Italie, Milena Agus, Luciana Castellina, Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, Jean-Pierre LongreMilena Agus, Luciana Castellina, Prends garde, traduit de l’italien par Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, 2015, Liana Levi Piccolo, mars 2016.

Prix Méditerranée étranger 2015 

L’histoire des Pouilles entre 1943 et 1946 est tourmentée, complexe, violente. Histoire politique (le sort de l’Italie après la chute de Mussolini et le débarquement des alliés), histoire sociale (la misère des ouvriers agricoles et leurs révoltes contre les propriétaires terriens). Le mérite de Luciana Castellina, écrivaine et journaliste engagée à gauche, est de retracer d’une manière vivante, détaillée, claire, ces épisodes d’un passé trop vite oublié. Cela à partir d’un événement survenu le 7 mars 1946 sur la place principale de la ville d’Andria, entre Foggia et Bari, où des milliers de personnes s’étaient rassemblées pour écouter le discours du fameux syndicaliste Giuseppe Di Vittorio : un ou deux coups de feu furent tirés depuis la riche demeure des sœurs Porro, issues d’une grande famille locale. Les pages qui suivent décrivent donc le contexte historique, local et national,  situant les faits.

Roman, Histoire, Italie, Milena Agus, Luciana Castellina, Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, Jean-Pierre LongreRetournons le livre. Même illustration, mais cette fois le titre Prends garde est précédé d’un autre nom : Milena Agus. La romancière sarde, devenue célèbre avec son Mal de pierres (2007), est partie du même épisode, les coups de feu tirés sur la place d’Andria. Symétriquement à la relation fidèle de la réalité historique, la fiction romanesque nous fait pénétrer dans la demeure toujours fermée des sœurs Porro, vieilles héritières d’une tradition composée de piété, de charité, de gestes routiniers, de non-dits, de conservatisme. Celle qui nous y emmène et qui nous les fait connaître de l’intérieur est du même monde qu’elles, mais plus ouverte, révoltée, extravagante (du moins aux yeux de ses semblables) : « Gracieuses, raides et efflanquées, elles l’accueillaient, elle, pataude et replète, qui, assise sur le sofa avec les jambes trop écartées, faisait la révolution. Elles l’écoutaient, prenaient peur, et riaient en se cachant la bouche. ».

Roman, Histoire, Italie, Milena Agus, Luciana Castellina, Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, Jean-Pierre LongreLes deux points de vue, historique et romanesque, prolétarien et possédant, renvoient l’un à l’autre, et font saisir la profondeur des choses et des gens. D’un côté le drame collectif de toute une région, voire d’un pays ; de l’autre « la tragédie des sœurs Porro », d’une famille riche en fin de parcours. D’un côté les foules et leurs luttes pour une société plus juste, de l’autre les individus et leur psychologie, leurs sentiments plus ou moins cachés, leurs combats intérieurs. L’imaginaire et le réel, loin de s’opposer, se complètent parfaitement pour faire saisir, en tout cas approcher la vérité humaine dans toute sa complexité.

Jean-Pierre Longre

www.lianalevi.fr  

16/02/2016

« Une histoire d’amour à l’aube de la grande guerre », en musique

Olivier Longre, Lettre à Jeanne, CD - Digipak 11 titres + livret 20 pages couleur et - pour les 50 premiers - une carte dédicacée par l'auteur 

 

Musique, Histoire, Olivier Longre, Néômme

01. Tête d'Or 
02. Jeanne 
03. Songe 
04. Par le Sentier 
05. Eden Bar 
06. Vers le Nord 
07. Des Plaines 
08. Brûle-novembre 
09. Terre Muette 
10. Ce qui Reste 
11. Lettre à Francis (Amélie les Crayons)

Lettre à Jeanne est le deuxième album d'Olivier Longre. Il est entièrement inspiré par la découverte d'un carton chez ses grand-parents. À l'intérieur, plus d'une centaine de cartes postales et lettres: la correspondance de son arrière-grand-mère (Jeanne) et de son arrière-grand-père (Francis) du temps de leur rencontre, jusqu'au moment où Francis est envoyé au front en 1914 et ensuite…

Site d'Olivier Longre: ICI

Tout le matériel graphique (cartes, lettres) est consultable sur le blog: http://jeanneetfrancis.tumblr.com

et sur la page facebook: www.facebook.com/jeanneetfrancis

Pour commander : http://shop.neomme.com/product/lettre-a-jeanne

© 2016 neômme/olivier longre

04/12/2015

« Nous n’irons plus nus »

Bande dessinée, francophone, histoire, Lyon, Christophe Girard, Les enfants rouges, Jean-Pierre LongreChristophe Girard, Le linceul du vieux monde. La révolte des canuts, livre 3, Les enfants rouges, novembre 2014

Novembre 1831 fut, à Lyon, un mois particulièrement tourmenté, fiévreux, sanglant, un mois qui a marqué une étape décisive dans l’histoire de la ville comme dans celle du mouvement ouvrier. Les deux premiers livres de La révolte des canuts racontaient les prémices de cette révolte, les injustices, les premières manifestations, la répression dans des images et des dialogues aussi expressifs que vigoureux (voir ici).

Cette vigueur et cette expressivité, on les retrouve, toujours en noir et blanc, dans le livre 3 sous-titré « À l’aube du rêve ». Un rêve qui, dans l’immédiat, restera à l’état de belle illusion pour laquelle tant de sang d’ouvriers (mais aussi de soldats et de « victimes collatérales ») aura coulé. Un rêve, tout de même, que les dernières images (un dialogue, trente ans plus tard, entre Karl Marx et le journaliste Pétretin) signalent comme les débuts de la défense du prolétariat ; un rêve que chantera, encore plus tard, Aristide Bruant : « Mais notre règne arrivera / Quand votre règne finira ».

Voilà donc un album historiquement décisif, plein d’enseignements sur la tournure qu’ont prise les événements : violences, rivalités humaines et politiques, clivage entre l’idéal républicain et les revendications catégorielles, mainmise des pouvoirs locaux et surtout du pouvoir central incarné par Louis-Philippe et par ses envoyés… L’histoire est complexe, les rebondissements et les revirements sont nombreux, les événements s’imbriquent les uns dans les autres, mais le genre de la bande dessinée aide à s’y retrouver – à condition, comme c’est le cas ici, que le texte soutienne abondamment le dessin, explicitant les enjeux, les manœuvres, les indignations, mettant en relief les portraits pittoresques aux traits marqués. Et au milieu des noms plus ou moins connus, des souvenirs plus ou moins effacés, se glissent quelques allusions malicieuses à des situations encore bien actuelles, tel le cumul des mandats (« Vous faites partie de cette nouvelle espèce de parlementaires, ces cumulards qui prospèrent et qui à force de trop vouloir faire ne font rien mais gagnent beaucoup »), ou des détournements d’œuvres notoires comme L’Angélus de Millet…

Avec les trois livres du Linceul du vieux monde, Christophe Girard met en perspective le passé local et national, rend l’Histoire accessible à tous. Instruire en divertissant, c’est toujours la bonne formule…

Jean-Pierre Longre

www.enfantsrouges.com  

www.christophegirardbd.com

05/07/2014

Traitres, héros, victimes


Dan Franck, Les champs de bataille, Grasset, 2012, Le Livre de Poche, 2014

roman,histoire,francophone,dan franck,grasset,jean-pierre longre« L’affaire de Caluire » est bien connue de ceux qui s’intéressent un tant soit peu à l’histoire de l’occupation nazie et de la Résistance. Jean Moulin et ses compagnons, réunis le 21 juin 1943 dans la maison du Docteur Dugoujon pour procéder à la nomination du chef de l’Armée secrète, sont arrêtés par Klaus Barbie et ses sbires. Qui a trahi ? René Hardy, qui s’était invité à cette réunion après avoir été arrêté puis relâché par la Gestapo ? Deux fois de suite pourtant, après la Libération, il fut jugé puis acquitté.

C’est à partir de là que se construit le roman. Dan Franck ne raconte pas les faits une énième fois ; il ne les réinvente pas non plus : il imagine qu’un juge à la retraite « instruit un troisième procès, totalement imaginaire ». Ce faisant, il pénètre dans le labyrinthe des relations complexes entre Résistance et collaboration, entre les Résistants eux-mêmes, des calculs politiques et des ambiguïtés idéologiques. Entrent en jeu notamment les rapports de force entre Gaullistes, communistes, ex-cagoulards… Parmi ceux-ci, par exemple, Pierre de Bénouville, alias Barrès, qui aurait cherché à neutraliser Jean Moulin, dit Max, homme de gauche… Sur ces points, le juge, qui a participé à bien des combats pour la liberté, a ses propres convictions, voire ses colères, qui peuvent aller loin : « Barrès ! Encore Barrès ! Toujours Barrès ! Lui aussi, cagoulard fasciste ! Et pourquoi tout cela ? Pour que la droite de la Résistance s’unisse à Vichy contre les communistes ! Et la suite doit se faire sans Max ! ».

Roman, Histoire, francophone, Dan Franck, Grasset, Jean-Pierre Longre

La fiction brouille et confond habilement les époques (les années 1940 et la période actuelle), les lieux (le Palais de Justice, l’appartement du juge, Paris, Lyon), les personnages (Jean Moulin et le juge lui-même). Celui-ci a d’ailleurs sa propre histoire, qui nous est périodiquement contée. Les deux intrigues imbriquées, celle qui relève de l’Histoire collective et celle qui relève de la biographie individuelle, ne nous donnent pas de certitudes sur la culpabilité de Hardy ou de certains autres personnages impliqués dans le « complot » contre Jean Moulin. Mais le dénouement romanesque, avec le fin mot sur l’identité du juge, nous apporte une autre vérité : face au malheur, à la trahison, à la cruauté, l’être humain peut encore réagir comme tel, choisir son attitude et son destin.

Jean-Pierre Longre

www.grasset.fr  

26/06/2014

Au cœur du projet « Montagnards »

Essai, Histoire, francophone, Pierre Dalloz,La Thébaïde, Jean-Pierre LongrePierre Dalloz, Vérités sur le drame du Vercors, La Thébaïde, 2014 

Le livre de Pierre Dalloz est certes, comme l’indique son trop modeste sous-titre, un « témoignage », mais il est aussi bien plus que cela : vue par l’un de ses acteurs principaux, c’est la véritable histoire du maquis du Vercors qui est ici dévoilée ; l’histoire non officielle, mais incontestable, avec les faits héroïques et les manœuvres politiques, les amitiés et les inimitiés, les alliances et les rivalités, les espérances et les désillusions.

Car si la bataille du Vercors a été perdue, ce n’est faute ni de préparations minutieuses, ni de combattants résolus, ni de démarches répétées auprès des autorités militaires et politiques. Ce sont (on le savait peu ou prou, mais l’auteur l’explique ici en détail) ces dernières qui n’ont pas fait le nécessaire, entraînant par leurs carences l’ordre de dispersion : « Je ne posai pas de questions. Tout était pour moi parfaitement clair. Le Vercors avait été verrouillé, mais de l’extérieur. Il était devenu une souricière. L’opération aéroportée avait bien eu lieu, mais c’étaient les Allemands qui l’avaient faite. Bref, tout s’était passé comme je l’avais prévu, mais à l’envers. Je dis simplement : « Quel gâchis ! » ».

La mémoire personnelle (« Souvenirs de France », 1941-1943, « Souvenirs de Londres et d’Alger », 1943-1944, augmentés d’un scrupuleux « Journal de mon évasion de France »), est bien sûr le moteur de l’ouvrage. Mais rien n’est vu par le petit bout de la lorgnette, au contraire. Le récit, parti du cœur même du combat et de ses préparatifs, livre des perspectives historiques (les débarquements alliés, la résistance dans les Alpes, les luttes politiques à Londres et Alger, les dessous de la diplomatie…) et converge vers des réflexions sur le sens à donner au sacrifice et à « l’épopée du Vercors » (justifiés notamment par l’aide apportée à une rapide libération de Grenoble), voire sur les rapports entre Histoire et mythe.

Qui plus est, on croise au fil des pages plusieurs grandes figures de la Résistance et des armées régulières, parmi lesquelles des écrivains comme Antoine de Saint-Exupéry, Vercors (Jean Bruller), Jean Prévost, dont il n’est jamais inutile de rappeler qu’il est mort en combattant le 1er août 1944, et auquel les premières pages rendent un bel hommage. C’est justice, comme est justice tout le livre de Pierre Dalloz, à la fois narration personnelle, essai historico-politique et précieux ensemble documentaire.

Jean-Pierre Longre

https://fr-fr.facebook.com/pages/%C3%89ditions-La-Th%C3%A...  

14/01/2014

« La mélancolie partagée »

Musique, image, essai, histoire, Balkans, Jordi Savall, Montserrat Figueras, AliaVox, Jean-Pierre Longre

Bal.Kan, Miel et Sang, Les Cycles de la Vie, Voix de la Mémoire. Hesperion XXI, Jordi Savall. Livre-disque, AliaVox, 2013

La péninsule balkanique, on le sait, est un puzzle dont les fragments qui au cours de l’histoire se sont formés, déformés, reformés s’emboîtent plus ou moins bien selon les époques, en fonction des options politiques, religieuses, linguistiques, culturelles. Cette diversité, qui tout récemment encore fut ferment de tragédies, est aussi un atout que l’objet esthétique intitulé Bal.kan, Miel et Sang met magistralement en valeur.

Sur une idée originale que Montserrat Figueras put présenter et développer avant sa disparition en novembre 2011, Jordi Savall a réuni des musiciens de tous les pays de la région interprétant des morceaux venant eux aussi de tous horizons (Macédoine, Hongrie, Serbie, Roumanie, Grèce, Bosnie, Turquie, Arménie, sans oublier les musiques tsiganes et sépharades). Voix et instruments traditionnels se mêlent, se succèdent, suscitant larmes et rires, rêveries et danses, une harmonie singulière et indéfinissable dont l’unité est inséparable de la diversité sonore, entre Orient et Méditerranée.

En trois CD de haute qualité, six chapitres musicaux suivent un cheminement temporel fidèle à la succession des saisons (Création : univers, rencontres et désirs. Printemps : naissance, rêves et célébrations. Été : rencontres, amour et mariage. Automne : mémoire, maturité et voyage. Hiver : spiritualité, sacrifice, exil et mort. (Ré)conciliation). Un découpage qui n’a rien de hasardeux, rien d’artificiel, puisqu’il correspond aux cycles de la vie, obéissant aux « voix de la mémoire » dont Jordi Savall, dans son introduction, développe l’idée en insistant sur les portées humaine, civilisatrice, créatrice de la musique, de cette musique qui, ici, sonne sur tous les registres : joyeux, nostalgique, tendre, rebelle, pathétique, violent, doux…

Il y a la musique et, pour l’occasion, il y a le livre (en français, anglais, castillan, catalan, allemand, italien, bulgare, grec, hongrois, roumain, serbe, turc), dont les textes de Jordi Savall, Manuel Forcano, Tatjana Marcović, Jean-Arnault Dérens, Paolo Rumiz et Sergi Grau Torras dressent un panorama historique, géographique, artistique, humain de ces Balkans aux multiples cultures, où coulent « le miel et le sang » (puisque ces deux mots traduisent la double signification du nom Bal/Kan). Le tout est complété par de belles illustrations (cartes historiques, portraits des musiciens, images anciennes), par une chronologie précise du passé mouvementé de la région, par les paroles des chants… Bref, nous avons bien affaire à un objet esthétique complet, dominé certes par la présence essentielle de la musique, mais qui parle à l’être entier, aux sens, à l’âme, à l’esprit, dans cette « mélancolie partagée » poétiquement évoquée par Paolo Rumiz. « Et vous ne pouvez rien comprendre véritablement aux Balkans si vous ne voyez pas la petite lumière qui vous appelle, cette lumière perdue au bout du monde, lumière unique restant immobile dans les trafics des bateaux, des poissons, des hommes et des mouettes. ».

Jean-Pierre Longre

www.alia-vox.com

www.jordisavall.es 

19/12/2013

Une épopée lyonnaise

Bande dessinée, francophone, Histoire, Christophe Girard, Les enfants rouges, Jean-Pierre LongreChristophe Girard, Le linceul du vieux monde. La révolte des canuts, livres 1 et 2, Les enfants rouges, 2013

Christophe Girard, dont la famille est lyonnaise depuis plusieurs générations, a longtemps mûri le projet d’écrire (et bien sûr de dessiner) sur la révolte des canuts qui ensanglanta la ville en novembre 1831. Pour cela, comme un chercheur scrupuleux, il s’est longuement et assidûment documenté sur un épisode dont il n’est plus guère question, il faut le reconnaître,  dans les manuels d’histoire ; et les deux premiers albums (en attendant le troisième) intitulés Le linceul du vieux monde combinent la vivacité du dessinateur, le talent du scénariste et les connaissances de l’historien (le premier livre, notamment, campe précisément un contexte historique, politique, économique dont la connaissance est nécessaire à la compréhension de la suite).

Bande dessinée, francophone, Histoire, Christophe Girard, Les enfants rouges, Jean-Pierre LongrePas de prétention à l’exhaustivité. Les planches en noir et blanc, dont le réalisme est souvent et volontairement dépassé par un pathétique et un tragique dignes de la chanson de geste, traduisent la violence de ces journées de révolte. La violence sociale, bien sûr, qui est faite aux ouvriers, puisque leurs conditions de travail se dégradent, que leurs salaires diminuent, que leurs impôts augmentent, tandis qu’une petite caste de possédants s’enrichit de plus en plus (tiens, tiens, les temps changent, les rapports sociaux ne varient pas…) et que la Chine devient une concurrente préoccupante, avec ses produits à moindre coût et de moindre qualité (tiens, tiens, etc… !). La violence physique, aussi, lorsqu’une manifestation pacifique est réprimée dans le sang, ce qui entraîne, comme toujours dans ce cas-là, un élargissement du conflit et l’enchaînement d’autres violences.

Qui est le héros de cette épopée populaire ? Personne. Certes, il y a quelques figures dominantes issues des mondes du journalisme, de la politique, du travail. Mais le véritable protagoniste, descendu de son village de la Croix-Rousse, c’est le peuple entier des canuts, victime et rebelle, solidaire et déterminé – celui que plus tard chantera Aristide Bruant. Christophe Girard lui aussi le chante, ce héros collectif, dans un dessin tout en contrastes et en mouvements, un dessin vigoureux et précis, un dessin qui fait vivre et voisiner l’enthousiasme des luttes et la cruauté de la répression, les cris d’indignation et le rire franc de la moquerie, la générosité des pauvres et l’arrogance des nantis, la morbidité du quotidien et l’espoir d’un monde meilleur… La révolte des canuts, mémorable épisode lyonnais, devient ici épopée universelle. À suivre dans le livre 3…

Jean-Pierre Longre

www.enfantsrouges.com  

www.christophegirardbd.com  

10/11/2013

La Roumanie à Lyon

histoire,cinéma,littérature,art populaire,musique,roumanieDu 21 au 29 novembre 2013, l’association Rhône Roumanie fête ses vingt ans. Manifestations culturelles à volonté, à Lyon et Villeurbanne :


 

Conférence : Repères d’histoire sur les rives roumaines du Danube, par André Paléologue.

Cinéma : Au diable Staline, vive les mariés !, de Horatiu Malaele. Séance suivie d’une discussion.

Ateliers d’arts populaires (œufs peints, peinture sur bois et sur verre…).

Rencontre littéraire avec Matéi Visniec, dramaturge, romancier, poète.

Concert de musique de chambre roumaine (flûtes, piano, alto).

Cocktail

Programme complet et précisions ici

http://rhone.roumanie.free.fr

26/01/2013

Homo politicus et « collectisme »

Roman, histoire, humour, francophone, Fernand Bloch-Ladurie, Aux forges de vulcain, Jean-Pierre LongreFernand Bloch-Ladurie, Georges-Guy Lamotte. Le dernier des socialistes, Aux Forges de Vulcain, 2012

Homme de tous les combats, de la Résistance aux joutes électorales, et théoricien inégalé du « collectisme », Georges-Guy Lamotte (1929-2007) est l’une des grandes figures françaises de la période contemporaine. Injustement oublié aujourd’hui, il est enfin réhabilité par un chercheur hors-pair, un fin politologue et un écrivain chevronné, Fernand Bloch-Ladurie – trois personnes en une, trinité laïque qui offre au lecteur une biographie à la fois objective et pleine d’empathie, claire et labyrinthique, limpide et complexe, légère et pathétique de ce personnage qui sut avoir l’oreille de Guy Mollet et de François Mitterrand, et qui traversa toutes les tempêtes des IVème et Vème républiques sans dévier de son objectif : être Georges-Guy Lamotte, « synthèse entre Karl Marx et Margaret Thatcher »… Du moins, tout cela, c’est l’auteur qui nous le rapporte.

À une époque où nombre de « romans » ne sont que des biographies (ou autobiographies) relatant les moindres détails triviaux de vies plus ou moins sordides, plus ou moins sulfureuses, plus ou moins dramatiques, la publication d’une vraie fiction biographique, où le grotesque et la satire, l’ironie et l’autodérision voisinent avec un sens acéré de l’histoire, relève de la salubrité publique. Car il faut l’avouer : Georges-Guy Lamotte n’a jamais existé en tant que tel. Le grand burlesque repose sur ce décalage que l’on trouve entre les faits relatés et la tonalité de l’écriture, entre la boursouflure du héros et l’apparent sérieux des références, entre la caricature et la rhétorique, entre le ridicule de l’homme et la grandiloquence du discours. Ici, en outre, les allusions, les non-dits, les regards obliques, les aveux voilés sont aussi bien des sources de réflexion que des déclencheurs du rire (souvent intérieur, parfois jaune – car le lecteur quelque peu lucide sent bien que des hommes comme Georges-Guy Lamotte, il en a connu, parfois admiré, et qu’il s’est laissé prendre à leurs pièges).

Tous les hommes politiques, mais aussi tous les électeurs devraient lire Georges-Guy Lamotte. Le dernier des socialistes. Miroir déformant, vitre dépolie, lunette grossissante (on en passe), ce livre a aussi le grand mérite de dévoiler une doctrine dont chaque idéologie, chaque programme électoral passés, présents et à venir s’inspirent consciemment ou inconsciemment, puisque son Manifeste contient la réponse aux trois questions qui fondent toutes les grandes ambitions politiques :

         1° Qu’est-ce que le collectisme ? Tout.

2° Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien.

3° Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. 

 

Jean-Pierre Longre

www.auxforgesdevulcain.fr

http://lactualiteselonblochladurie.wordpress.com

25/05/2011

Odyssées urbaines

Essai, histoire, francophone, Raymond Queneau, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreRaymond Queneau, Connaissez-vous Paris ?, Gallimard / Folio, 2011. Choix des textes, notice et notes d’Odile Cortinovis. Postface d’Emmanuël Souchier.

« Ma chronique eut, je dois le dire en toute modestie, un certain succès. Elle dura plus de deux ans ; à raison de trois questions pas jour, cela en fit plus de deux mille que je posai au lecteur bénévole », écrit Queneau dans un article daté de 1955 et reproduit en tête de volume. Cette chronique, donc, parut quotidiennement dans L’Intransigeant du 23 novembre 1936 au 26 octobre 1938. Le livre publié par Odile Cortinovis et Emmanuël Souchier ne reproduit pas les 2102 questions–réponses, mais 456, selon un choix raisonné (c’est-à-dire en fonction des réponses qu’on peut leur apporter encore actuellement).

Quelques exemples ? « Qui était le Père Lachaise ? » ; « Quel est le plus ancien square de Paris ? » ; « Combien y a-t-il d’arcs de triomphe à Paris ? » ; « Quelle est la première voie parisienne qui fut pourvue de trottoirs ? » ; « Quel rapport existe-t-il entre l’église Saint-Séverin et la république d’Haïti ? » ; « Depuis quelle époque les bouquinistes sont-ils établis sur les quais ? » ; « De quand datent les premiers tramways à Paris ? » ; « Combien y avait-il d’édifices religieux à Paris en 1789 ? »… On trouvera les 448 autres questions et toutes les réponses en lisant Connaissez-vous Paris ?

Au-delà de l’encyclopédisme, il y a une vraie philosophie de la promenade urbaine (des « antiopées, ou déambulations citadines », comme le rappelle et l’explique Emmanuël Souchier) et un sens aigu de l’histoire, marques indélébiles de la vie et de la pensée de Queneau. Et, sans en avoir l’air, le goût des voyages : « Je me disais : comme c’est curieux, il me semble que j’ai fait un long… très long… voyage. J’avais visité Paris ». Nous aussi.

Jean-Pierre Longre

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23/02/2011

« L’impromptu de Neuilly »

Essai, histoire, francophone, Patrick Rambaud, Grasset, Jean-Pierre LongrePatrick Rambaud, Quatrième chronique du règne de Nicolas Ier, Grasset, 2011

Patrick Rambaud, romancier de talent (Prix Goncourt pour La bataille en 1997), s’y connaît aussi en Histoire récente et contemporaine, et a fait ses preuves en matière de parodie (rappelons, entre autres, ses pastiches de Roland Barthes ou de Marguerite Duras, et un savoureux Bernard Pivot reçoit… qui réunit et fait parler, chacun dans son style personnel, quelques grands écrivains du XXème siècle).

Tout cela pour dire qu’il n’est pas le premier venu, et qu’il était tout désigné pour être, à la manière de Saint-Simon, le chroniqueur de « Notre Nerveux Souverain », qui prête si bien le flanc à la moquerie et à la protestation, et qui toutefois en est à sa quatrième année de règne – ce qui nous vaut, pour nous divertir et nous remonter le moral le temps d’une lecture, le quatrième tome (été 2009 – été 2010) des aventures de celui qui est « désormais pour l’Histoire Nicolas le Névrosé », « à cause de son obsession inassouvie de la bougeotte ». Histoire individuelle, mais aussi histoire collective, comprenant le grouillement de ceux qui gravitent autour de « Notre Vibrionnant Monarque ». Voilà donc des portraits hauts en couleur, tels ceux du « comte Chatel, qui s’occupait des écoles de Sa Majesté », de M. le duc de Villepin, l’ennemi juré, de « Monsieur Fredo », nommé « marquis de Valois » pour régner sur la Culture, du « lieutenant criminel Besson », transfuge par excellence, du « chevalier d’Ouillet », sorte de colosse « fermement ancré dans la balourdise », de M. Raoult, « lieutenant général du Raincy », qui « servait deux maîtres, notre Phosphorescent Monarque et le tyran de Tunis, M. Ben Ali », et qui pensait que les écrivains obtenant le prix Goncourt ne devaient pas exprimer leurs opinions, de M. Woerth, « duc de Chantilly », de « la Grande Duchesse de Bettencourt »…

Il serait vain de rappeler tous les exploits accumulés en une année par Sa Majesté et ses courtisans, et relatés ici sur le mode satirique et néanmoins réaliste. L'art de Patrick Rambaud est de décrire les faits sans cacher ce qu’il en pense, de dénoncer les excès, les vanités, les incompétences, les mensonges et les ratages, le tout dans le style fleuri, métaphorique, ironique, pince-sans-rire et pour tout dire fort plaisant des prosateurs classiques. Il ne mâche pas ses mots, ne manque pas de dire leurs vérités aux puissants et aux riches qui nous gouvernent et de mettre au jour les injustices et les abus, mais il le fait toujours avec une élégance qui tranche furieusement sur les ânonnements de « Notre Bravache Souverain », avec un lexique choisi (les journaux sont les « gazettes », la télévision les « fenestrons », la Parti socialiste le « Parti Social » et l’UMP le « Parti Impérial », les autobus des « diligences » conduites par des « postillons » etc.) et un sens inégalable de la formule qui fait mouche (« Madame rentra tardivement du Bénin, où elle était allée regarder le sida »… Impayable et implacable « regarder »…).

Cette Quatrième chronique est dédiée, entre autres, « à M. Molière qui aurait écrit puis joué L’Impromptu de Neuilly, c’est-à-dire l’envers du décor ». Molière, La Bruyère, Saint-Simon, Voltaire… Patrick Rambaud a d’illustres maîtres, et sans conteste il en est digne.

Jean-Pierre Longre

www.edition-grasset.fr