25/10/2024
Consolation et libération
Lire, relire... Laure Murat, Proust, roman familial, Robert Laffont, 2023, Prix Médicis Essai 2023, Le Livre de Poche, 2024
À la fin de Du côté de Guermantes, on assiste à une scène significative de ce que Proust définit comme la « vulgarité » du grand monde, qui s’assimile, ici comme ailleurs, à une profonde cruauté. La duchesse de Guermantes s’apprête à partir avec son mari à un dîner lorsque Swann lui apprend que, condamné par la médecine, il va bientôt mourir. « Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir », elle choisit la première option en feignant de ne pas croire à la gravité de la maladie de son ami, et en prétextant un retard. Malgré cela, le duc de Guermantes exige que sa femme, qui a mal assorti sa toilette avec ses chaussures, aille changer celles-ci, perdant un temps qu’elle avait prétendu précieux… Pendant son absence, « le duc n’était nullement gêné de parler des malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers, l’intéressant davantage, lui apparaissaient plus importants. »
Laure Murat tire une belle leçon de cet épisode : « Difficile d’achever un volume sur une accusation plus cinglante d’un milieu dont le narrateur a par ailleurs tant vanté l’élégance et l’esprit. Car la critique vise bien plus une classe dans son mécanisme que des personnages dans leur caractère. Bien que de tempéraments et de comportements différents, le duc et la duchesse obéissent aux mêmes règles et sont solidaires dans une même grossièreté, dont la particularité est de découler en droite ligne de leur “bonne éducation”. » Nous sommes là au cœur du propos de l’autrice, elle-même issue d’une famille d’aristocrates (les Murat du côté paternel, les de Luynes du côté maternel) qui tient à conserver les traditions ancestrales, alors que la France a instauré la République depuis longtemps. Les traditions, et aussi les non-dits, cette « loi de l’injonction au silence », qui permet de conserver une sorte de normalité toute-puissante et d’éviter la honte sociale. Lorsque Laure parle à sa mère de son homosexualité, elle lui ordonne de faire silence là-dessus : la « faute suprême » n’est pas l’homosexualité (celle d’un oncle de la famille qui, lui, reste discret, ou celle que l’on trouve, intériorisée et socialement tue, dans l’œuvre de Proust), mais, justement, le fait de la rendre publique – ce que Laure ne manque pas de faire, rompant ainsi avec sa famille.
« Roman familial », dit le titre. La famille revêt une importance capitale par l’éclat revendiqué de son passé qui pèse encore de tout son poids sur le présent ; le romanesque repose à la fois sur l’histoire personnelle de l’autrice, partie vivre, aimer et travailler aux États-Unis, et sur À la recherche du temps perdu. Voici ce que Laure Murat écrit à propos de Proust : « Sa précision, sa lucidité, sa tendresse, sa grandeur comique m’ont épargné des années de mécompréhensions et d’atermoiements stériles. C’est pourquoi il m’a, chaque fois, consolée. Or la consolation recèle une puissance libératrice. C’est une force d’émancipation. » Tout est dit.
Jean-Pierre Longre
23:11 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, autobiographie, laure murat, marcel proust, robert laffont, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
20/09/2021
Fuir, désespérément
Olivier Adam, Les roches rouges, Robert Laffont, 2020, Pocket, 2021
Ils se sont rencontrés au Pôle emploi. Il y a des lieux plus exaltants pour commencer une histoire d’amour. C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit. Leila, séduite à 14 ans par Alex, son prof de sport, chassée par ses parents, trop jeune mère d’un petit garçon, vit sous la coupe tyrannique de son compagnon devenu violent. Antoine, tout juste sorti de l’adolescence, a arrêté ses études, s’est laissé prendre par la drogue, vit au crochet de ses parents… Il y a des destinées plus heureuses pour poursuivre une histoire d’amour. C’est pourtant toujours de cela qu’il s’agit, puisque malgré leurs différences (d’âge, de tempérament, de passé, de classe sociale), Leila et Antoine, fuyant la fureur d’Alex qui a découvert leur relation, se sauvent en catastrophe avec Gabi, le fils de Leila.
Destination « Les roches rouges », à Agay, où se trouve la maison de famille d’Antoine. La mer, le soleil, le paysage méditerranéen, la tranquillité – apparemment. Mais la maison est déjà occupée par Lise, la sœur d’Antoine ; celui-ci va devoir confier à Leila le secret qui pèse sur ses épaules, qui avait causé le départ de sa sœur et qui va rendre la cohabitation difficile. De son côté, Leila cherche sa sœur disparue – autre secret familial. Le tout sur fond d’angoisse, à la pensée qu’Alex peut surgir à tout moment, car ils savent bien qu’il n’abandonnera pas la partie.
Olivier Adam sait mener une intrigue, ménager le suspense sans laisser de répit au lecteur, camper des personnages d’une grande humanité parce qu’ils ne sont pas tout d’un bloc, que chez eux l’espoir côtoie la détresse, que pour eux les promesses de l’avenir doivent composer avec les tares du passé. « Il ne sert à rien de ressasser tout ça. Les causes. Les conséquences. L’enchaînement des événements. », se dit Leila, alors qu’Antoine s’était dit : « Je sais qu’il est temps. De passer aux aveux. De payer une partie de l’addition. De purger une autre partie de ma peine. » Le procédé qui consiste à faire monologuer tour à tour, chacun selon son point de vue, les deux protagonistes, les rend d’autant plus attachants qu’on les comprend mieux ainsi. Palpitant et profond, un beau récit à deux voix.
Jean-Pierre Longre
12:23 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, olivier adam, robert laffont, pocket, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
15/01/2020
Les Caractères, miroir toujours fidèle
Jean-Michel Delacomptée, La Bruyère, portrait de nous-mêmes, Robert Laffont
Certes, Jean de La Bruyère est un classique, et chacun se rappelle avoir lu, apprécié, étudié l’un ou l’autre des portraits dans lesquels il croque les humains de ses traits de plume ravageurs et savoureux. Mais un classique à part, dont l’œuvre est unique, dans tous les sens du terme : elle est sa seule production littéraire, et la seule dans son genre, même s’il se réclame d’abord du Grec Théophraste.
Jean-Michel Delacomptée nous rappelle cela, dévoilant par la même occasion certains aspects du personnage que faute de témoignages convergents on connaît mal : discret, « fort honnête homme », « maltraité » par la nature… Surtout, l’auteur analyse sans pédanterie, sans susciter l’ennui, bien au contraire, le contenu et la forme des Caractères, en insistant (le titre l’annonce) sur leur intemporalité. Bien sûr, La Bruyère peint toutes sortes de personnages inspirés par ceux qu’il a croisés à la ville et à la cour : le riche qui « s’étale » et le pauvre qui « ne prend aucune place », le bourgeois, le courtisan, le distrait, le glouton, l’égocentrique, l’hypocrite, l’intrigant, les femmes de toutes sortes, le misogyne… Et l’on s’aperçoit vite que, au-delà des aspects circonstanciels, c’est bien le genre humain de toute époque qui est visé, avec une impitoyable lucidité et une ferme volonté morale : « Écrire, pour lui, consistait à dénoncer les iniquités abusives afin de ramener dans la bergerie le troupeau égaré. Douteux succès, il en avait conscience. Mais il se fiait assez à la force des mots pour croire en leur capacité de convaincre les récalcitrants et même les obtus. ».
Corriger les vices, telle était la cause qu’il annonçait en mettant en forme les portraits qu’il composait. Non les vices de tel ou tel en particulier, mais ceux qui rongent la société. Moraliste sévère et conservateur, se situant du côté des Anciens dans la fameuse « Querelle des Anciens et des Modernes », La Bruyère est aussi un remarquable styliste à la plume subtile et acérée : « Les Caractères réalisent la synthèse entre la gravité de la pensée et l’excellence du style naturel, et c’est cette fusion de la forme élégante, foncièrement aristocratique, et du fond sérieux, qui, pour La Bruyère, faisait un écrivain. Et qui continue à le faire. ». Et Jean-Michel Delacomptée, avec la vivacité de son propre style, nous le présente, effectivement, comme un écrivain toujours vivant.
Jean-Pierre Longre
18:20 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, jean-michel delacomptée, la bruyère, robert laffont, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |