08/08/2022
Maître absolu et esclave consentant
Roland Topor, Le sacré livre de Proutto. Postface d’Alexandre Devaux, suivie de Sacré Jean-Paul par Topor, Wombat, 2022
Pour qui veut profiter d’une « robinsonnade » parodique et truculente, Le sacré livre de Proutto est une lecture jouissive. Roland Topor s’en donne à cœur joie, nous entraînant à la suite d’un certain Gisou, tyran sadique, et de son adorateur Proutto, masochiste à souhait, tous deux habitants d’une île devenue déserte après la mort collective des ses habitants les « Zoas » et sur laquelle Gisou règne en tant qu’autoproclamé dieu vivant. Le dominant et le dominé vont vivre un certain nombre d’aventures (comme le Robinson et le Vendredi de Daniel Defoe ou, plus proches, de Michel Tournier), jusqu’à l’arrivée d’une certaine Aba, dont le dieu vivant ne se privera pas d’affreusement abuser, et à la naissance d’un garçon aveugle… Bref, loufoquerie et excès, violence et jouissance, ambiguïté et hypocrisie marquent les relations entre bourreau abusif et victimes consentantes.
Parfois Gisou a des regrets : « Je regrette d’avoir échoué chez les Zoas, je maudis le jour où je t’ai connu. J’ai envie de rentrer chez moi. / - Où est-ce, Gisou ? / - Au pays des Dieux vivants. Je suis le pire d’entre eux, parce que la valeur d’un Dieu vivant se mesure à la qualité et à la quantité de ses fidèles. Je n’ai que toi, Proutto. Si les autres l’apprenaient, je mourrais de honte. » Paradoxalement, voilà qui l’humanise un peu, malgré tout ce qu’il fait subir à Proutto, cherchant toujours la pire humiliation à lui faire accepter. Dans sa postface (« Maudit Proutto ! »), Alexandre Devaux écrit à juste titre : « Plus encore qu’un « déconnage sur l’esclavage », ou une critique féroce de l’emprise de la religion sur les corps et les esprits, c’est une fable sur les rapports de domination, de soumission et de possession des êtres entre eux. Prouto est maso, Gisou est sado : « À bon sado, bon maso, ils sont tous les deux contents », dit Topor. »
Le sacré livre de Proutto est suivi d’une brève nouvelle, Sacré Jean-Paul, où Jésus (et non plus Gisou), à l’invitation du pape, participe à un concours de ramassage de billets de banque. Chez Topor, le rire est roi, un rire franc qui, disons-le, met parfois mal à l’aise, tant il est décalé, tant il est satirique, tant il se penche sur les côtés noir et ridicule des humains et des clivages sociaux. Mais ses écrits et ses œuvres d’art marquent pour toujours le patrimoine. Sacré Topor, toujours vivant !
Jean-Pierre Longre
20:18 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, humour, francophone, roland topor, alexandre devaux, wombat, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
06/12/2015
Boccace au bistrot
Melvin Van Peebles, Le Chinois du XIVe. Préface d’André Hardellet, illustrations de Topor, Wombat, 2015
Dans le Décaméron, Boccace (1313-1375) imagine que dix jeunes gens et jeunes filles, isolés dans une villa à cause de la peste qui sévit à Florence, consacrent dix journées à se raconter des histoires de toutes sortes. Dans Le Chinois du XIVe, la villa de Toscane est remplacée par Mon Moulin, bistrot du quatorzième arrondissement de Paris, la peste devient une coupure d’électricité provoquée par la grève, et les conteurs sont des « petits », des gens du peuple parisien des années 1960, dont les histoires sont tirées de leur expérience, de leurs rêves, de leur imagination…
Il y a là, par exemple, un veilleur de nuit inquiet de la puissance des savants, un clochard qui a laissé filer le grand amour par ambition, un représentant suggérant mine de rien le moyen de régler radicalement les problèmes familiaux, une bonne à tout faire réincarnation de l’immaculée conception, le patron du troquet et sa femme, aux souvenirs d’enfance où les chiens jouent un rôle, d’autres encore… Le fameux Chinois, lui, joue les Arlésiennes dès le début ; il a disparu de la circulation, et finalement au bout de quelques jours il n’est plus question de lui, sinon dans le titre du livre.
Un livre par ailleurs impossible à résumer – ou alors il faudrait raconter toutes les histoires qu’échangent les convives autour d’une table éclairée par une lampe à pétrole. Des histoires dans lesquelles la réalité, avec ses grand malheurs et ses petits bonheurs, ses tristesses et ses joies, avec les colères et la solidarité que tout cela suscite, la réalité, donc, côtoie allègrement les rêves d’une autre vie, les fantasmes et les cauchemars. Le Chinois du XIVe est un livre d’atmosphère (à laquelle contribuent largement les illustrations de Topor), écrit par un Américain éclectique, musicien, cinéaste, traducteur et, bien sûr écrivain « d’expression française », une « expression » originale, dans tous les sens du terme – disons à la fois de pure origine populaire et sortant de l’ordinaire. Narration et poésie, burlesque et pathétique, suspense et sagesse, étrange et pittoresque – un beau mélange des genres pour une lecture d’une réjouissante variété.
Jean-Pierre Longre
22:15 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, conte, francophone, melvin van peebles, andré hardellet, topor, wombat, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
28/03/2015
Sous l’empire de l’humour
Pierre Étaix et Jean-Claude Carrière, Le petit Napoléon illustré, Wombat, 2015
Publié une première fois chez Laffont en 1963 et repris avec à-propos (pour les 200 ans de la bataille de Waterloo) par les éditions Wombat, c’est un délicieux petit livre sur un personnage dont on a dit tout et son contraire, en bien et en mal. Cliché (verbal) contre cliché (visuel), chaque page montre en malicieux instantanés un Napoléon à la fois connu et nouveau, sous ses différents aspects. Le Corse, le général « impulsif » et prévoyant, l’inventeur du baccalauréat, de la légion d’honneur et du code civil, le coureur de jupons, l’homme à la main sur l’estomac (ou sur le cœur, ou sur le portefeuille, ou sur les parties charnues des dames…), le « comédien » aux réactions inattendues… tout est l’occasion d’un bon mot et d’un fin croquis.
Le petit Napoléon illustré peut apparemment se parcourir avec une rapidité toute… napoléonienne. Il faut en réalité le feuilleter avec lenteur, en s’arrêtant sur chaque texte et sur chaque dessin, sur chaque mot et sur chaque détail. Aux phrases laconiques et denses de Jean-Claude Carrière répondent les dessins limpides et subtils de Pierre Étaix. L’Histoire vue par le bout souriant de la lorgnette, des pages à savourer dans toute leur impertinence et dans tout leur humour.
Jean-Pierre Longre
13:26 Publié dans Humour, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : biographie, francophone, dessin, humour, pierre Étaix, jean-claude carrière, wombat, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |