2669

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

21/02/2019

L’éveil de la passion

roman, francophone, marc villemain,Éditions joëlle losfeld, gallimard, jean-pierre longre Marc Villemain, Mado, Éditions Joëlle Losfeld, 2019

« Mon premier souvenir en tant que femme », dit-elle. Pourtant Virginie était encore une enfant lorsque les deux frères de son amie Mado lui jouèrent un sale tour en emportant tous ses vêtements alors qu’elle prenait un bain de mer. Farce de gosse, et pourtant c’est la peur qui saisit la fillette. « Je crois que derrière leurs grognements j’entendais autre chose que des cris de cow-boys ou d’indiens, de gendarmes ou de voleurs. Je n’entendais plus la gaieté, plus la jubilation, plus la malice ordinaire de nos âges […]. Comme si ce n’était plus eux. Plus des enfants mais des animaux. Qui bondissaient, beuglaient, crachaient, salivaient. Du haut de mes neuf ans, il me semblait voir ce qu’ils s’apprêtaient à être. Leur devenir-homme. Des hommes, voilà. C’est-à-dire, pour la gamine que j’étais, des bêtes sauvages, carnassières. Cannibales. ». Son seul refuge : un « carrelet », pauvre cabane de pêcheurs où elle avait l’habitude de se retrouver seule avec elle-même. Cette fois-ci, elle y aura passé la nuit, nue, « ratatinée sur le plancher », avant de rentrer chez elle en catimini.

Cette aventure l’éloigna un certain temps de Mado. Puis ce fut comme un déclic : les deux filles se retrouvèrent dans une relation plus qu’amicale, s’éveillant mutuellement aux sens, voire à la passion. Séparations, retrouvailles, jeux de la jalousie et du hasard, recherche et découverte du plaisir et de la relation exclusive… Mado est un roman d’amour qui ne verse pas de l’eau de rose. Certes les fleurs bleues y abondent, mais ce sont des chardons, qui envahissent les dunes, griffent les corps et blessent les cœurs.

Le tout est soutenu par le style précis et imagé de Marc Villemain, qui ne mâche ni ses mots ni ses formules, et sait parfaitement marier la délicatesse à la sensualité, l’empathie à la vigueur, la poésie au réalisme, le rêve à la réflexion, l’espoir à l’illusion. L’alternance narrative n’y est pas pour rien : au récit des événements, fait face en une sorte de miroir la mémoire méditative de l’adulte qu’est devenue Virginie, elle-même mère d’une jeune Émilie qui va aussi connaître les « odeurs de fin d’enfance » et la force de la nature. « Qui se souvient de son éveil aux sens ? Qui peut dire : “ Voilà, c’est là, c’est ça, c’est ce jour-là ” ? Moi qui suis chair, et suée, et sang, moi qui suis spasmes et frissons, je peux dire que c’est toute la nature qui est venue à moi. La liste serait infinie des phénomènes qui ont aiguillonné mes sens. Le duvet d’une pêche blanche, son jus clair ruisselant sur mon menton. La supplique inutile d’un poisson frétillant entre mes mains et son regard implorant, visqueux. La violence d’un certain orage de printemps dans l’odeur acidulée de l’herbe chaude, cette échancrure de lumière brutale dans le ciel de suie. […] ». Mado pourrait être une mine pour ceux qui s’adonnent au décorticage psychanalytique des textes littéraires. Heureusement, ni Virginie ni Mado ne sont des objets d’étude. Elles sont des personnages authentiques, sensibles, humains, tels que seul un vrai et beau roman peut en montrer.

Jean-Pierre Longre

www.joellelosfeld.fr

www.marcvillemain.com

15/02/2019

Au cœur de l’enquête littéraire

essai, francophone, maxime decout, les éditions de minuit, jean-pierre longreMaxime Decout, Pouvoirs de l’imposture, Les éditions de minuit, 2018

Et voilà la troisième partie de ce que l’on peut appeler une trilogie (provisoirement ? L’exploration n’est sans doute pas achevée). Après la mauvaise foi (En toute mauvaise foi, 2015) et l’imitation (Qui a peur de l’imitation ?, 2017), chez le même éditeur, Maxime Decout poursuit son enquête. En l’occurrence, une enquête avouée, revendiquée, quasiment policière, que l’essayiste partage avec le lecteur, dans son style alerte, narratif, imagé. Une fois n’est pas coutume, commençons par quelques lignes de l’épilogue : « S’il veut faire les choses dans les règles, le détective est tenu, pour achever le livre et couronner son intrigue, de nous réunir tous, suspects, coupables, témoins, adjuvants et lecteurs. Il doit revêtir un air grave, avec quand même une once de malice qui pétille dans le coin de l’œil, et parler d’une voix posée. Tous sont invités à se rassembler dans le petit salon, la bibliothèque ou toute autre pièce de taille convenable, et à s’installer sur des chaises, voire, pour plus de confort puisque la scène peut être passablement longue, sur des fauteuils. ». Les familiers d’Agatha Christie et consorts s’y retrouvent à l’aise, et attendent le fin mot de l’énigme.

Auparavant, Maxime Decout se sera livré avec suspicion aux investigations les plus fouillées sur les différents aspects de la littérature. Après avoir rappelé l’existence de héros imposteurs (le premier et l’un des plus notoires étant Ulysse, alias « personne ») et réuni quelques « larrons » qui « jouent » un rôle, il déroule en quelques chapitres bien ciblés enquêtes et contre-enquêtes, risque un rapprochement circonspect entre littérature et psychanalyse, au détriment de celle-ci (« son caractère réducteur ») : « Si la littérature triomphe de la psychanalyse, c’est que son maître mot est l’imposture inspirée et créatrice. ». Il faut dire que les trois instances romanesques traditionnelles (personnage, narrateur, auteur) se livrent à qui mieux mieux à cette imposture créatrice, car elles n’existent que par les mots, eux-mêmes porteurs d’un « langage falsifié et falsificateur » – et le roman policier en est le modèle le plus patent. Mais pas le seul. Une grande quantité d’écrivains sont ici convoqués, avec certains favoris : les plus suspects, ceux qui prêtent le plus souvent, le plus nettement le flanc aux « épineux problèmes » posés : Borges, Perec, Robbe-Grillet, Nabokov, Calvino, Queneau, Roubaud, Échenoz (sans parler de leurs ancêtres Sterne, Diderot, Poe…, ni de Nathalie Sarraute, mère du « soupçon »). La liste reste ouverte.

Qui est coupable ? L’auteur ? Le narrateur ? Le personnage ? La littérature elle-même ? Ou alors le lecteur, qui consent à « l’illusion romanesque », qui prend plaisir à se laisser tromper ? Eh bien, trahissons allègrement et sans scrupules – car ce qui compte dans l’histoire, ce n’est pas tant la solution que la démarche, le cheminement, pas à pas, de l’enquête. « Face à l’imposture, toute lecture est non seulement une enquête, mais aussi, virtuellement, ce qui désire l’imposture, ce qui se fait complice de ses astuces ou, pire, s’y adonne ».

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsdeminuit.com

07/02/2019

Prisonniers du bonheur

couverture_c_est_le_coeur_qui_lache_margaret_atwood.jpgMargaret Atwood, C’est le cœur qui lâche en dernier. Traduit de l’anglais (Canada) par Michèle Albaret-Maatsch, Robert Laffont, 2017, 10/18, 2018

Stan et Charmaine font partie des victimes de la crise. Sans ressources, ils sont obligés de vivre dans leur voiture, exposés à la misère et à tous les dangers de la rue. Jusqu’au jour où, attirés par une publicité, ils adhèrent au « Projet Positron », dont le slogan, « Une vie digne de ce nom », ne peut qu’attirer les laissés-pour-compte d’une société en déliquescence. « Consilience », où ils viennent vivre, est une sorte de cité idéale dans laquelle tout le monde a un logement, un travail, de quoi apprécier un bonheur matériel que le monde extérieur de peut plus offrir à chacun. Le principe ? « Tout le monde à Consilience vivra deux vies : prisonnier un mois, gardien ou employé de la ville le mois suivant. Tout le monde aura un Alternant. Les pavillons accueilleront donc quatre personnes au moins : le premier mois, ils seront occupés par les civils, le deuxième mois par les prisonniers du premier mois, qui s’y installeront en endossant le rôle de civils. Et ainsi de suite, mois après mois, à tour de rôle. Qu’ils imaginent les économies réalisées sur le coût de la vie ».

Entre pavillon confortable et prison relativement douce, la vie s’écoule paisiblement ; en apparence du moins, on s’en apercevra au fil des pages. Car le monde Consilience / Positron se révèle davantage comme « Le meilleur des mondes » sauce Aldous Huxley ou comme le 1984 de George Orwell que comme une vraie cité idéale. Et il y a donc les « Alternants », le couple qui occupe le logement lorsque Stan et Charmaine sont en prison, avec qui il est interdit d’avoir le moindre rapport. Mais la découverte d’un billet plus chaud que doux mal caché sous le réfrigérateur va précipiter notre gentil couple obéissant dans une spirale infernale. On découvre alors comment les dirigeants se débarrassent (en douceur) des indésirables, comment les habitants sont surveillés sans relâche (pour leur bien assurément), comment la fermeture complète de la cité empêche tout contact avec l’extérieur, comment le désir sexuel se fabrique à coups d’opérations et de robotisation, comme s’organise un sordide trafic d’organes…

S’ensuivent, sur le mode mi burlesque mi dramatique, des aventures rocambolesques. Fausses morts et fausses funérailles, amours en toc et escort boys déguisés en Elvis Presley agrémentés de simili Marylin Monroe – et voilà Charmaine et Stan, que l’on croyait séparés pour toujours, redevenus visiblement tourtereaux avec l’aide de quelques comparses et de Conor, le frère sans scrupules de Stan. Les péripéties de ce genre pourraient rapidement partir dans tous les sens et perdre le lecteur dans des ramifications sans issue. Mais Margaret Atwood maîtrise tout cela, l’humour noir fuse et la satire politico-sociale va bon train, dans une fable d’anticipation qui, tout bien réfléchi, n’anticipe pas outre mesure.

Jean-Pierre Longre

https://www.lisez.com/robert-laffont/2

https://www.lisez.com/1018/16