24/01/2019
Rêves et cauchemars coloniaux
Jean Dytar, Florida, postface de Frank Lestringant, Delcourt/Mirages, 2018
Jacques Lemoyne de Morgues, huguenot réfugié en Angleterre, cartographe discret mais des plus talentueux, s’est mis à ne plus dessiner que des fleurs, des fruits et des oiseaux, et se referme dès qu’on tente de lui parler de l’expédition coloniale en Floride à laquelle il participa naguère, et dont on pense qu’il a rapporté de précieux dessins. À force d’insistance et de pressions de la part de nobles anglais, il accepte cependant de raconter à sa femme ce qu’il a vécu dans ces terres nouvelles : surprises des rencontres avec les Indiens, batailles avec Espagnols et tribus rivales, mutineries, souffrances, famine, et tous ces dessins et ces cartes qui pouvaient traduire le plus exactement possible ce qu’il a vu.
En découvrant peu à peu les tribulations du personnage et de ses compagnons, on comprend les réticences de Jacques à parler à qui que ce soit – sa femme, ses filles ou les solliciteurs – de cette expédition vouée à l’échec. On le comprend d’autant mieux que tout cela est raconté en dialogues vivants et en images expressives – visages parlants, silhouettes tourmentées, couleurs adaptées; et les gravures reproduites à la fin, avec leurs légendes en latin, sont des témoignages probants qui non seulement étayent le récit, mais aussi mettent en abyme, dans ce roman historique et graphique, le travail du dessinateur. Un roman qui ne nous fait pas échapper aux problématiques qui, amorcées au XVIème siècle, font encore débat de nos jours : universalité de l’humain et humanité de l’inconnu (ici, en l’occurrence, de l’Indien), querelles religieuses (catholiques, huguenots, vie « sauvage » d’êtres qui « n’ont pas honte d’être nus »), vérités sur le colonialisme, mis en cause par notre protagoniste qui n’hésite pas à contester sans aménité les arguments de son époque : « Nous apportons la civilisation aux sauvages… Nous leur apportons la parole du Christ, nous les sauvons d’eux-mêmes, Jacques ! », affirme l’un de ses interlocuteurs ; ce à quoi Jacques répond : « Du vent ! Vous n’apportez que violence, bêtise et maladies. […] Vous parlez de Dieu quand ça vous arrange ! Vous êtes misérable… ».
« Le livre exceptionnel de Jean Dytar a le mérite de restituer au vif et comme en rêve – un rêve commencé sur le mode de l’idylle et achevé en cauchemar – un épisode capital de l’histoire coloniale à la Renaissance. », écrit dans sa postface Frank Lestringant, qui apporte sa caution universitaire à un ouvrage qui pourrait passer pour purement romanesque, et qui ne l’est pas. Beau livre aux dimensions multiples, Florida propose non seulement une narration passionnante, mais aussi une réflexion circonstanciée sur les relations entre les humains, avec leurs préjugés et leurs différences.
Jean-Pierre Longre
17:08 Publié dans Histoire, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, bande dessinée, jean dytar, frank lestringant, delcourtmirages, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
17/01/2019
Obscurs et fabuleux
Richard Ford, Entre eux, traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, Éditions de l’Olivier, 2017, Points, 2018
Les vies respectives et communes de Parker Ford et d’Edna Akin, mariés en 1928, n’eurent rien d’extraordinaire. Lui voyageur de commerce, elle l’accompagnant sur les routes du sud des États-Unis avant la naissance tardive (1944) de Richard, ils ont mené une existence sans histoires exceptionnelles jusqu’à la mort prématurée de Parker, qui a laissé un vrai vide – même si, du fait de son métier, il était absent à longueur de semaine, ne rejoignant sa femme et son fils que le vendredi soir. Pour l’enfant en tout cas, la vie familiale n’était pas source de problèmes majeurs. « Ai-je jamais senti le moindre malaise entre eux ? Non. Ma nature d’enfant me donnait à penser qu’en gros, tout allait bien. Néanmoins si le scénario de la vie tend toujours à lisser le quotidien, alors notre vie s’en démarquait. […] Ils m’aimaient, ils me protégeaient, mais dans ma vie tout bougeait, les événements, les objets, les êtres ; j’étais seul les trois quarts du temps, sur la touche. Ce qui ne me dérangeait pas, et ne me dérange pas davantage aujourd’hui. Mais dire que la vie était calme, non. ». Mieux, l’absence paternelle a peut-être permis à Richard de se « rêver une vie privée », et finalement d’être devenu écrivain ; et pourtant le regret est constant chez lui de n’avoir pas pu parler à son père « en adulte ».
La construction du livre est claire : une moitié pour le père, une moitié pour la mère, qui a vécu bien plus longtemps que son mari, d’où les rapports privilégiés entretenus avec son fils. « A-t-on jamais une “relation” avec sa mère ? Je crois que non. Nous, ma mère et moi, n’avons jamais été unis par un lien classique, que ce lien repose sur le devoir, le regret, la culpabilité, la gêne ou la courtoisie. L’amour, qui n’est jamais classique, nous mettait à l’abri de tout. Nous pensions qu’il était solide et il l’était. ».
On s’en aperçoit, il ne s’agit pas seulement dans cette autobiographie d’un récit d’enfance. Il s’agit aussi d’une réflexion sur la vision que les enfants ont de leurs parents et sur la vérité des souvenirs – réflexion qui ponctue régulièrement le récit. « La vie de nos parents nous échappe en partie, pas de leur fait mais du nôtre, et dans ces conditions s’apercevoir qu’on ne sait pas tout est affaire de respect car les enfants rétrécissent le cadre de référence de tout ce à quoi ils appartiennent. Alors qu’être dans l’ignorance de la vie d’autrui, ou la réduire à un objet de spéculations, confère à cette vie une latitude qui rapproche de sa vérité. ». Et pour affirmer, vérifier en quelque sorte l’authenticité des faits et des sentiments ici rapportés, il y a les photographies : portraits, photos du couple avec ou sans le jeune Richard, de la famille (les « beaux-parents » Bennie et Essie), cliché joyeux de Richard avec sa femme, bien plus tard… Nostalgie et documents font bon ménage, ce qui n’exclut pas les nombreuses questions sur la relativité de l’existence et sur les aléas de la destinée.
Entre eux est à la fois questionnement et autobiographie, document et récit ; c’est surtout un bel hommage rendu à deux êtres à la fois ordinaires et singuliers, devenus dignes d’intérêt par la grâce de l’amour et de l’écriture, et un bel hommage à la vie. « Quand on m’interroge sur mon enfance, je réponds toujours qu’elle a été fabuleuse et que mes parents étaient fabuleux. Rien n’a changé sur ce point avec ce livre. Mais ce que j’ai compris en l’écrivant, c’est qu’à l’intérieur de ce cercle “fabuleux”, ce qu’il y avait de plus intime, de plus important, de plus satisfaisant et de plus nécessaire filtrait « entre eux », à l’exclusion de toute autre personne. Et, en particulier, de moi. On aurait tort de croire qu’un fils s’en porte nécessairement plus mal. À bien des égards, le constat est encourageant car il préserve ce mystère optimiste : pour attentif qu’on soit, une large part de ce qui advient nous échappe. ».
Jean-Pierre Longre
19:24 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, anglophone, richard ford, josée kamoun, Éditions de l’olivier, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
12/01/2019
Images d’une mère disparue
Cyril Roger-Lacan, L’inconnue, Grasset, 2018
« Le 30 mai 1973 une voiture te renverse et te tue. Cet instant, qu’ai-je fait d’autre que de l’imaginer ? ». C’est à partir et autour des images de cette mère morte trop tôt, alors qu’il était un enfant de 9 ans, que Cyril Roger-Lacan a composé ce livre poétique et musical, un livre « circulaire » comme « l’onde née d’un choc », monologue morcelé adressé à la disparue.
« Image » était curieusement le troisième prénom de cette jeune femme, fille de Jacques Lacan, que son effacement prématuré transforme en figure « inconnue », sorte de fantôme caché entre les lignes du livre et entre les songeries du petit garçon devenu homme. Il la voit partout, dans la nature et dans la cité, dans son sommeil et dans ses insomnies, dans les représentations de ces « Mater » hantant les églises, « éternellement jeunes tandis que je dérive avec le temps sur la barque que tu as quittée, gracieuse, pour disparaître comme Eurydice sur le rivage interdit. », dans les chantiers et les forêts, dans les champs de coquelicots, dans le vol des oiseaux « fracassé » par le chasseur, dans les paroles et l’affection de « Malou », dans la « lassitude » même de cette grand-mère qui a vu disparaître sa fille chérie…
Livre poétique et musical. Oui, comme une série de strophes en prose ou de brèves variations sur un thème, contenant (dans tous les sens du terme) l’émotion dans des tableaux, des mouvements, des instantanés, des « images » dont la surface laisse deviner la profondeur, comme une mélodie est sous-tendue par une harmonie insondable. L’absence devient alors une présence obstinée, l’écriture devient, mieux qu’un cimetière, lieu de mémoire où les mots tentent d’étouffer l’oubli.
Jean-Pierre Longre
17:42 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, poésie, francophone, cyril roger-lacan, grasset, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
02/01/2019
« De moins en moins blond »
Riad Sattouf, L’Arabe du futur 4, « Une jeunesse au Moyen-Orient (1987-1992) », Allary Éditions, 2018
Riad grandit, se fait « de moins en moins blond », va changer de coiffure, s’intéresse aux filles, est en butte aux moqueries des copains de classe en France (son nom de famille y est pour beaucoup) et à l’animosité de certains de ses cousins en Syrie qui le traitent de « Juif » et insultent sa mère en faisant courir des bruits sur elle… Bref, la vie ballottée entre le Moyen-Orient et la Bretagne n’est pas toute rose pour le jeune garçon et ses deux petits frères, d’autant que ses parents s’entendent de moins en moins bien : une mère qui ne supporte plus la vie en Syrie et rêve de s’installer définitivement en France, un père de plus en plus religieux, de plus en plus traditionaliste, qui ne s’installerait en France que s’il obtenait un poste en Sorbonne !
Heureusement, quelques moments souriants et drôles (en particulier avec les grands-parents) mettent un peu de baume entre les crises de colère et de désespoir, et les dessins de Riad Sattouf (dont on voit la vocation s’éveiller ici, avec les fiertés et les déboires que cela lui vaut) sont impayables. Après les trois premiers tomes, ce quatrième, aux dimensions plus qu’importantes, promet lui aussi une suite : quelles vont être les conséquences du « coup d’État » final du père ?
Jean-Pierre Longre
http://jplongre.hautetfort.com/archive/2015/08/20/le-peti...
10:06 Publié dans Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bande dessinée, francophone, riad sattouf, allary Éditions, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |