26/06/2021
Le défi de la langue
Lire, relire... Agota Kristof, L’analphabète, récit autobiographique. Éditions Zoé, 2004, rééd. 2021
Dans Le grand cahier, premier volume de sa trilogie romanesque composée aussi de La preuve et Le troisième mensonge, Agota Kristof fait écrire aux deux jumeaux, narrateurs et protagonistes se donnant à eux-mêmes des leçons de « composition » : « Pour décider si c’est "Bien" ou "Pas bien", nous avons une règle très simple : la composition doit être vraie. Nous devons décrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons ». Et quelques lignes plus loin : « Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues, il vaut mieux éviter leur emploi et s’en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c’est-à-dire à la description fidèle des faits ».
Dans L’analphabète, Agota Kristof semble appliquer à son écriture autobiographique les règles qu’elle a imposées à ses personnages fictifs : tout y est « vrai », c’est-à-dire, à coup sûr, conforme à la réalité telle que la mémoire peut la restituer, mais aussi indemne de toutes les déformations que l’expression de la sensibilité personnelle et de l’autoanalyse provoquent généralement dans le jeu des souvenirs. Suivant la structure adoptée dans ses romans – une marqueterie de courts chapitres reproduisant de petites scènes significatives – , l’auteur raconte sans fioritures, sans états d’âme apparents (ce qui n’exclut nullement, au contraire, les non-dits intimes du scripteur et l’émotion secrète du lecteur), les étapes importantes de sa vie, surtout de sa vie en littérature : la découverte de la lecture, de la parole, de l’écriture par la petite fille écoutant les leçons données aux plus grands par son père instituteur, les premiers poèmes, la fuite et l’exil en Suisse, le travail en usine, la maternité, la rivalité des héros (Staline contre Thomas Bernhard), la rivalité des langues (le hongrois contre les « langues ennemies », singulièrement le français – finalement adopté pour la création littéraire), les débuts d’une « carrière » d’écrivain…
Un écrivain « analphabète » ? Le titre paradoxal annonce la fin même du récit, où se pose la question taraudant sans doute tous ceux qui écrivent dans une langue non « maternelle ». Les dernières lignes, avec les mots de l’évidence, l’énoncent clairement :
« Je sais que je n’écrirai jamais le français comme l’écrivent les écrivains français de naissance, mais je l’écrirai comme je le peux, du mieux que je le peux. […]
Écrire en français, j’y suis obligée. C’est un défi.
Le défi d’une analphabète. »
Agota Kristof, avec sa lucidité modeste et l’économie de ses moyens, dans son style implacable, est de ces écrivains venus d’ailleurs, rongés par le doute littéraire, qui donnent inlassablement force et nouveauté à la littérature de langue française.
Jean-Pierre Longre
23:19 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiograhie, francophone, agota kristof, Éditions zoé, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
23/06/2021
Un astronome original
Nicolas Cavaillès, Le Temps de Tycho, Éditions Corti, 2021
Nicolas Cavaillès a l’art de dénicher des sujets et des personnages à la fois méconnus et porteurs de questionnements sans précédents, ouvrant de nouveaux horizons. Il y a eu la vie aventureuse de Monsieur Leguat, les destins particuliers des enfants Schumann, le tour de l’île Maurice par un âne portant un cadavre sur le dos, les sauts mystérieux des baleines (On trouvera sur http://jplongre.hautetfort.com/tag/nicolas+cavaill%C3%A8s des chroniques sur les ouvrages et les traductions de Nicolas Cavaillès)… Cette fois, c’est Tycho Brahe, astronome danois du XVIe siècle, qui occupe la centaine de pages d’un ouvrage tenant de la biographie et de la réflexion sur le rythme du temps.
Impressionné tout jeune par une éclipse solaire, Tycho se passionna pour les mathématiques et l’astronomie, délaissant les études de droit auxquelles il était voué, et publia un petit livre qui lui valut « l’attention de ses pairs » et du roi du Danemark. Celui-ci lui octroya l’île de Hven, près d’Elseneur, sur laquelle, installé avec femme et enfants, Tycho construisit des observatoires et passa vingt ans à mener ses études astronomiques et « s’échina en effet, le premier dans l’histoire de l’humanité, à faire retentir le balancier d’une trotteuse ; d’abord, tic, dans la silencieuse salle des cadrans d’Uraniborg, tac, puis dans tout l’observatoire, tic, et sur l’ensemble de l’île, tac, depuis les eaux glaciales de la Scandinavie, tic, jusques aux confins de l’univers, tac, une trotteuse prodromique enclenchée au printemps de l’année mil cinq cent soixante-dix-sept et qui ne s’arrêta plus ensuite, indestructible et exponentielle ».
L’auteur ne s’en tient pas à l’histoire. Du récit de la vie et des trouvailles de son héros, il tire des anecdotes où il est question de Giordano Bruno, de Copernic, de Johannes Kepler (qui fut « l’un de ses proches collaborateurs »), et même de Shakespeare, puisque se pose la question de savoir si la Tragédie du prince Hamlet n’aurait pas quelque rapport avec le destin de Tycho… Bref, voilà un ouvrage à la fois savant et savoureux qui, dépassant le sujet d’une biographie déjà intéressante en soi et même d’une méditation sur le découpage temporel, nous mène vers des sphères insoupçonnées.
Jean-Pierre Longre
à paraître le 26 août 2021
17:11 Publié dans Essai, Littérature, Science | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, biographie, francophone, tycho brahe, nicolas cavaillès, Éditions corti, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
20/06/2021
Italo Calvino en musique
Olivier Longre, Amore Disamore, 2021
Amore Disamore, le nouvel album d’Olivier Longre, est librement inspiré du roman Les Villes Invisibles d'Italo Calvino.
Tecla, Procope, Trude, Armille, Argie, Isidora... Autant de cités imaginées par Italo Calvino et qui ne peuvent exister qu'en rêve, interrogeant nos villes modernes et nos visions de l'ailleurs. C'est à la lueur de ces villes imprévisibles et énigmatiques que ces huit titres ont été composés.
Je pense avoir écrit une sorte de dernier poème d’amour aux villes, au moment où il devient de plus en plus difficile de les vivre comme des villes. Les villes invisibles sont un rêve qui naît au cœur des villes invivables. Italo Calvino
- Du Haut des Grues
2. Round Faces
3. Amore Disamore
4. Same Old Trude
5. Les Lignes Invisibles
6. Small Flowers
7. Une Porte qui Bat
8. Song For Diomira
(Cristal publishing / Absilone)
2021
Olivier Longre: piano, clarinette, harmonica, concertina, percussions, quadrantid swarm.
Fabio Viscogliosi: voix
L'inconnu de la Rua do Duque: chant
Boris Pokora: saxophone soprano / flûte
Laurence Moletta: flûte
Lydiane Chomienne: taconeo
Thùy-Nhi Au Quang: violoncelle
Guillaume Itier: batterie
Benoit Nicolas: contrebasse
Prise de son: Nicolas Matagrin, Olivier Longre
Mixage: Olivier Longre
Mastering: Franck Choko Rivoire
Enregistré aux studios Mikrokosm, La Ruche et Ray's vintage drum stock.
Parution le 4 juin 2021
Précommander l’album : https://olivierlongre.bandcamp.com/
https://www.cristalpublishing.com/compositeurs-musiques-d...
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17/06/2021
Apollinaire vit toujours
Apollinaire n° 22, revue d’études apollinariennes, éditions Calliopées, 2021
« Après une longue période d’absence », comme l’écrit l’éditrice Sylvie Tournadre, voici un numéro exceptionnel d’une revue qui, sous la houlette de son comité de rédaction (Jean Burgos, Pierre Caizergues, Claude Debon, Daniel Delbreil, Étienne-Alain Hubert, Gérald Purnelle), garde toujours vivant « le flâneur des deux rives ». Numéro exceptionnel par son contenu, sa densité, sa diversité.
Diversité générique, puisqu’on a le choix : poésie, théâtre, étude de manuscrit, analyse comparative… D’abord un poème « de circonstance » offert par Serge Pey, « Rue des Polinaires » (les « polinaires » étaient « des artisans du métal », comme les poètes sont des artisans de la langue) ; apprécions cet hommage au demeurant très apollinarien, et semé de citations, allusions « clins d’œil » rythmant les strophes. Les pages suivantes présentent le premier acte de Chut, comédie « en vers dégagés » d’André Rouveyre, dont l’action se passe « dans le pigeonnier de Guillaume » et qui, sous les apparences du canular et de la plaisanterie, révèle, comme l’écrit Claude Debon, qui a découvert le texte dans les dossiers de Michel Décaudin, « l’histoire triste, dramatique parfois et en même temps rocambolesque de la publication des lettres et poèmes envoyés par Apollinaire à ses deux égéries, Lou et Madeleine ».
Suivent un article de Jacques Houbert (décédé en 2017) sur le manuscrit de « La Chanson du mal-aimé », relevant des variantes inédites et faisant sensiblement avancer l’édude de la genèse du poème. Puis, par Christa Dohmann, une analyse précise tendant à prouver, citations à l’appui, que Les Exploits d’un jeune don juan est la traduction partielle d’un ouvrage allemand, Kinder-Geilheit / Geständnisse eines Knaben (Lubricité des enfants / Confessions d’un garçon).
La vaste dernière partie est consacrée aux nombreuses informations réunies par Claude Debon : publications, événements, notamment ceux qui se sont déroulés autour de l’année 2018, anniversaire de la publication de Calligrammes et de la mort du poète. Impossible ici de reprendre et de résumer toutes ces informations, mais on peut mettre l’accent sur la Correspondance générale et les Lettres reçues par Guillaume Apollinaire éditées par Victor Martin-Schmets (Honoré Champion, 2015 et 2018) et sur l’impressionnant Dictionnaire Apollinaire, deux volumes publiés en 2019 sous la direction de Daniel Delbreil (Honoré Champion). On le voit, ce numéro 22, particulièrement substantiel et semé d’illustrations colorées, nous donne de belles nouvelles d’un Apollinaire toujours à découvrir.
Jean-Pierre Longre
18:12 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : revue, poésie, francophone, apollinaire, éditions calliopées, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
10/06/2021
Paysages illimités avec pianos
Sophy Roberts, Les pianos perdus de Sibérie, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Blandine Longre, Calmann Lévy, 2021
« Le fait que des instruments majestueux puissent encore exister dans un endroit aussi profondément énigmatique est tout à fait remarquable, sans que je parvienne à me l’expliquer », écrit Sophy Roberts au début de son livre. Et dans toute la suite, elle plonge le lecteur dans ce mystère, non pour le percer complètement, mais pour narrer des aventures aussi diverses que lointaines, pour faire part de rencontres aussi chaleureuses qu’inattendues, pour décrire des contrées aussi froides que pittoresques. Disons-le : si l’on apprend beaucoup de choses sur les pianos (bien ou mal conservés, difficilement découverts ou trouvés en nombre surprenant, prestigieux ou modestes, ayant appartenu à des grands de Russie ou à des anonymes, joués par de grands interprètes ou par des inconnus…), l’ouvrage est à la fois relation de voyage et d’exploration, roman à caractère autobiographique truffé d’anecdotes savoureuses, somme érudite pleine de références historiques, géographiques, musicales, et semée de documents photographiques et de reproductions de gravures (on peut contempler maints portraits et paysages, faire connaissance, par exemple, avec un impayable Liszt en pop star acclamée par ses groupies, apercevoir la famille impériale prenant l’air sur le toit d’une maison à Tobolsk, ou voir un intéressant dessin musical de Kandinsky, bien d’autres illustrations encore).
Si l’on se fie à la structure d’ensemble, on suit une chronologie historique : une première partie (« Pianomanie ») qui court de 1762 à 1917, une deuxième (« Accords brisés »), de 1917 à 1991, et une troisième (« Dieu seul sait où »), de 1992 à aujourd’hui. Le motif du piano est donc décliné depuis le régime des Tsars jusqu’à la Russie d’aujourd’hui, en passant bien sûr par les grands bouleversements politiques (1917, la guerre de 1940-1945, 1991 etc.), et, cartes à l’appui, de l’Oural au Kamtchatka, en passant par le lac Baïkal, l’Altaï, la Kolyma, l’île de Sakhaline, les grandes et petites villes, les vastes étendues et les coins les plus reculés (généralement en hiver, afin d’éviter les boues et les moustiques). Et en faisant la connaissance de toutes sortes de personnes, souvent accueillantes, parfois fort originales, qui « ont ouvert non seulement leurs pianos, mais aussi leur maison et leur cœur à une inconnue. », et l’ont guidée dans sa quête inlassable d’instruments que recèlent ces contrées méconnues.
Contrées méconnues, certes, à vue de première lecture, mais contrées qui, à mesure qu’on avance dans le livre, deviennent familières, tant l’autrice nous présente avec chaleur ces régions glaciales où, comme l’écrivit Tchekhov, « les émotions et expériences sont nombreuses ». « Tandis que je passe en revue mes découvertes, j’ai conscience de toutes les choses inattendues que mes recherches ont produites, et je constate que chaque piano a réduit la taille illimitée de la Russie, qui m’apparaît désormais à échelle humaine. ». Et l’on sent bien que malgré tout ce qu’elle a vécu au cours de ses aventures sibériennes, Sophy Roberts n’en a pas fini avec les explorations, puisqu’elle avoue « savoir qu’il existe toujours un lieu plus lointain encore où se rendre. »
Jean-Pierre Longre
09:09 Publié dans Essai, Littérature et musique, Voyage | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, voyages, musique, autobiographie, sophy roberts, blandine longre, calmann lévy, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |