10/05/2021
Les vibrations du destin
Lire, relire... Akira Mizubayashi, Âme brisée, Gallimard, 2019, Folio, 2021
Ils sont quatre musiciens amateurs jouant sous la houlette de Yu Mizusawa, unis par l’art malgré la guerre entre la Chine et le Japon. Car nous sommes en 1938 à Tokyo, Yu est japonais et les trois autres sont des étudiants chinois. Mais la brutalité guerrière de l’expansionnisme japonais va avoir le dessus : lors d’une répétition ils sont brusquement interrompus par l’arrivée de soldats qui vont emmener les quatre musiciens, non sans avoir brisé le violon de Yu, dont le fils Rei, alors petit garçon, a assisté à la scène caché dans une armoire. Par bonheur, un lieutenant nommé Kurokami, homme cultivé et délicat malgré ses fonctions, recueille le violon et le confie à l’enfant.
Le destin de Rei se construit à partir de ce drame fondateur. Recueilli et adopté par un ami français de son père, il deviendra Jacques Maillard, choisira de faire un apprentissage de luthier à Mirecourt, haut lieu de la lutherie française, puis plus longuement à Crémone. En exerçant son métier, il passera des années à reconstruire le violon démembré de son père, qui de ce fait deviendra un nouvel instrument – qui lui aussi connaîtra un destin exceptionnel, renaissant sous les doigts virtuoses de Midori, la petite-fille du lieutenant qui jadis sauva le petit garçon et le violon. En outre, au cours de ses études, Rei / Jacques rencontre Hélène, archetière, qui deviendra sa compagne.
Le récit d’Akira Mizubayashi est profondément touchant. Au-delà du jeu sur le mot « âme » (celle du violon, élément vital pour les vibrations et la sonorité, celle des humains, qui la perdent parfois dans la haine et la violence, qui la retrouvent dans l’harmonie), la littérature et la musique s’y épanouissent dans une langue à la fois fraîche et précise. L’auteur, qui ne l’oublions pas a délibérément choisi d’écrire en français, navigue comme son héros entre deux cultures : « Se sentant aimé et protégé par ses parents français, domptant vaille que vaille la peur dissimulée, inavouée, refoulée qu’il portait au fond du cœur, Jacques fit des progrès fulgurants en français à tel point qu’il figura en quelques années parmi les meilleurs élèves de la classe. Et c’est alors que lui revint petit à petit le désir de garder près de lui la langue de son père disparu. ».
Les quatre mouvements du roman (Allegro ma non troppo, Andante, Menuetto : Allegretto, Allegro moderato) sont ceux d’une sonate ou d’une symphonie, et les mots, souvent, tentent de restituer la musique en descriptions analytiques et poétiques, que cette musique soit celle, notamment, de la Gavotte en rondeau de la Troisième partita pour violon seul de Jean-Sébastien Bach ou du premier mouvement du quatuor de Schubert Rosamunde, que l’on entend littéralement à plusieurs reprises aux moments décisifs de la narration. « Après les deux premières mesures qui sonnaient comme d’obscurs clapotements d’eau stagnante, le violon de Midori, qui réunissait autour de son âme trois autres âmes au moins – celle de Yu Misuzawa, celle du lieutenant Kurokami et celle aussi de Rei Misuzawa –, entrait délicatement, en pianissimo, dans l’ample et profonde mélancolie schubertienne. ». Retour à l’âme polyphonique, qui par le verbe et les sons restitue les vibrations du destin et répand le souffle vital.
Jean-Pierre Longre
23:21 Publié dans Littérature et musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, musique, francophone, japon, akira mizubayashi, gallimard, folio, an-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
09/05/2021
Nouvelles à écouter
Voxebook et la revue « Rue St Ambroise » présentent : Toute une histoire…le premier collector !
Présentation:
Vous n’en croirez pas vos oreilles en vous retrouvant plongés dans les univers singuliers et variés de quatorze histoires brèves et prenantes, toujours étonnantes, souvent émouvantes, parfois amusantes nées de l’imaginaire et de la plume de leurs autrices et auteurs respectifs !
Tour à tour, vous écouterez leur captivante narration quelquefois enrichie de dialogues et, comme dans toute œuvre littéraire, vous entrerez dans les pensées, les sentiments et émotions de leurs personnages… et partagerez la grandeur comme la bassesse de leur humanité, leur amour, leur tendresse, leur jalousie ou leur vengeance, mais aussi leurs voyages, leur poésie, leurs petits ou grands travers ou encore leurs rêves ou réalités de vies qui vous feront sourire, rire, pleurer ou frissonner…
Ce premier « collector » réunit les 14 « Nouvelles de la semaine » sélectionnées et vocalisées au cours du quatrième trimestre de l’année 2020 dans le cadre du partenariat établi entre Vox_eBook et la Revue de la Nouvelle « Rue Saint Ambroise ».
Cette première compilation a été réalisée par les studios VoxeBook.
- Interprétations effectuées par les lectrices et lecteurs de l’association « Lire sans les Yeux » (lisy) : Annie Brault-Théry, Christiane Eliard, Audrey Meyer, Yolande Schmitt, Isabelle Spanagle, Bernadette Wild, Serge Cazenave,Georges Collardé, Pascal lefèvre, Marc Nonnenmacher, Pierre-Alain Widemann.
- Sélections musicales et montage des voix : Marc Nonnenmacher.
- Mixage, mastérisation et conception de la jaquette : Pascal Lefèvre.
- Tragédie d'un confinement ordinaire - Sonia Gravier
- Hésiode bouquiniste - Jean-Pierre Longre
- Les herbes sèches - Alain Nocus
- La pomme d'or - Louis Kervégant
- Festival - HP Lovecraft
- Une croix en or - Marie Chotek
- Sixième jour de dengue - Claire Laurent
- La maîtresse tricote - Tess Bénédicte
- Retour à la maison - Michèle Gerber-Claret
- Sur la plage - Julie Russias
- Abondannce - Roland Goeller
- Mon petit oiseau - Marie-Claire Reppel
- Portrait d'une inconnue - Gilles Lucas
- La méditation d'Alice - Alice Dumontier-Loiseau
Pour commander : https://voxebook.fr/1434909-toute-une-histoire-001.html
http://ruesaintambroise.weebly.com
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08/05/2021
Hystériques, vraiment ?
Lire, relire... Victoria Mas, Le bal des folles, Albin Michel, 2019, Le Livre de poche, 2021
Que se passait-il, à la fin du XIXème siècle, derrière les murs de la Salpêtrière ? C’est ici que règne le fameux docteur Charcot, figure fondatrice de la neurologie moderne, mais figure ambiguë de mandarin qui n’hésite pas à faire ses expériences sur l’hystérie en prenant comme cobayes les pensionnaires de son hôpital. Pensionnaires ? Plutôt prisonnières en proie à la misogynie ambiante et aux convoitises du personnel masculin, enfermées pour des raisons aussi diverses que contestables, même si leur comportement échappe parfois au contrôle de la raison. « Loin d’hystériques qui dansent nu-pieds dans les couloirs froids, seule prédomine ici une lutte muette et quotidienne pour la normalité. ».
Parmi elles, le récit s’intéresse à Louise, adolescente traumatisée par un viol, à Thérèse, ancienne prostituée qui voit dans son enfermement un refuge, et surtout à Eugénie, qui sans le chercher voit des défunts proches lui apparaître et lui parler, et que son intraitable père, soucieux de son statut social et qui ne veut plus entendre parler de sa fille, a emprisonnée dans cet « hôpital » où elle se sent à part. Il y a aussi Geneviève, qui a jusqu’à présent mené toute sa carrière à la Salpêtrière, admiratrice de Charcot, férue de sciences et en particulier d’anatomie, surveillante rigoureuse de ces femmes parfois imprévisibles. Mais voilà que Geneviève se prend à ne pas être insensible au sort d’Eugénie, ni aux pouvoirs que lui a donnés la nature ; un jour elle autorise Louis, le frère compatissant de la jeune fille, à lui faire passer un ouvrage décrié par la médecine officielle, Le Livre des Esprits. C’est là le début de la complicité entre la froide infirmière et la jeune fille éprise d’indépendance. Tout se dénouera à l’occasion du fameux « bal des folles », où à la mi-carême les pensionnaires, qui ont passé des semaines à préparer leurs costumes, sont exposées comme bêtes curieuses aux yeux des invités venus du monde « normal » dans le but de contempler et de commenter l’attitude de ces « aliénées ».
Roman soigneusement construit, Le bal des folles se lit à la fois comme une fiction et comme un document terrible, comme l’histoire de destinées brisées par les circonstances, la société patriarcale et les rigidités de la médecine. C’est aussi, à travers le combat d’Eugénie contre l’oppression paternelle et de Geneviève contre elle-même, le récit d’une lutte pour la liberté des femmes.
Jean-Pierre Longre
09:17 Publié dans Histoire, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, victoria mas, albin michel, jean-pierre longre, le livre de poche | Facebook | | Imprimer |
07/05/2021
Les routes convergentes de l’exode
Lire, relire... Pierre Lemaitre, Miroir de nos peines, Albin Michel, 2020, Le Livre de poche, 2021
Pierre Lemaitre est un remarquable narrateur, qui a l’art de laisser ses lecteurs accrochés en continu à ses romans, juste le temps de les laisser reprendre leur souffle et, de temps en temps, faire le point. Miroir de nos peines, troisième volet d’un fameux triptyque, ne déroge pas à la règle. Nous sommes à la fin de la « drôle de guerre », entre avril et juin 1940, en compagnie de personnages aux tempéraments et aux destins (apparemment) fort différents les uns des autres, et dont les histoires particulières vont être versées dans le creuset de l’Histoire collective, au moment de l’invasion allemande.
Les personnages, donc. D’abord Louise, jeune institutrice qui, outre son travail et après une vie mouvementée, aide M. Jules dans son café, et qui reçoit une étrange proposition d’un client régulier, le docteur Thirion – proposition qui va avoir de fâcheuses conséquences. Puis Gabriel et Raoul, postés comme beaucoup d’autres militaires sur la ligne Maginot, qui vont ensuite participer brièvement aux combats avant d’être incarcérés pour malversations, au grand dam de l’honnête Gabriel, qui a suivi malgré lui Raoul, petit malfrat et grand débrouillard. Il y a aussi Désiré, imposteur caméléon, qui profite des situations dans lesquelles il se trouve pour se couler dans des personnages aussi divers qu’improbables – avocat surprenant, professionnel de l’information, prêtre exalté au service des réfugiés –, et qui chaque fois se tire d’affaire au moment où sa supercherie va être découverte. Quant à Fernand et Alice, couple aimant, ils ont du mal à se séparer alors que Fernand, garde mobile, doit partir en service et qu’Alice, dont la santé est chancelante, va se réfugier chez sa sœur, en province.
On n’expliquera pas ici comment tous ces protagonistes vont se croiser, se rencontrer d’une manière ou d’une autre, se transformer aussi, alors que les routes se remplissent de réfugiés venus de Belgique, du Nord de la France, de Paris… On ne dira pas à la suite de quels concours de circonstances ces routes, « miroirs de nos peines » (puisque, comme l’a écrit Stendhal, « un roman est un miroir qui se promène sur une grande route »…), vont voir se tisser des liens entre des personnages disparates et cependant unis par la complexité des quêtes humaines. Mais on recommandera de lire un roman aux multiples facettes, qui par la fiction reconstitue les grands drames et les petits bonheurs d’une période pleine d’incertitudes et de tourments.
Jean-Pierre Longre
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Une année désarticulée
Lire, relire… Jean-Paul Dubois, Les accommodements raisonnables, Éditions de l’Olivier, 2008. Points, 2009, rééd. Points, 2021
Le titre est presque une redondance, et il résonne dans le livre d’échos multiples : comment s’accommoder « raisonnablement » des aléas de l’existence ? Paul Stern – l’anti-héros favori de Jean-Paul Dubois – est confronté à des difficultés conjugales et familiales. Sa femme Anna souffre de dépression, son père, naguère patriarche rigide, va devenir un galopin septuagénaire et sacrifier à la mode bling-bling, les enfants et petits-enfants vivent leur vie.
Alors, comment raison garder ? En pédalant 31,4 kilomètres par jour dans la campagne toulousaine ? Surtout, en sautant sur l’occasion de s’évader vers Hollywood pour y écrire un scénario aussi vain que convenu. Abandonnant Anna à sa maison de repos, son père à sa nouvelle épouse et à sa nouvelle jeunesse, Paul va connaître l’existence artificielle des milieux cinématographiques, chez ces étranges Américains adeptes « de religiosité spongieuse, de verroterie spirituelle, de macédoine sociale », qui croient qu’un champignon saumâtre peut changer la vie, et pour qui le mensonge vaut bien la réalité. C’est là, dans les bureaux de la production, qu’il rencontre le sosie d’Anna, de 30 ans plus jeune, en la personne de Selma Chantz, avec laquelle il se surprend à retrouver sa jeunesse, ou à faire semblant.
Tout se bouscule, jusqu’à la perte de soi : « Comme si la réalité ne valait plus la peine d’être vécue. Comme si la vie véritable pouvait être remise à plus tard et que l’on m’enjoignait, illico, de sauter dans les tramways de la fiction, de jouir du divertissement perpétuel. Comme si je devais suivre la cadence des algorithmes, ne plus effleurer cette terre, perdre le contact avec le sol de ma mémoire, oublier d’où je venais et vers quoi je tendais ». Le scénario de Désarticulé (c’est le titre du film, qui va si bien aux personnages) se forgera tant bien que mal, et Paul finira par s’en sortir, au prix d’efforts éprouvants. L’histoire (enfin, l’auteur) fait bien les choses : tout se passe au moment où, aux USA, les scénaristes mènent une grève dure et où, en France, arrive au pouvoir un petit homme incarnant la toute-puissance de l’argent, de l’inculture et de la vulgarité, un « vrai baltringue », inaugurant son règne par « cette soirée de gougnafiers et de gandins, cette piteuse nouba fondatrice de la République de la gaudriole ». La satire n’est pas gratuite : dans ce rapprochement entre France et Amérique, ce sont bien les nuages de la poudre aux yeux et les rouages de l’artifice qui sont ici dénoncés.
De cette année « désarticulée », Paul Stern retiendra que la vigilance reste de mise. S’accommoder, certes, mais ne pas sombrer dans l’illusion. « Il me fallut un certain temps pour comprendre que ma famille venait de vivre une année singulière, une période que nous n’avions jamais connue jusque-là et qui nous avait tous amenés à nous enfuir droit devant nous, pareils à des animaux qui détalent devant un incendie. […] L’origine de cette étrange épidémie rôdait quelque part en nous-mêmes. Les accommodements raisonnables que nous avions tacitement conclus nous mettaient pour un temps à l’abri d’un nouveau séisme, mais le mal était toujours là, tapi en chacun de nous, derrière chaque porte, prêt à ressurgir ». Pas de méprise toutefois : Jean-Paul Dubois ne nous fait pas la morale, ne nous donne pas une leçon absolue d’existence. Au lecteur de se faire ses propres idées, tout en se ménageant le plaisir que l’on éprouve à lire un roman bien articulé.
Jean-Pierre Longre
21:39 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, jean-paul dubois, l’olivier, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
03/05/2021
Frappes poétiques
Jean-Jacques Nuel, Hermes Baby, ma machine à écrire, La boucherie littéraire, 2021
Bien pratique : c’est un petit carnet rouge avec plein de pages blanches pouvant accueillir vos notes, pensées, courses à faire, humeurs, croquis, poèmes… Mais c’est aussi un objet d’art : en plein cœur du dit carnet, vous trouvez des pages aussi rouges que la couverture, qui contiennent le recueil de Jean-Jacques Nuel consacré à sa « petite machine à écrire » d’autrefois et à quelques autres considérations à caractère (c’est le cas de le dire) littéraire.
Comme souvent avec l’auteur, l’apparente simplicité de l’écriture poétique, narrative et descriptive révèle, si l’on y prête attention, des souvenirs et des confidences dont l’Hermes Baby (« nom magnifique ») est un élégant truchement, « secrétaire » à la fois peu encombrante et infatigable, à laquelle l’écrivain débutant pouvait se fier sans souci. Et il le dit carrément : « j’aurais dû la prendre / pour modèle », lui qui s’imaginait « une vie / différente » de celle qu’il vivait à l’époque, « prenant mes envies et mes rêves / pour des projets ».
Voilà que ces révélations ouvrent les vannes d’une imagination teintée d’humour (voir par exemple les tribulations d’un éditeur se mettant à la recherche fiévreuse de l’auteur d’un tapuscrit anonyme), ou d’un pessimisme mortifère : « as-tu remarqué / qu’un livre a la même forme / rectangulaire / qu’une tombe / et que la plupart du temps / il reste aussi fermé / qu’un tombeau ». Et dans les deux cas, la machine à écrire est restée dans la mémoire un émouvant instrument de frappes poétiques et de formules percutantes : « nous sommes tous des travailleurs / de force / quant nous sommes forcés / de travailler ».
Jean-Pierre Longre
18:12 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, francophone, jean-jacques nuel, la boucherie littéraire, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |