07/12/2025
La valse des personnages
Mireille Hilsum, La fille au manteau jaune, Pont 9, 2025
Longtemps Mireille Hilsum a travaillé dans les marges de la création littéraire, dévoilant autant que possible à ses étudiants les mystères des œuvres d’Aragon, de Modiano, de Perec et alii, et publiant des études, des essais, des articles sur ses auteurs de prédilection. Elle aurait pu se contenter de ce brillant bilan. Mais non ! Elle a voulu sortir des marges, franchir la frontière qui la séparait de la création même – comme ses semblables le font parfois –, et s’est aventurée en terrain à la fois connu et accidenté, traçant ses propres chemins aux subtiles et complexes sinuosités.
Imaginons. Passant la frontière avec armes et bagages, l’autrice (l’ôtrice, comme elle s’orthographie elle-même, on comprendra pourquoi) pourrait avoir ouvert malencontreusement la valise où elle avait enfermé ses personnages favoris, et voilà que ceux-ci en auraient profité pour s’échapper, s’envoler comme Icare et d’autres le firent dans le dernier roman de Raymond Queneau… Mézalor (comme aurait écrit celui-ci), que faire ? Pleine de ressources, M. H. prend ses personnages au bond, et imagine une agence spécialisée créée par sa narratrice : « Cela faisait bientôt douze ans que je travaillais à l’enlèvement des personnages romanesques. […] C’est ainsi que j’étais devenue une ôtrice indépendante. Habituellement je travaillais au repeuplement du roman contemporain. » Tout naturellement, on aura commencé avec une séduisante allusion métropolitaine, annoncée par le titre, à La petite Bijou de Patrick Modiano. Mais ce n’est qu’un début. Et alors… Nous nous surprenons à fréquenter Balzac, Stendhal, Flaubert, Louise Colet (au passage salutairement réhabilitée), Maupassant, Zola – avec le « prélèvement » de leurs protagonistes destinés à être « recyclés » dans la littérature contemporaine.
C’est ainsi que nous fréquentons aussi Aragon, Emmanuel Bove, Georges Perec, Patrick Modiano (bien sûr), Léo Malet (surprenant peut-être, mais Nestor Burma est un si bon détective) et beaucoup d’autres. Et alors… C’est un joyeux défilé, une folle valse de personnages qui se croisent, s’entrecroisent, se décroisent, s’interpellent pourquoi pas, d’un siècle à l’autre, d’un roman à l’autre, d’un quartier parisien à l’autre, sous la houlette d’une « ôtrice » qui ne fait pas qu’« ôter », mais qui prend des initiatives bienfaisantes (comme le projet de fondation d’un « ouvroir de littérature potentiellement féminine ») et nous fait suivre avec une émotion inédite les méandres secrets de ses ouvrages favoris.
Inédite aussi, la présentation de l’ensemble. La prose romanesque s’assortit d’une mise en page pleine de surprises. Des illustrations, des tableaux récapitulatifs, des pavés didactiques (exemples : définitions d’ « éponyme » ou de « mise en abyme », ou question du genre : « Flaubert a-t-il vraiment prononcé cette célèbre formule : « Madame Bovary, c’est moi ! » ? »), des passages en prose quasiment versifiée, des notes malicieuses etc. La patte de la pédagogue, l’imagination et le style de l’écrivaine : voilà un roman qui nous laisse toute liberté : celle de s’y promener nonchalamment, de s’y perdre sans vergogne, de s’y plonger audacieusement, avec l’espoir de refaire surface un jour… Quoi qu’il en soit, prenez le risque ! Cela vaut largement la peine de le courir.
Jean-Pierre Longre
18:45 Publié dans Littérature, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, mireille hilsum, pont 9, jean-pierre longre |
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