17/06/2025
Finalement on s’y retrouve, délicieusement
François Salmon, Merci pour la tendresse, Asmodée Edern, 2024
Au bout de quelques pages, les questions commencent à fuser dans l’esprit du lecteur : que peuvent avoir à faire ensemble Érik Satie (qui a vraiment existé, comme on le sait) et une certaine Minique Brouillard (personnage de fiction, comme on s’en doute), une chanson d’Anne Sylvestre (belle et connue) et les histoires (belles et méconnues) qu’un certain Martin Laroche raconte à sa petite-fille Jeanne, la foudroyante apparition de Suzanne Valadon dans la vie de Satie et la disparition de l’étrange Sylwia, épouse de Lambert Laroche et mère de Jeanne, une épaisse et mystérieuse enveloppe que Minique reçoit dans sa boîte aux lettres et la piscine de Tournai…? Arrêtons ici l’énumération, car le futur lecteur risque de se dire que voilà un livre bien embrouillé, d’autant que l’auteur en personne n’hésite pas à relever la sauce en glissant son grain de sel parmi les ingrédients romanesques.
Arrêtons donc l’énumération, pour simplement dire que cet apparent désordre (comparable à celui que le grand-père de Jeanne entretient dans son appartement) procure une délicieuse lecture exploratoire, dans une alternance de faits avérés et d’événements inventés, de personnes réelles et de personnages fictifs, de lieux identifiés et de pays imaginaires. On apprend à connaître presque intimement Érik Satie dans sa relation brève mais passionnée avec Suzanne Valadon, musique et peinture en fusion ; par ailleurs on suit les tribulations de la famille Lambert et de Minique Brouillard, infirmière dévouée mais bien seule dans la vie, qui ne laisse pas de nous intéresser et de faire notre admiration ; et on se laisse entraîner dans les belles histoires racontées à Jeanne par son grand-père, puis par celle-là à celui-ci…
Finalement, ce que prévoit l’auteur va se réaliser : « Je l’admets : tout cela doit sembler bordélique. Qu’est-ce que c’est que ces notes sur Satie qui déboulent de nulle part alors que rien n’a encore vraiment commencé ! Et cette enveloppe de papier kraft qui n’en finit pas de ne pas tomber ! […] Je fais de mon mieux. Je prends les choses comme elles viennent, un peu dans le désordre c’est vrai, mais tout devrait s’organiser plus tard. Enfin, c’est l’idée… » Effectivement tout s’organise dans un roman malicieux, didactique, plein de péripéties, de personnages attachants, de musique, de drames, de sourires, d’humour et, comme l’annoncent le titre ainsi que, rythmant le récit, la chanson Les gens qui doutent, de tendresse.
Jean-Pierre Longre
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26/05/2025
JDD l’ « agent double »
Yves Wellens, « Il faut me deviner », Asmodée Edern, 2025
Jacques De Decker était dramaturge et romancier, librettiste et traducteur, mais aussi critique littéraire, biographe et professeur. Donc, comme Yves Wellens le résume, écrivain et « passeur », selon une « double démarche », d’où la qualification d’ « agent double » que ce moteur de la vie littéraire belge s’appliquait à lui-même. Et c’est peut-être ce qui a incité le même Yves Wellens à écrire non une biographie au sens traditionnel du terme, mais un « roman biographié », voire une « fantaisie » sur un personnage qu’il avait assez bien connu, en lançant aux lecteurs une injonction reprenant les mots mêmes de ce personnage : « Il faut me deviner. »
Nous avons donc là une sorte d’enquête faisant alterner dix chapitres de récit à la première personne (celle de l’auteur / narrateur) et huit « portraits » à la troisième personne (ceux du personnage). Et dans cette enquête, des énigmes à résoudre, telles ces mentions répétées dans les agendas, notées « Réunion O ; k.- » avec, chaque fois, un mystérieux chiffre correspondant. Nous assistons en outre à l’exploration de la bibliothèque, plus ou moins bien classée, et nous participons aux promenades dans les rues, selon des itinéraires que Wellens, en fin connaisseur de Bruxelles, se plaît à imaginer. Il y a aussi des rêves, qui se déroulent dans des lieux propices à ce genre d’activité mentale : des théâtres… Car JDD avait une activité théâtrale qui l’occupa beaucoup pendant un certain temps : « Et JDD de voler tout naturellement de théâtre en théâtre, comme s’il en dressait une carte d’état-major à l’échelle de la ville : on le sollicite au Théâtre-Poème […], à l’Esprit-Frappeur […], au Théâtre Molière, aux Galeries, au Parc, au Poche, au National, au Théâtre des Martyrs, au Vaudeville, à la Comédie Claude Volter, au Vilar (certes à Louvain-la-Neuve), à la Compagnie Yvan Baudouin dans une salle à Etterbeek, à l’Éveil, au Public, au Palais des Beaux-Arts, c’est-à-dire au Rideau de Bruxelles, alors logé là. » Voilà qui permet de noter au passage combien Bruxelles est une ville théâtrale. Notons aussi, toujours au passage, que JDD, « on ne peut plus belge », avait des « racines linguistiques » flamandes mais écrivait en français (comme Marie Gevers, Jean Ray, Ghelderode et quelques autres).
La méthode judicieusement choisie par Yves Wellens aboutit à un résultat à la fois original (donc d’un intérêt particulier) et esthétique (d’une esthétique littéraire, bien sûr, mais aussi musicale par sa composition, voire visuelle par la magie des « portraits » et de la belle couverture, lecteurs en mouvements et en couleurs, avec le protagoniste récitant et souriant, comme pour nous faire signe – « Zijn knik » en flamand – en résonance avec un épisode du livre). Et troisième conséquence : que l’on ait connu Jacques De Decker ou non auparavant, cette méthode nous le rend familier et nous incite à le lire ou relire, tout en entrant dans le roman de son intimité.
Jean-Pierre Longre
11:19 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, jacques de decker, yves wellens, asmodée edern, jean-pierre longre | Facebook | |
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