29/09/2025
À la recherche d’une figure perdue
Laurent Mauvignier, La Maison vide, Les éditions de Minuit, 2025
Marie-Ernestine, l’arrière-grand-mère de l’auteur, était née Proust en 1885. Aucun lien de parenté avec Marcel, mais le vaste roman familial de Laurent Mauvignier est construit sur une recherche, celle de la figure perdue de Marguerite, sa grand-mère, une figure qui a été soigneusement ôtée de toutes les photos familiales, une figure sans doute maudite – on va savoir peu à peu pourquoi, grâce à des investigations qui tiennent à la fois de l’enquête minutieuse et de l’imagination. « Je ne fais que du roman –, mais je crois que si ce que j’écris ici est un monde que je découvre en partie en le rêvant, je ne l’invente pas tout à fait : je le reconstruis pièce à pièce, comme une machine d’un autre temps dont on découvre que le mécanisme a pourtant fonctionné un jour et qu’il suffit de le remonter pour qu’il puisse redémarrer. Ce monde, je pars de sa disparition pour le reconstituer, peut-être à l’aveugle, en prenant trop de libertés, mais avec la conviction que je le fais dans le bon sens. »
On fait ainsi la connaissance de l’arrière-arrière-grand-père Firmin, propriétaire terrien autoritaire déçu par ses deux fils et mettant tout ses espoirs en sa « petite Boule d’Or », sa fille Marie-Ernestine qui, malgré des dons exceptionnels pour la musique et ses sentiments plus ou moins voilés pour son professeur de piano, devra se résigner à épouser en 1905 Jules, un employé zélé de son père ; le couple héritera ainsi des exploitations agricoles, de la scierie et d’une domination incontestée sur l’ensemble des possessions et du personnel. Après une longue attente, ce sera en 1913 la naissance de Marguerite, qui n’aura pas le temps de connaître son père tué en Argonne en 1916. Marguerite qui, de victime de la concupiscence masculine deviendra celle sur qui tombe le déshonneur familial, Marguerite qui, auparavant, aura découvert des secrets soigneusement celés par sa mère, cette mère qui refusera toujours de jouer du piano pour sa fille – qui l’écoutera en cachette, l’oreille collée contre le plancher…
Car la musique est au cœur de la relation secrète, presque inconsciente, entre la mère et la fille : « La musique lui parle même lorsque sa mère croit s’enfermer et éloigner sa fille, et c’est peut-être même en l’éloignant que sa mère s’approche au plus près de l’intimité de sa fille ; oui, dans l’esprit de l’enfant, la musique vient pour lui dire une parole que sa mère ne peut pas porter par les mots ni par les gestes ; la musique vient jusqu’à elle pour la bercer, la cajoler, la consoler, l’aimer, lui parler, lui murmurer un langage en-deçà des mots ; la douceur et la tendresse maternelle dont sa mère la prive viennent à elle à travers les poutres du grand salon, ils lui traversent le corps lorsqu’elle écoute, allongée sur le parquet, les doigts qui courent sur le clavier et la musique qui monte et imbibe l’air de la maison, et la maison elle-même, dans le corps même de ses murs et de ses fondations. »
Allons plus loin : l’histoire ici évoquée, « dont, écrit l’auteur, je capte seulement l’écho, la vibration dans l’image tremblante d’une fiction et d’un roman possible », est comparable à une symphonie. L’amplitude de la prose, les suspensions et reprises de son rythme, les mystérieuses résonances et harmonies que portent les phrases, tout cela suscite à la lecture l’émotion que provoque une musique profonde. La maison familiale, que la nouvelle génération a redécouverte après une longue période inoccupée, donne certes une impression de vide. Pourtant, au cœur de ce vide, outre les meubles, un « grand corps sombre trône dans la pièce du bas » : le piano, qui est comme un fil conducteur depuis la passion de Marie-Ernestine jusqu’à l’enfance de l’auteur. Pour celui-ci, la quête de la figure perdue de Marguerite… Oui, et pour les lecteurs la découverte d’un grand roman symphonique.
Jean-Pierre Longre
15:20 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, laurent mauvignier, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | |
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