2669

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

17/06/2014

Mouvante poésie

Ada Milea, Petit mouton, anthologie bilingue, traduction du roumain par Faustine Vega et Nicolas Cavaillès

Irina Mavrodin, Sang vert, anthologie bilingue, traduction du roumain par l’auteur

éditions hochroth Paris, 2014

Poésie, Roumanie, francophone, Ada Milea, Irina Mavrodin, Faustine Vega, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre LongreAda Milea est une artiste aux talents multiples : théâtre, musique, chanson, et poésie. C’est de celle-ci, principalement, que relève Petit mouton, sans qu’il soit fait abstraction des autres genres esthétiques. La chanson, notamment, résonne à maintes reprises dans des textes dont l’oralité se manifeste sous les formes de la comptine détournée, du chant national parodié, de la légende travestie (au premier plan, celle de Mioritza, fameuse ballade populaire).

En quelques textes, se produit le mélange des tonalités et des motifs : l’absurde (si cher à la tradition folklorique roumaine, comme chez Urmuz), l’humour noir et la satire sociale voisinent en bonne entente avec la révolte contre le sort réservé aux peuples, aux femmes, aux petits de ce monde. Pas un instant on ne risque de se détourner d’une poésie qui lance ses appels : « - Oooo, Pastoureau / - Oo, Jouvenceau ! », et invite au rêve collectif : « D’un même mouvement les gens… rêvent tous. / Tous ensemble… rêvent tous ».

Poésie, Roumanie, francophone, Ada Milea, Irina Mavrodin, Faustine Vega, Nicolas Cavaillès, éditions hochroth Paris, Jean-Pierre LongreIrina Mavrodin (1929-2012) est d’abord connue comme essayiste, théoricienne, critique, universitaire de haut vol, traductrice de Proust, Flaubert, Gide, Camus, Ponge et de nombreux autres écrivains ou essayistes… dont elle-même, puisqu’elle est l’auteur des versions roumaine et française des précieux poèmes ici réunis sous le titre de l’un d’eux, Sang vert.

Le sang du corps humain, le vert des « feuilles à nervures », selon une fusion récurrente qui se produit, dans ces courts et beaux textes, entre la nature et l’homme, « sous la peau chaude des pierres », ou bien là où « palpite le cœur des arbres ». Discrètement, l’amour (« écrit sur les ailes des oiseaux ») et la mort (« je ne sais plus / dans quel monde je vis / si je suis ici / ou de l’autre côté ») se glissent entre les « immobiles branches », donnant pérennité aux salutaires et nécessaires mouvements de la poésie et de la vie.

Quoi de commun, tout compte fait, entre Petit mouton et Sang vert ? Formellement, les deux ouvrages offrent de front leurs textes en roumain et en français, et tous deux sont des recueils poétiques. Surtout, leur voisinage dans cette chronique voudrait prouver que le domaine de la poésie est étonnamment étendu, varié, accidenté, inattendu, et montrer, encore une fois, les choix judicieux des éditions hochtoth Paris.

Jean-Pierre Longre

www.paris.hochroth.eu  

11/05/2013

Derrière les portes du pénitencier

Roman, Roumanie, Matéi Visniec, Faustine Vega, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreMatéi Visniec, Monsieur K. libéré, traduit du roumain par Faustine Vega, éditions Non Lieu, 2013

Comme celui du Joseph K… de Kafka, le roman du Kosef J. de Visniec commence par un manquement au rituel du petit déjeuner, qu’a en quelque sorte entraîné le dévoilement du sort subi par les deux personnages : « On avait sûrement calomnié Joseph K…, car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. » (Kafka) ; « Un beau matin, Kosef J. fut libéré. […] Au début, Kosef J. fut profondément stupéfait, légèrement offensé même. » (Visniec). Sans poursuivre le parallèle, qui irait de soi mais qui ne se prête pas au systématisme, on dira que les deux personnages – l’accusé qui conserve jusqu’à un certain point sa liberté, et le libéré qui reste jusqu’à un certain point prisonnier – vont pénétrer dans le labyrinthe de l’absurde, être confrontés à un monde dont ils ne saisissent pas la cohérence, si jamais il en a une, et sentir leur profonde solitude et leur profond désarroi.

C’est bien là le paradoxe : Kosef J. est libéré, mais reste englué « dans l’incapacité d’agir », de sortir de sa condition de prisonnier, de passer les portes. Si d’ailleurs physiquement il y parvient peu ou prou (mais à partir d’où et de quand est-on libre ?), c’est le sentiment d’être un « déserteur » qui le mine, c’est la culpabilité qui le ronge. Et les êtres étranges qu’il côtoie, les dédales souterrains qu’il entrevoit, rien ni personne n’apporte aux questions qu’il se pose des réponses satisfaisantes ou apaisantes. L’univers le plus rassurant ne serait-il pas celui du pénitencier, où la captivité est compensée par la certitude d’une vie immuablement organisée ?

Bien sûr, la fable peut être interprétée comme celle de la libération des pays totalitaires, plus particulièrement de la Roumanie, plus particulièrement encore de ceux qui, comme l’auteur l’a fait en 1987, ont fui le joug de la dictature, et pour qui l’adaptation à un monde différent, énigmatique, comportant aussi ses duretés, voire son hostilité, fut loin d’être aisée. Mais c’est aussi, plus largement et plus profondément, une illustration de ce que l’homme, aspirant à la fois à la liberté et à la servitude, présente de fondamentalement contradictoire. « Ça va être dur avec eux, ils n’accepteront pas aussi facilement la liberté parce qu’elle leur sera incompréhensible ». Fascinant roman que Monsieur K. libéré – déroutant, implacable, et drôlement lucide en même temps.

Jean-Pierre Longre

http://www.editionsnonlieu.fr

www.visniec.com