03/04/2017
« Je viens vivre »
Patricia Cottron-Daubigné, Ceux du lointain, L’Amourier, 2017
Variation sur une question bien connue : peut-on faire de la « bonne poésie » avec de « bons sentiments » ? Oui, si ceux-ci ne sont pas une excuse, et si la poésie en question n’est pas un alibi. Et oui, les poèmes de Patricia Cottron-Daubigné chantent avec force, douleur et vérité la force, la douleur et la vérité de ceux qui cherchent refuge contre la violence, « ceux à qui nous enlevons même / la petitesse d’un pré-fixe comme un bout de terre » : « im-migrants », « é-migrants », « migrants » tout court…
Le poète d’aujourd’hui n’est pas seul à dénoncer « la cruelle désolation », « la guerre, la fuite, l’errance ». C’est sur L’Énéide de Virgile que Patricia Cottron-Daubigné fait reposer toute la première partie de son livre, « Énée de Syrie » rappelant « Énée de Troie », « exilé de tous les siècles de tous les lieux », portant son père et le poids de la guerre sur ses épaules. « C’est chez Virgile que je lis ce que je cherche dans mes mots depuis des mois. Je lis, je regarde, je cherche, je pleure, j’ai honte, j’écris. » (ce « j’écris » deviendra pluriel à la toute fin du recueil : « nous écrirons », manière d’implication collective dans le drame de ceux qui ont à franchir « tant d’écueils et tant d’eau »).
Implication dans l’histoire, implication dans l’écriture de l’actualité : ce peut être le rythme du vers mimant la marche exténuante : « je marche / je ne sais plus / le jour / j’ai compté / au début / puis la peur / a remplacé / les jours / et les nuits… » ; ce peut être un poème infini fait des noms de ceux qui sont morts « en Méditerranée et sur les routes d’Europe ». Cela n’exclut ni les évocations des « camps » délabrés où vivent ceux et celles chez qui l’on voyait « le bel imaginaire de l’enfance lointaine et des livres, des poèmes, du rire et du mouvement, du voyage libre, des jupes et des grands yeux noirs », ni celles du « ban », cette « banlieue de la banlieue » où sont relégués les « bannis », ni le chantant contraste entre la misère et le rire de Brika la Rom.
Ceux du lointain met en poésie les rivages, les naufrages, les images des hommes, des femmes, des enfants que, trop souvent, nous ne voulons pas voir malgré « le flot des mots » et « le mouvement des écrans ». Comme si l’auteure avait décidé que l’expression de notre « honte », de notre « sauvagerie » ne pouvait passer que par la poésie. Elle a raison, avec Virgile et quelques autres, de leur donner au moins le réconfort des mots, de leur donner la parole : « je ne viens rien conquérir / je viens vivre. ».
Jean-Pierre Longre
10:21 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, francophone, patricia cottron-daubigné, l’amourier, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
21/06/2016
L’évangile selon Coudray
Jean-Luc Coudray, Jésus l’apocryphe, L’Amourier, 2016
Voilà un Christ bien étonnant. Non par ses actes mêmes, qui ne diffèrent pas grandement de ceux que relatent les Écritures. Il guérit des malades et des infirmes, marche sur les eaux, provoque une pêche miraculeuse, prêche l’amour de Dieu et des hommes… Toujours en marche, il gravit des montagnes, traverse des forêts, franchit des déserts, se confronte victorieusement à Satan, parle aux gens simples, aux enfants, aux bêtes…
L’originalité de ce Messie d’un genre nouveau réside justement dans sa parole d’une teneur surprenante, d’une sagesse paradoxale, justifiant la souffrance par le plaisir (et inversement), l’amour des autres par l’amour de soi, l’omniprésence de Dieu par son invisibilité, voire son absence, la laideur de la vieillesse par la « beauté spécialisée, qui n’exprime que la sagesse », la création par soustraction et inversion. Par exemple :
« Au commencement, Dieu a créé l’homme.
Puis, il a enlevé sa conscience à l’homme, et cela a créé l’animal.
Puis, il a enlevé son mouvement à l’animal, et cela a créé l’arbre.
Puis, il a enlevé sa vie à l’arbre, et cela a créé le caillou.
Puis, il a enlevé son existence au caillou, et cela a créé Dieu. ».
En images aussi originales que le langage du protagoniste, mêlant l’ancien et le nouveau, le traditionnel et le moderne, Jean-Luc Coudray récrit l’Histoire avec un humour qui provoque la réflexion, avec des raisonnements qui confinent à la philosophie. Et, pour revenir à l’idée de miracle, c’est celui de la nature qui est ici révélé : « La beauté de la nature était un miracle permanent qui montrait la capacité de Dieu de concilier la simplicité de son amour avec la complexité des rouages de la vie. ». Jésus l’apocryphe est un précieux petit livre qui, explorant une psychologie exempte de tout a priori, construisant une cosmologie inattendue, remet en question avec à-propos les croyances et les incroyances, les certitudes et les doutes.
Jean-Pierre Longre
15:56 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, francophone, jean-luc coudray, l’amourier, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
23/12/2015
Vibrants instantanés
Catherine Leblanc, Il n’est pas d’étrangers, L’Amourier, 2015
« Les mots écrits ne sont pas les mêmes que les mots parlés. Ce sont des mots gardés, des mots goûtés, des mots sauvés, des mots choisis un à un pour former une flèche touchant au cœur. Les mots écrits préservent le silence. ». Le dernier texte, en guise de postface à ce délicat petit livre, est en quelque sorte une justification de tout ce qui précède (au cas où elle soit nécessaire), une reprise de son essence même ; car ici les mots écrits « touchent des gens qu’on ne connaît pas, qu’on ne voit jamais, des gens qui sont brûlés ou blessés, des gens qu’il ne faut pas approcher en criant. ».
En quatre sections (« Passants », « Parole première », « Pages volantes », « N’être »), Catherine Leblanc présente tout en finesse, dans de courtes pages empathiques, des êtres qu’elle a croisés dans la rue ou ailleurs, ou qu’elle a connus plus personnellement lors de consultations psychologiques ; elle se présente aussi elle-même à la première personne (« J,e, deux petites lettres pour échapper aux crocs »), avec ses souvenirs et ses impressions. Ceux dont elle parle sont des êtres souvent fragiles, ou sous influence : une petite vieille qui traverse la rue, un garçon contrôlé au faciès par la police, un enfant trop sage pour ne pas être violent au fond de lui, un cheval à la fois puissant et docile, un adolescent perturbé…
Ce ne sont pas des portraits en forme, ni des récits de vie, ni des nouvelles, mais un peu tout cela. « Proses brèves », dit le sous-titre, auquel il faudrait ajouter : poèmes. Une poésie composée d’instantanés qui, loin de figer les existences, les traduit en images vibrantes, comme des « bulles irisées » qui « s’éparpillent » et « s’évaporent », cependant que « l’image reste, indissoluble, indestructible. ».
Jean-Pierre Longre
09:57 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : portraits, poésie, francophone, catherine leblanc, l’amourier, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
23/02/2011
Face à la laideur
Jérôme Bonnetto, Le dégénéré, L’Amourier, 2010
Il y a quatre personnages : le narrateur, Luna, Victor et la jeune pianiste. Ajoutons les Niçois et la musique pour parfaire le compte. Pour raconter l’histoire, « on se parle à soi-même. C’est comme ça que ça commence. C’est comme ça qu’on dégénère ».
Et c’est « comme ça » que le lecteur est embarqué dans ce monologue intérieur, pris dans le tourbillon du soliloque, dans les lacets de la mémoire, dans la spirale de la parole intérieure, dans le piège de l’imagination, dans la folie des fantasmes. Ce qui guide le narrateur, et qui en même temps l’enferme, c’est son exigence. Exigence musicale se préservant « des méfaits de la compromission et du renoncement », face à l’ami Victor qui est devenu une « oie » ; exigence morale face à la corruption de la société, en particulier celle de la ville de Nice, qui est « devenue abjecte » ; exigence esthétique qui lui permet d’entendre les sonates inventées par Luna et de les retranscrire purement et simplement…
Tout aurait pu être beau : Nice et « le jardin d’Alsace-Lorraine », la musique enseignée au conservatoire, la visite de « la jeune pianiste », les demoiselles, les relations avec les autres, ceux qui l’appellent Le Dégénéré. Mais tout, dans la tête du narrateur en proie à lui-même et au monde, est dégénérescence. « C’est à se prendre la tête dans les mains et à ne jamais se la lâcher ». Et tout, dans ses phrases, dit qu’il faudra bien que cela finisse un jour, d’une manière ou d’une autre, comme dans les romans de Marguerite Duras ou dans les tragédies de Racine. Le dégénéré met en mots désespérants l’impuissance devant la laideur du monde et de l’âme humaine. Cela donne un roman angoissant, révolté, sombre, beau.
Jean-Pierre Longre
17:34 Publié dans Littérature, Littérature et musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, jérôme bonnetto, l’amourier, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |