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24/12/2020

Une campagne de rêve

Roman, francophone, Lionel-Édouard Martin, Le bateau ivre, Jean-Pierre LongreLionel-Édouard Martin, Roxane, Le bateau ivre, 2020

Ils sont trois, la soixantaine bien mûre et encore alerte, l’embonpoint assumé, qui après de belles carrières se sont retirés dans leur bourg poitevin d’origine et y forment un « petit cénacle ». Apéritifs quotidiens, copieux repas, conversations interminables, pêche à la ligne, virées dans l’antique AX de l’un d’entre eux… La belle vie, régulière et joyeuse, animée par les récitals de trompe de chasse qu’ils donnent à l’occasion de certaines festivités, revêtus de l’habit rouge traditionnel. Oui, la belle vie, « genre bourgeois-bohèmes des champs, caves profondes, animaux de compagnie », à peine dérangée par quelques Parisiens cherchant à s’installer à la campagne, air pur, « harmonie bucolique » et prix modiques.

Parmi eux, en voilà un qui attire particulièrement leur attention, se renseignant auprès du maire, écumant les agences immobilières, achetant la littérature locale, faisant le trajet à plusieurs reprises et restant même plusieurs jours à examiner ses projets : un moulin au bord de la rivière ? Une grosse propriété ? Un domaine agricole ? Nos trois retraités suivent, espionnent, enquêtent. L’un d’entre eux arrive même à converser avec lui et s’empresse de faire son rapport à ses congénères. Son rêve : s’installer complètement avec sa femme et leur fille Roxane, une enfant fragile, trop sensible à la pollution citadine. Le « zig », avec lequel ils lient une sorte d’amitié malicieuse, commence vraiment à les intriguer, à troubler leur tranquillité. « Qu’est-ce qu’il a, ce zig, de spécial pour à ce point nous obséder ? ». Réponse incertaine : « Sa façon peut-être de s’accrocher à nous, ça fait désespoir de petit baigneur cherchant la perche, comme tombé dans lui-même, dans sa rivière propre, il est là qui panique, mais la perche est une farce, un sucre d’orge, une illusion, ça fond quand on y touche. » Comme si le « petit cénacle » devinait qui est vraiment le « zig ».

Dans son style nourri d’images pittoresques et originales, d’un lexique riche et mêlé, d’une syntaxe rebondissante, avec un sens ravageur de l’humour et du pathétique réunis, Lionel-Édouard Martin mène son roman par étapes successives, faisant alterner les points de vue par le truchement des monologues (ceux du « zig » – y compris les SMS qu’il échange avec Maryelle, sa femme – et ceux du trio), nous laissant savourer quelques morceaux de bravoure (telle la scène affolante d’un molosse déversant son trop-plein, disons… d’affection sur un humain). Peu à peu se mettent en place les ruses du dit trio, le piège qui sera tendu au « Parisien », jusqu’aux surprises finales, au dénouement dévoilant les rêves inaccomplis. Pour le « zig », c’était « rêves à tous les repas, collations comprises, l’imagination flamboyante, le monde lui entre dans la bouche, il le mâche, en fait des mots. » Tout un monde de mots : l’auteur sait de quoi il retourne.

Jean-Pierre Longre

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26/03/2020

Symphonies inachevées

Roman, francophone, Cécile Delalandre, Lionel-Édouard Martin, Le bateau ivre, Jean-Pierre LongreCécile Delalandre, La Bézote suivi de Reste la forêt, Préface de Lionel-Édouard Martin, Le bateau ivre, 2020

L’écriture de Cécile Delalandre relève aussi bien de la composition musicale que de l’élaboration littéraire. Dans la structure même de ses romans (la succession des chapitres, leurs mouvements, leurs liaisons), et dans le jeu des sonorités récurrentes. Par exemple : « Silence, si lent, si lourd », ou « Elle l’a serrée, lacérée par l’angoisse ». Sans oublier la syntaxe et le rythme des phrases ; les phrases nominales et syncopées (« Mal aux pieds, mal aux chevilles, manque d’oxygène. Lui, il marchait derrière moi sans avoir l’air de souffrir. Parfois, il sifflait. Parfois, il s’arrêtait. Moi non. Ne pas rompre l’élan. »), ou les amples périodes en forme d’alexandrins : « Mais mes pas sur le temps ont assoiffé ma quête. […] Boire le lac Victoria, y étendre mon ivresse sur ses grands marécages où pousse le papyrus. Me faut avec Cochise chevaucher des mustangs le long des grandes plaines. ».

Avec cela, les réminiscences, allusions, références qui donnent aux textes une profondeur supplémentaire, bien explorée par Lionel-Édouard Martin dans sa préface (qui en fait dit l’essentiel) : « Si l’imprégnation musicale est patente, cet autre constat ne l’est pas moins : Cécile Delalandre n’écrit pas seule mais bien entourée. Ses textes sont des palimpsestes dont émerge assez souvent le sous-texte sous forme d’un clin d’œil de connivence fait au lecteur. ».

Alors bien sûr, ces deux romans racontent des histoires. Dans La Bézote, le départ pour le Queyras, la rencontre avec celui qu’elle surnomme « le Machu », l’ascension vers un glacier, et le choc entre le réel et le cauchemar. Dans Reste la forêt, la quête de Jeanne sur les traces du passé récent et lointain, et là encore le passage sur le versant de l’inexplicable à l’abbaye de Jumièges… Les deux récits ont été interrompus par la disparition de Cécile Delalandre à l’été 2019, mais résonnent pour toujours d’harmoniques, de sonorités à la fois éclatantes et mystérieuses. Deux symphonies dont l’inachèvement n’enlève rien au bonheur durable de la lecture.

Jean-Pierre Longre

www.editions-lebateauivre.com

24/09/2019

Comment garder les couleurs du temps ?

Roman, francophone, Lionel-Édouard Martin, éditions le Réalgar, Jean-Pierre LongreLionel-Édouard Martin, Tout était devenu trop blanc, le Réalgar, 2019

Dans le village de M***, le narrateur, qui lorsqu’il était étudiant en lettres avait trouvé un petit emploi de guide au musée municipal, avait par la même occasion appris que les peintres locaux ne manquèrent pas à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Et c’est à partir de l’évocation de l’un d’entre eux, Charles Desmassoures, et du récit de Marceline, vieille employée de cuisine née en 1890, que nous connaissons la vie de Charles du Puy du Pin de la Chambue, surnommé Popotame à cause de sa forte corpulence, et dont, sans qu’on le sache à M***, les toiles « s’arrachaient à Drouot, à Sotheby’s, chez Christie’s, pour des centaines de milliers de francs, de livres, de dollars ».

Fils hors normes d’une famille de hobereaux poitevins, dont les particules ne cachent pas complètement l’ascendance paysanne, Charles se révèle très jeune singulièrement doué pour la création artistique, sorte de « Mozart de la peinture ». Sur les conseils de mademoiselle Romanoz, la préceptrice familiale, Desmassoures, marchand de liqueurs et peintre du dimanche déjà cité, par ailleurs assez bien introduit dans les milieux de la bohème artistique parisienne, commence à lui enseigner les rudiments, et voilà notre Popotame parti quotidiennement dans la campagne avec son matériel. « Dès avril prenant la poudre d’escampette, traînant par les prairies tout son barda, chargé comme un baudet, tout sur le dos. La silhouette de profil, c’est la silhouette de l’écureuil debout sur ses pattes, trottinant roux, maladroit, bossu, vers la noisette ; et la noisette, c’est le bout de paysage exploré de l’œil bleu, vaguement expert, l’arbre incliné, pensif, vers le ruisseau, la mare triturée par les grenouilles, le talus gras clouté de ficaires, violettes, pervenches. Il s’arrête, ayant trouvé l’endroit. ». Avec cela, passionné par le Douanier Rousseau, dont il garde toujours avec lui, comme un « nain-nain » de bébé, la reproduction d’une gouache.

Ainsi passe le temps avec ses péripéties et ses bouleversements, le début du siècle, la guerre de 14-18, les années folles, sans que Charles quitte le domaine et son chevalet, vivant « des jours paisibles à la Chambue, sans rien qui rompît la monotonie d’une existence vouée sans partage à la peinture. » Jusqu’à ce qu’une paire de jumeaux dont Charles souffrait mal le voisinage se mettent en tête d’exploiter le sable dont regorge la campagne, dont ils couvrent ainsi les couleurs d’un blanc uniforme et poudreux… Que faire contre le blanc industriel et le noir des corbeaux (les « grolles ») qui infestent les environs et que l’on retrouvera « attablés » dans les entrailles du cadavre de Charles ?

Touchante et terrible, cette histoire de Popotame et de sa famille, que nous propose Lionel-Édouard Martin dans le style à la fois rustique et chantourné qu’il prête à la cuisinière Marceline, à qui le narrateur laisse souvent la parole. Dans un mélange d’élaboration quasiment savante et de simplicité populaire, l’auteur nous offre sa syntaxe bousculée par une poésie tour à tour rocailleuse et fleurie, verdoyante et accidentée, mettant carrément sous nos yeux les toiles de Charles du Puy du Pin de la Chambue et les fragiles couleurs de la campagne.

Jean-Pierre Longre

https://lerealgar-editions.fr

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08/11/2016

La route, les mots

Roman, francophone, Lionel-Édouard Martin, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreLionel-Édouard Martin, Icare au labyrinthe, Les éditions du Sonneur, 2016  

« Tu prends la route, là, n’importe laquelle, tu débouches sur des mots. Tu peux bien sûr baliser ton itinéraire, savoir où tu vas. Mais tu peux aussi te laisser guider par le hasard, te fier à la rencontre. L’amour, les blagues, l’art : joindre, poser l’insolite, tracer du neuf dans le vieux, créer de nouveaux sens. ». Nous sommes là au cœur du livre, au centre d’un itinéraire qui, entre Le Puy et Paris, se trace dans le sillage d’un drôle de couple : lui, poète vieillissant, revenu de beaucoup de choses mais pas de l’art et de l’écriture ; elle, jeune fille de vingt ans à la langue bien pendue et au verbe déluré, Zazie du XXIème siècle issue de l'immatérialité des réseaux sociaux.

Chaque chapitre nous mène sur des territoires qui, apparemment, n’ont rien de romanesque en soi (Le Puy, Vichy, Montmorillon, Tours), avec des incursions dans le passé récent du côté de Paris et Saint-Ouen (où, finalement, tout se rejoindra et tout se dénouera). Rien de romanesque, mais Lionel-Édouard Martin (Liolio pour les intimes, au moins pour la petite Palombine) a l’art, avec une verve non vergogneuse, de faire roman des plus petits événements, des moindres situations : un repas de restaurant provincial, le cours d’une rivière, un bon crû de derrière les fagots, un souvenir d’enfance, un paysage paisiblement rural, le vide d’une ruelle… Et, périodiquement, un morceau de bravoure, une page d’épopée ou de lyrisme grandiose : l’éclatement d’un orage (« la bruyante déferlante, les fracas d’orange et de zébrures, le jour éphémère, convulsif, le battement spasmodique du noir et du safran, la cravache des bourrasques, la pluie en vrac, diluvienne, sur le monde. ») ; ou encore l’apparition de deux volets d’un triptyque de Mantegna (« un raccourci de l’angoisse déboulant sur le triomphe ») où s’est glissé un lapin, « Le lapin », roux comme le Christ dont pour le narrateur il est le symbole (tiens, l’ami versaillais amateur de littérature se nomme Portechrist – tout un programme, et pourquoi pas un fil (d’Ariane) conducteur).

Icare sortira-t-il de son dédale de routes secondaires ? Se brûlera-t-il les ailes au feu des illusions ? Se fera-t-il dévorer par un Minotaure d’aujourd’hui ? Palombine, sa virtuelle compagne de voyage, le rappelle à la réalité avec sa verdeur naturelle. Le dernier morceau de bravoure est la description savoureusement satirique d’une petite foule de parasites snobinards feignant de s’intéresser à l’art, à la musique, à la poésie, et devant qui le narrateur s’aventure à lire sa poésie, avec un succès qu’on laissera au lecteur le soin d’interpréter – de même qu’il interprétera aussi lui-même le tout dernier épisode d’un roman plein de saveurs et de réminiscences (en témoigne la liste des écrivains et artistes déroulée en annexe), d’un roman plein de tendresse et de passion, d’humour et de fureur, et dans lequel, surtout, les mots règnent en maîtres.

Jean-Pierre Longre

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21/05/2012

En quête des autres, en quête de soi

Roman, francophone, Lionel-Édouard Martin, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreLionel-Édouard Martin, Anaïs ou les Gravières, Les éditions du Sonneur, 2012

Est-il pensable de trouver dans un roman d’aujourd’hui des mots comme « voussure », « fluer », « s’aboucher », « croquemitaine », « floches », des expressions comme « botteler les possibles », « j’hypallageais pas mal sur la bouteille » ou des phrases comme « Il fait sur la rivière un temps de libellule » ? Sachez que oui, au moins sous la plume de Lionel-Édouard Martin, maître en poésie suburbaine et semi-rurale.

Ce n’est pas le tout. Anaïs ou les Gravières est un roman aux multiples facettes. Si d’emblée il prend une tournure policière (le meurtre d’une jeune fille, l’enquête d’un journaliste), on s’aperçoit vite que ce n’est pas vraiment ce qui compte. La rencontre de témoins tourne à la galerie de portraits pittoresques, sensibles, emplis de cette humanité que l’on trouve au fond de tous les yeux, pour peu qu’on le veuille. Il y a Anaïs, la lycéenne morte que l’on finira par connaître grâce aux autres, sa mère, qui confie au narrateur son histoire à la fois commune et unique, Mao, Petit louis, Toto Beauze, le légionnaire… Le lecteur les découvre peu à peu – jamais complètement, car le silence et le non-dit forment une part importante de leurs personnalités –, et devine qui est Nathalie, celle dont le destin reste comme une plaie ouverte dans la trame de l’histoire, comme un reflet pathétique de celui d’Anaïs.

Car les récits enchâssés dans l’intrigue, les souvenirs personnels et collectifs, les évocations de paysages campagnards, minéraux, industriels ou urbains, les portraits, tout cela tient dans l’œil de l’observateur, qui lui-même, dans sa solitude, guette le regard des autres, se voit dans l’autre comme dans un miroir : « Mao. Je dis Mao. Je pourrais aussi bien dire « moi ». Moi, c’est presque dans Mao. Mao, c’est presque moi ». Anaïs elle-même, dès avant sa naissance, a cette puissance du regard silencieux qui perce et reflète son entourage. Sa mère le sent : « À Mao, j’ai dit que j’étais enceinte d’une boule de regards, que j’allais accoucher dans quelques mois d’un gros œil dont il n’était pas responsable ».

Et l’écriture elle-même réfléchit le récit (et vice-versa), puisque le narrateur (l’auteur, aussi bien) ne rechigne pas aux considérations sur son travail, son « droit d’invention » : « Juste inventer ; prendre mon deuil au corps, le travailler de mots ». On y revient toujours : dans ce roman en forme d’enquête, l’important c’est la vie, la mort, les « gens » que l’on interroge par les mots, les silences et le regard, toujours en quête de soi.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdusonneur.com    

A noter ! Rencontre avec Lionel-Édouard Martin le 22 mai à 18h à la Librairie du Tramway, 92 rue Moncey, 69003 LYON