16/05/2025
Le roman vrai de quatre destinées
Chimamanda Ngozi Adichie, L’inventaire des rêves, traduit de l’anglais (Nigeria) par Blandine Longre, Gallimard / Du monde entier, 2025
Vers la fin du livre, l’une des protagonistes lance à son interlocutrice : « L’inventaire de tes rêves est incomplet ! » Et quelques pages plus loin : « Quelle conclusion as-tu tirée de l’inventaire de tes rêves ? » C’est à ce moment-là que le titre prend toute sa signification, toute son ampleur, comme un point de convergence de tout ce qui précède – la relation de quatre destinées vécues en fonction des rêves qui y ont présidé.
Quatre femmes, donc, quatre Africaines qui ont en commun, outre les liens familiaux ou amicaux qui les unissent, la volonté d’accomplir leurs rêves, aussi différents soient-ils. Chiamaka, issue d’une riche famille nigériane, tente de satisfaire ses désirs amoureux sans vouloir s’attacher, ainsi que sa soif de voyages en faisant des reportages sur des régions méconnues du globe. On fait la connaissance de son amie Zikora en plein accouchement, elle qui effectivement rêvait mariage et enfants, et qui pourtant ne sera pas entièrement comblée. Omelogor, cousine de Chiamaka, est une femme d’affaires hors pair qui, tout étonnée de devenir millionnaire, va en faire profiter moins chanceux qu’elle : « Tout cet argent pouvait changer de si nombreuses vies. Il pouvait réaliser tant de rêves. » Toutes trois vont être scandalisées lorsque Kiamatou, jeune Guinéenne venue travailler au service de Chiamaka, puis comme femme de chambre dans un grand hôtel de Washington où elle subit une agression sexuelle de la part d’un client aussi célèbre qu’influent, va être déboutée lors du procès sous prétexte qu’elle a menti dans le passé.
Au-delà de leurs différences, les quatre femmes sont animées par des ambitions et des espoirs divers, chacune à sa mesure, chacune selon ses moyens et ses désirs, chacune avec ses tâtonnements, ses déceptions et sa persévérance. Sur fond de confinement dû au Covid et d’exil volontaire, Chimamanda Ngozi Adichie brosse des portraits en action avec un art précis de la description et un sens éprouvé de la narration, une narration tout en va-et-vient temporels et spatiaux, ce qui provoque à la lecture des attentes captivantes.
À propos du personnage de Kadiatou, l’autrice écrit : « L’art a pour objectif d’observer notre monde et d’en être ému, puis de s’engager à essayer de voir clairement ce monde, l’interpréter, le mettre en question. Une sorte de pureté d’intention doit présider à toutes ces formes d’engagement. Ce ne peut être un artifice, il faut que ce soit vrai à un certain niveau. Ce n’est qu’alors que nous pouvons atteindre une réflexion, une illumination et, finalement, espérons-le, une épiphanie. » On peut dire que cet objectif est parfaitement atteint. Les quatre protagonistes sont découvertes à partir de plusieurs points de vue : chacune se raconte elle-même, directement ou indirectement, et chacune est observée par les trois autres, ce qui en révèle d’autres facettes. Au lecteur, saisi par les épisodes ici rapportés, de reconstituer le puzzle présenté en plus de 600 pages. Ainsi comprendra-t-il l’humanité vraie, profondément vraie, de ces héroïnes de fiction en quête de soi, de l’amitié, de l’amour, et d’une place dans le monde. Un beau programme, développé avec brio par une romancière accomplie.
Jean-Pierre Longre
18:48 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone, nigeria, chimamanda ngozi adichie, blandine longre, gallimard | Facebook | |
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27/03/2025
Dix ans après…
Chimamanda Ngozi Adichie, L'inventaire des rêves, traduit de l'anglais (Nigeria) par Blandine Longre, Gallimard / Du monde entier
Présentation :
L’inventaire des rêves, c’est avant tout la naissance de quatre grandes héroïnes, quatre femmes puissantes venues d’Afrique de l’Ouest dont les destins et les rêves se croisent. Chiamaka est une rebelle qui a déçu sa famille huppée du Nigeria, car au mariage avec enfants elle préfère vivre de sa plume, sans attaches. Mais est-ce vraiment son rêve ? Sa meilleure amie Zikora, qui a toujours voulu être mère, réussit à trouver le parfait alter ego, mais sera-t-il à la hauteur ? Quant à Omelogor, cousine de la première, femme d’affaires brillante, elle rêve de combattre les injustices faites aux femmes et plaque tout pour reprendre des études aux États-Unis. Et puis il y a Kadiatou, domestique adorée de Chiamaka, fine cuisinière et tresseuse hors pair. Son rêve américain se réalise quand un hôtel de luxe l’embauche comme femme de chambre, pour le meilleur et surtout pour le pire. Les rêves des femmes seraient-ils plus difficiles à atteindre ?
Dix ans après le succès planétaire d’Americanah, la grande Adichie signe un magnifique nouveau roman, ample et saisissant. En mêlant avec brio sujets profonds et frivolité, drames et douceur, L’inventaire des rêves bouleverse autant qu’il amuse. Car si ces quatre héroïnes inoubliables aiment rêver d’amour, papoter pendant des heures, partager plats savoureux et plaisanteries, elles sont aussi et avant tout des femmes noires qui, chacune à sa manière, doivent questionner l’impact qu’a leur couleur de peau sur leur parcours, et sur le regard des autres.
Chronique à venir…
08:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone, nigeria, chimamanda ngozi adichie, blandine longre, gallimard | Facebook | |
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15/07/2023
« Sais-tu ce que je suis ? »
Akwaeke Emezi, La Mort de Vivek Oji, traduit de l’anglais (Nigeria) par Blandine Longre, Gallimard, « Du monde entier », 2023
« Je ne suis pas ce qu’on croit. […] Et, jour après jour, j’avais du mal à vivre en sachant que les autres me voyaient d’une certaine façon, en sachant qu’ils se trompaient, qu’ils se trompaient lourdement, que le vrai moi était invisible à leurs yeux. » Ainsi s’exprime Vivek, à l’un des moments où sa voix se fait entendre dans le récit où s’expriment tour à tour le jeune protagoniste, son cousin et confident Osita et l’instance narrative extérieure.
Différent, donc, Vivek l’est, cachant à ses parents sa vraie nature que ne connaissent qu’Osita et leurs jeunes amies chez qui il se réfugie régulièrement. Ses parents, Kavita et Chika, le voient dépérir peu à peu, et sa mère se laisse peu à peu persuader par sa belle-sœur Mary de le faire « délivrer » par un pasteur, dans un exorcisme brutal. Échec, bien sûr, et brouille familiale. Finalement, un jour d’émeutes et d’incendie du marché, les parents vont découvrir le cadavre de leur fils mystérieusement déposé devant la porte de leur habitation. Que s’est-il passé ? Sont-ils indirectement responsables de sa mort ? Kavita a-t-elle manqué d’amour pour son fils ? « Ce n’est qu’une fois qu’il était devenu un homme qu’elle prit conscience qu’elle ne pouvait plus l’atteindre, qu’il s’en était allé, si loin que son corps était désormais privé de souffle. Nul autre qu’elle ne pouvait éprouver cette perte de toute une vie. » C’est seulement après sa mort que les parents de Vivek sauront qui était vraiment leur fils.
La construction complexe du roman, dans ses va-et-vient temporels et dans le croisement des voix qu’il fait entendre, est à l’image de la société nigériane qu’il dépeint dans sa diversité et sa vivacité, dans sa langue même (le glossaire final est à cet égard bien utile), une société faite de non-dits et de paroles sincères, de gestes coutumiers et d’attitudes modernes. Surtout, cette construction donne à ressentir le plus crucialement les émotions des âmes, le pathétique des situations, l’injustice des réactions et l’imminence des questions d’identité. Le dramatique destin de Vivek, issu de l’aveuglement familial et social, est pourtant un pas en avant vers la connaissance et la compréhension humaines.
Jean-Pierre Longre
19:12 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone, nigeria, akwaeke emezi, blandine longre, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | |
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