29/11/2018
Misère et rédemption
William Kennedy, L’herbe de fer, traduction de l’américain et postface de Marie-Claire Pasquier, Belfond, 2018
William Kennedy, né en 1928, journaliste et écrivain, est ce que l’on pourrait appeler un romancier « réaliste ». Entendons bien : la démarche « réaliste » en question ne se confond pas avec le récit journalistique, avec le pur reportage ou la simple enquête, même si elle s’attache à la vie quotidienne ; en l’occurrence celle d’un paria, ancien champion de base-ball, père de famille devenu alcoolique et vagabond urbain pendant la Grande Dépression, et celle de ses semblables et compagnons de rue. Le quotidien de ce Francis Phelan, fait d’errances, de rencontres, de la recherche de quelques dollars pour pouvoir manger, boire, trouver un coin où dormir ou tirer d’un mauvais pas sa compagne Helen, est aussi celui de ses souvenirs et de ses fantômes. Les rencontres, ce sont aussi celles des êtres qu’il fait sortir de leur tombe et avec qui il dialogue comme avec des vivants ; parmi eux, le briseur de grève qu’il tua autrefois d’un coup de pierre, ses compagnons de galère disparus avant lui, et surtout son bébé, Gerald, mort par sa faute : « Si je t’ai lâché, ce n’est pas parce que j’étais soûl. Quatre bières, et la quatrième, je ne l’ai même pas finie. […] Ta mère a dit deux mots : « Doux Jésus », et alors nous nous sommes accroupis tous les deux pour te relever. Mais on est tous les deux restés accroupis quand on a vu ton allure. ».
La mort est à l’origine de la fuite et de la clochardisation, mais le désir de vivre et d’aider les autres à vivre fait le reste. Car si la violence physique et sociale est profondément ancrée dans l’existence de Francis, la générosité, la volonté de se racheter, de retrouver les siens (sa femme Annie, ses autres enfants) sont au cœur du roman. « Francis, il l’avait maintenant compris, avait toujours été en guerre avec lui-même, il entretenait en lui des factions dressées les unes contre les autres. Et s’il devait survivre en fin de compte, ce ne serait pas grâce à tel ou tel dieu de la révolution, mais à force de garder la tête claire et un sens exigeant de la vérité. Cette culpabilité qu’il traînait ne méritait pas qu’on se laisse mourir à cause d’elle. Tout ce qu’elle reflétait, c’était les appétits sanguinaires de la nature. Il fallait vivre, au contraire, tenir le coup, tenir bon contre les débordements de la foule, et leur montrer à tous de quoi un homme est capable pour transformer le mal en bien une fois qu’il s’est fixé ce but. ».
Tout se passe à Albany, capitale de l’État de New York, une ville que William Kennedy connaît bien, puisqu’il y a grandi. Une ville dont les quartiers, les avenues, les rues, les arrière-cours, les coins et recoins sont les lieux vivants du récit, une ville qui est un peu ce que Dublin est à James Joyce ou Paris à Raymond Queneau et quelques autres. Les itinéraires tracés par les errances de Francis et de ses comparses forment un trajet poétique, soutenu par un style qui réserve de belles surprises littéraires, qui suggère des images d’une grande intensité, et qui donne, sous l’aspect monologique de la prose, une vision plurielle de l’être humain : au-delà de la misère, dépasser le désespoir pour trouver une forme de rédemption.
Jean-Pierre Longre
23:45 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone (États-unis), william kennedy, marie-claire pasquier, belfond, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |