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19/04/2021

Rêves américains

roman, anglophone (États-Unis), Betty Smith, Maurice Beerblock, belfond, Jean-Pierre LongreBetty Smith, Tout ira mieux demain, traduit de l’anglais (États-Unis) par Maurice Beerblock, Belfond, 2021

Dans le Brooklyn des années 1920, la vie des familles issues de l’émigration européenne n’est pas facile. Petits emplois, petits salaires, logements exigus et inconfortables, sans compter le poids des traditions familiales et religieuses : le mari doit entretenir la famille, la femme doit rester à la maison pour s’occuper du ménage et de la progéniture, et on ne se mélange pas entre catholiques et protestants. Tout cela, Margie Shannon le vit depuis l’enfance, entre des parents qui ne cessent de se quereller tout en restant attachés l’un à l’autre par un sentiment qui confine à l’amour sans que le mot soit prononcé ; un père honnête mais fuyant, une mère possessive, aigrie et autoritaire, et tous deux se sentent périodiquement coupables de ne pouvoir faire assez pour leur fille unique. De son côté, l’enfant devenue jeune fille ne se révolte pas : « Quelquefois, je comprends pourquoi ma mère est ce qu’elle est. Oh ! comme je voudrais qu’elle tâche un peu de me comprendre. […] Tout ce que je désire, c’est qu’un jour quelqu’un vienne à passer, qui cherche un peu à savoir si je suis heureuse. »

Les illusions de Margie entretiennent chez elle un optimisme foncier. « Prête à aimer n’importe qui », confondant « la compassion et l’amour », elle va épouser Frankie, perpétuant la tradition de la femme à la maison et de la pauvreté. Son mari au travail, elle va se retrouver toute la journée seule avec ses rêves et son éternel sourire intérieur : « Tout ira mieux demain. » D’autant qu’elle se prend à imaginer qu’au lieu du peu aimable Frankie, elle aurait peut-être pu épouser M. Prentiss, le patron qui, lorsqu’elle était employée de bureau, était plein d’indulgence et d’attentions pour elle. Mais ce sont vite les remords (« Il suffirait de peu de chose pour que je devienne une femme légère ! ») et le retour à la comptabilité mesquine et impuissante du couple, à la froideur de son mari et au rêve d’avoir un enfant à qui elle pourrait donner ce qu’elle-même n’a jamais pu avoir.

De cette histoire, Zola aurait fait une fresque sociale avec l’évocation des petits métiers (cireur de chaussures, fleuriste ambulant etc.) ; d’autres, moins bien inspirés, en auraient fait un roman à l’eau de rose, ou encore un récit misérabiliste. Rien de tout cela avec Betty Smith, qui a su construire avec grand talent une œuvre à la fois analytique et émouvante, objective et empathique. Combinant le psychologique et le social, le descriptif et le narratif, l’historique et l’anecdotique, le collectif et l’individuel, son roman nous fait suivre le destin d’une jeune femme pleine d’allant et d’optimisme, qui se heurte à sa condition, à l’échec et à la désillusion, mais dont on sent qu’elle réalisera peut-être, dans une certaine mesure, le rêve de son père, qui avait lu un livre d’Horace Alger, De la misère à la fortune, et qui un jour avait posé la question à sa femme : « Que doit faire le citoyen, en Amérique, avait-il dit, mi-sérieux, mi-plaisant, pour avoir une chance de devenir… un Lincoln, par exemple ? ».

Jean-Pierre Longre

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28/08/2019

Le triomphe de la volonté, la charge de la mémoire

Autobiographie, anglophone (États-Unis), Ben Lesser, Blandine Longre, Notes de Nuit, Jean-Pierre LongreBen Lesser, Le sens d’une vie. Du cauchemar nazi au rêve américain. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Notes de Nuit, 2019

Ben Lesser a vécu les atrocités les plus sombres et les bonheurs les plus limpides, les gouffres du désespoir et les ascensions vers la réussite. Comment ne pas admirer la vie, le tempérament, la volonté d’un homme qui a connu les pires cruautés nazies, la perte de la plupart des siens, et qui a malgré tout laissé éclater l’optimisme et l’esprit constructif ? Voici ce qu’il écrit en prélude au récit de son « rêve américain », qu’il réalisa par étapes à partir de 1947 : « Je me trouvais donc aux États-Unis. J’étais un rescapé de la Shoah, un réfugié, un blanc-bec inexpérimenté. Je n’avais ni diplôme, ni métier, ni revenu. J’étais incapable de lire ou de prononcer un seul mot d’anglais. En résumé, j’étais le candidat idéal pour poursuivre le rêve américain ! Et j’étais tellement impatient. Après tout ce que j’avais traversé, et en dépit des nombreux défis qui m’attendaient, comment n’aurais-je pu être optimiste ? J’étais aux États-Unis ! J’étais jeune, libre et en bonne santé, et j’avais toute la vie devant moi. ».

Récit de soi et ouverture sur le monde et les autres, Le sens d’une vie combine la clarté des faits et le poids des sentiments. En un mouvement symétrique qui enveloppe la narration, l’auteur commence par une adresse aux lecteurs, puis à ses parents disparus, et finit inversement avec deux lettres : l’une à ses parents disparus, rédigée depuis le cimetière polonais revu en 2010, l’autre « à mes lecteurs », se terminant par la phrase qui a donné son titre au livre : « On peut choisir de mener une vie qui ait du sens. ».

Car tout est là : le jeune « Baynish », Juif polonais qui, après une enfance heureuse entre Pologne et Hongrie, a connu les camps d’extermination, et est devenu ce Ben Lesser entreprenant habité de projets, a su non seulement saisir les chances qui se présentaient à lui, transformer les déceptions en espoirs, combattre le malheur et trouver le bonheur grâce à ses rencontres, sa femme, ses enfants et petits-enfants, son entourage, mais a surtout donné à sa vie une structure et un « sens » qui lui ont permis, grâce à l’intérêt de sa famille et des jeunes générations, de témoigner de la Shoah, de transmettre la mémoire d’un passé que l’on voudrait révolu. Et le « rêve américain » qu’il a su accomplir n’est pas tant celui de l’enrichissement matériel que celui de la paix et de la liberté : « Je voulais que mes enfants soient de vrais Américains – libres, en bonne santé, nourrissant des rêves qu’ils pourraient concrétiser à leur gré plutôt que des cauchemars qui les emprisonneraient. ».

Le Sens d’une vie est à lire pour ce qu’il relate d’une Histoire récente et pour ce qu’il transmet d’une existence exceptionnelle, dans un récit plein d’anecdotes tragiques ou prometteuses, d’aventures dramatiques mais parfois drôles (voir par exemple la ruée vers l’uranium). Un récit chargé d’émotion, et qui est une leçon d’humanité.

Jean-Pierre Longre

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28/05/2019

Secrets, aveux et trahisons

Roman, anglophone (États-Unis), Douglas Kennedy, Chloé Royer, Belfond, Jean-Pierre LongreLire, relire... Douglas Kennedy, La symphonie du hasard, livre 3, traduit de l’américain par Chloé Royer, Belfond, 2018, Pocket, 2019

Après son retour précipité de Dublin (voir livre 2), Alice se retrouve aux États-Unis, sous le choc de l’attentat au cours duquel Ciaran, son grand amour, a perdu la vie. Retrouvailles avec ses parents pour des relations toujours tumultueuses, poursuite des études, prise de fonctions comme enseignante à la Keene Academy… L’adaptation se fait tant bien que mal dans ce collège de Nouvelle-Angleterre où elle trouve un relatif apaisement de ses traumatismes, jusqu’au moment où elle fait la connaissance d’un père d’élève avec lequel elle noue une relation amoureuse épisodique. Après son retour à New-York, son amitié avec Duncan et Howie, les rapports en dents de scie avec ses parents, ses frères Peter et Adam, si différents l’un de l’autre, peuplent sa solitude. Un poste d’assistante d’édition va lui ouvrir les portes du monde littéraire.

roman,anglophone (États-unis),douglas kennedy,chloé royer,belfond,jean-pierre longreLes détails de la vie d’Alice nous sont contés sur le fond socio-politique de ces années-là : présidence prometteuse mais décevante de Jimmy Carter, élections successives de Ronald Reagan, perte des illusions, triomphe du capitalisme et des « yuppies », surgissement dramatique du sida, tout cela en résonance avec notre propre époque, jusqu’à des allusions malicieuses comme l’apparition sur la scène publique d’un jeune capitaliste à l’ambition démesurée, Donald Trump… Et nous pénétrons dans les arcanes du commerce éditorial, où Alice évolue à son aise : « Que ce soit au lycée, pendant mes études, ou quand je me terrais dans le Vermont, je ne m’étais jamais vraiment imaginée accéder à une position dirigeante. L’autorité et le management étaient des qualités que j’étais persuadée ne pas posséder, et je n’avais pas pour ambition d’encadrer une équipe, même dans un milieu littéraire. Et pourtant voilà que, à tout juste vingt-neuf ans, j’avais sous ma responsabilité une écurie d’auteurs, un budget, des subalternes – et je devais répondre de tout cela aux services commercial et comptabilité […] ». Bref, sinon le bonheur, du moins une forme de satisfaction personnelle qui, si elle ne résout pas tous les problèmes, réjouit le cœur et l’intellect.

C’est un fait : les problèmes ne manquent pas dans l’entourage immédiat d’Alice. Son frère Adam, qui s’est enrichi à coups de manœuvres frauduleuses, va être dénoncé par Peter dans un article au retentissement accablant pour la famille, malgré les tentatives de conciliation de leur sœur, qui en prévoit les conséquences : « La honte salit tout ce qu’elle touche ». Des conséquences, il y en aura, mais aussi, pour Alice, les promesses de l’amour.

Ce troisième livre, qui suscite comme les précédents des réflexions sur l’histoire contemporaine des USA, sur l’écriture littéraire, sur les relations humaines et familiales, sur les secrets, les trahisons et les aveux, boucle en quelque sorte un cycle, puisque l’on retrouve à la fin la situation du début du premier livre : le moment où Alice a décidé de faire, en un récit rétrospectif, le roman de sa famille et de son époque. Mission accomplie pour Douglas Kennedy, qui promet une suite…

Jean-Pierre Longre

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27/05/2019

Une Américaine à Dublin

Roman, anglophone (États-Unis), Douglas Kennedy, Chloé Royer, Belfond, Jean-Pierre LongreLire, relire... Douglas Kennedy, La symphonie du hasard, livre 2, traduit de l’américain par Chloé Royer, Belfond, 2018, Pocket, 2019

La suite promise de la vie d’Alice Burns (voir le livre 1) a pour cadre l’Irlande. Étudiante au Trinity College de Dublin, elle va connaître les tâtonnements, les tribulations, les émotions d’une jeune américaine transplantée dans un pays dont les mœurs religieuses, familiales, sociales sont restées plutôt traditionnelles (et où par ailleurs la Guiness coule à flot…). Recherche d’un logement, prises de contact universitaires, amicales, sentimentales, tout ce qui compose la vie d’Alice et toutes les interrogations qu’elle suscite reposent non seulement sur le présent, mais aussi sur le lourd passé familial et sur un avenir incertain. « Le désespoir que je ressentais chez mes parents m’avait poussée à me bâtir une certaine indépendance, à un âge où la plupart des gens ne cherchent qu’un moyen de s’amuser sans avoir à grandir. […] Des années plus tard, je tomberais sur un mot qui me plairait immédiatement : conjoncture. La symphonie du hasard. Tout ce qui m’arrivait était-il simplement le fruit des circonstances, ou avais-je, par le biais de mes choix et de mes actions, un certain degré d’incidence sur le cours des choses ? ».

roman,anglophone (États-unis),douglas kennedy,chloé royer,belfond,jean-pierre longreAu pays de Joyce, Alice trouve à qui parler de littérature, d’art, de religion, de politique… Et tout se déroule sur le fond historique tourmenté des années 1970 : le Chili sanglant de Pinochet, par lequel la famille Burns est spécialement concernée (le père, proche de la junte et de la CIA, le frère Peter, qui a lutté contre la dictature et a dû se sauver en catastrophe après avoir été témoin d’atrocités), les « Troubles » et les attentats en Irlande, UVF contre IRA… Une incursion à Paris, où Alice rend visite à Peter, lui permet de changer d’atmosphère, de découvrir une ville dont elle rêvait, mais la replonge dans des souvenirs qui avaient été aiguisés par le surgissement inattendu à son domicile de Dublin d’une ancienne camarade pétrie de révolte, de désir de vengeance et de violence. Il y a aussi la rencontre de Ciaran, qui semble être le meilleur choix amoureux, et qui lors d’un séjour à Belfast lui fait connaître ses parents, visiblement à l’opposé des parents Burns : « Voilà donc ce qu’il était possible de ressentir dans une famille aimante et équilibrée ? ».

En quelques mois, Alice vit des expériences nouvelles, formatrices, émouvantes, surprenantes parfois, aussi bien pour elle que pour le lecteur. Il faut dire qu’il n’y a pas meilleur artisan que Douglas Kennedy pour faire de cette brève tranche de vie vue sous les angles psychologique, social et historique un roman palpitant.

Jean-Pierre Longre

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26/05/2019

« Chaque famille est une société secrète »

Roman, anglophone (États-Unis), Douglas Kennedy, Chloé Royer, Belfond, Jean-Pierre LongreLire, relire... Douglas Kennedy, La symphonie du hasard, livre 1, traduit de l’américain par Chloé Royer, Belfond, 2017, Pocket, 2018

Sans conteste, Douglas Kennedy sait écrire des romans, et notre soif narrative ne peut être qu’épanchée à leur lecture. La symphonie du hasard, dans sa construction musicale et sa teneur linéaire, n’a apparemment et malgré son titre rien de hasardeux, et si les péripéties qui en composent la trame laissent supposer que le destin est imprévisible, celui-ci se présente pourtant comme le résultat d’une certaine volonté humaine. En cela – outre le fait que ces péripéties, l’auteur a dû en vivre un certain nombre, ou en tout cas en avoir connaissance, puisque la narratrice Alice est vraisemblablement l’un de ses doubles –, en cela donc, nous avons affaire à un roman réaliste.

Alice Burns, éditrice, rend régulièrement visite à son frère Adam condamné à huit ans de prison. Un jour, il lui fait des révélations inattendues sur un événement de sa jeunesse : « Il fallait que tu le saches. Parce que c’est ce que je suis. Ce que nous sommes. ». Mise malgré elle dans le secret, elle décide de revenir sur le passé. « Si les deux dernières décennies m’ont appris quoi que ce soit, c’est cette vérité essentielle : le malheur est un choix. ».

roman,anglophone (États-unis),douglas kennedy,chloé royer,belfond,jean-pierre longreNous voilà plongés dans l’Amérique du début des années 1970. La vie familiale avec ses conflits, ses secrets, ses non-dits, ses éclats : les parents qui ne peuvent se supporter qu’en menant l’un contre l’autre une sorte de guérilla permanente ; Alice et ses deux frères, Peter et Adam, aux tempéraments et aux visées radicalement différentes. La vie étudiante avec ses excès, ses velléités, les amitiés, les amours, l’alcool, la drogue, les regroupements par affinités, les clans, les inimitiés, les brouilles, les dépressions, les relations parfois étroites, parfois étranges, entre professeurs et élèves… Avec cela, le roman aborde de grands thèmes propres à l’époque : les préjugés racistes et homophobes persistants chez les uns, le progressisme et l’humanisme chez d’autres, les idéaux pacifistes (contre la guerre du Vietnam notamment), les manœuvres financières, les élections présidentielles, les déceptions politiques, le coup d’État de Pinochet au Chili (dont les répercussions dans la famille d’Alice ont leur importance)…

Récit rétrospectif foisonnant, dans lequel la littérature, l’écriture, l’histoire, la vie intellectuelle tiennent une place de choix, ce premier volume offre aussi de larges possibilités de réflexion sur l’existence individuelle, sociale, familiale – ce dernier volet étant inséparable de tout le reste et de cette vérité générale prononcée par l’un des personnages : « Nous avons tous une grande part de mystère ». Les volumes 2 et 3 sont annoncés pour les mois à venir. À suivre donc…

Jean-Pierre Longre

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07/04/2019

Paradoxale émancipation

Roman, anglophone (États-Unis), Rachel Ingalls, Céline Leroy, Belfond, Jean-Pierre LongreRachel Ingalls, Mrs Caliban, traduit de l’américain par Céline Leroy, Belfond, 2019

Dorothy, dont la vie s’écoule sur fond de désespoir et de monotonie entre un mari inattentif et volage, le vide laissé par le deuil de son fils Scotty suivi de la perte d’un bébé, les soins du ménage et de la cuisine, les rendez-vous avec son amie Estelle portée sur l’alcool et les hommes, est l’objet de drôles d’hallucinations auditives : elle croit entendre à la radio des phrases qui s’adressent nommément à elle et ne sait pas comment cela évoluera lorsque, un soir, une sorte de monstre investit sa maison : « Une créature pareille à une grenouille géante de presque deux mètres joua des épaules pour entrer dans la maison, puis se planta devant elle, immobile, les jambes légèrement fléchies, et la regarda droit dans les yeux. ». Elle réalise qu’il s’agit de cet « amphibien géant » qui s’est évadé de l’institut où il faisait l’objet d’expériences cruelles, en tuant un gardien et un médecin. Étrangement, Dorothy surmonte sa peur et se laisse vite séduire par le géant.

À partir de là, sa vie de « desperate housewife » prend une tournure toute nouvelle : « Il ne s’était rien passé pendant tant d’années. Elle avait travaillé pour s’occuper, mais c’était tout. Elle n’avait pour ainsi dire pas de passions, plus vraiment de mariage, pas d’enfants. À présent, enfin, elle avait quelque chose. ». En un retournement paradoxal, « Aquarius » (le nom donné publiquement à la créature), que la radio présente comme un monstre sanguinaire, lui fait découvrir l’émancipation, la liberté, la prise de risques même – puisqu’avec lui, elle se met à parcourir de nuit et en secret les rues et les parcs de la ville, courant le danger de croiser des habitants qui l’identifieraient facilement, vu son allure et sa taille. Il lui fait connaître l’amour, le vrai, la « fleur bleue » dont rêve aussi M. Mendoza, le jardinier, qui est peut-être le seul humain « normal » à la comprendre, voire à la deviner.

Ce roman à la fois vif et poétique (et dont la première édition, précisons-le, date de 1982), tient du conte, ou plutôt de la fable. Ses allures fantastiques ne doivent pas faire illusion : Rachel Ingalls explore ici les manifestations et les dessous d’une réalité psycho-sociale pesante et frustrante, que l’irruption de l’irrationnel révèle avec brio et sans optimisme excessif.

Jean-Pierre Longre

 

Rachel Ingalls vient de décéder (mars 2019) à l’âge de 78 ans.

Née à Boston en 1940, Rachel Ingalls a grandi à Cambridge, dans le Massachusetts. Tour à tour costumière de théâtre, bibliothécaire, lectrice, elle est l’auteure d’une dizaine de livres. Radiophile et cinéphile inconditionnelle, Rachel Ingalls était installée à Londres depuis 1965. (Belfond)

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29/11/2018

Misère et rédemption

Roman, anglophone (États-Unis), William Kennedy, Marie-Claire Pasquier, Belfond, Jean-Pierre LongreWilliam Kennedy, L’herbe de fer, traduction de l’américain et postface de Marie-Claire Pasquier, Belfond, 2018

William Kennedy, né en 1928, journaliste et écrivain, est ce que l’on pourrait appeler un romancier « réaliste ». Entendons bien : la démarche « réaliste » en question ne se confond pas avec le récit journalistique, avec le pur reportage ou la simple enquête, même si elle s’attache à la vie quotidienne ; en l’occurrence celle d’un paria, ancien champion de base-ball, père de famille devenu alcoolique et vagabond urbain pendant la Grande Dépression, et celle de ses semblables et compagnons de rue. Le quotidien de ce Francis Phelan, fait d’errances, de rencontres, de la recherche de quelques dollars pour pouvoir manger, boire, trouver un coin où dormir ou tirer d’un mauvais pas sa compagne Helen, est aussi celui de ses souvenirs et de ses fantômes. Les rencontres, ce sont aussi celles des êtres qu’il fait sortir de leur tombe et avec qui il dialogue comme avec des vivants ; parmi eux, le briseur de grève qu’il tua autrefois d’un coup de pierre, ses compagnons de galère disparus avant lui, et surtout son bébé, Gerald, mort par sa faute : « Si je t’ai lâché, ce n’est pas parce que j’étais soûl. Quatre bières, et la quatrième, je ne l’ai même pas finie. […] Ta mère a dit deux mots : « Doux Jésus », et alors nous nous sommes accroupis tous les deux pour te relever. Mais on est tous les deux restés accroupis quand on a vu ton allure. ».

La mort est à l’origine de la fuite et de la clochardisation, mais le désir de vivre et d’aider les autres à vivre fait le reste. Car si la violence physique et sociale est profondément ancrée dans l’existence de Francis, la générosité, la volonté de se racheter, de retrouver les siens (sa femme Annie, ses autres enfants) sont au cœur du roman. « Francis, il l’avait maintenant compris, avait toujours été en guerre avec lui-même, il entretenait en lui des factions dressées les unes contre les autres. Et s’il devait survivre en fin de compte, ce ne serait pas grâce à tel ou tel dieu de la révolution, mais à force de garder la tête claire et un sens exigeant de la vérité. Cette culpabilité qu’il traînait ne méritait pas qu’on se laisse mourir à cause d’elle. Tout ce qu’elle reflétait, c’était les appétits sanguinaires de la nature. Il fallait vivre, au contraire, tenir le coup, tenir bon contre les débordements de la foule, et leur montrer à tous de quoi un homme est capable pour transformer le mal en bien une fois qu’il s’est fixé ce but. ».

Tout se passe à Albany, capitale de l’État de New York, une ville que William Kennedy connaît bien, puisqu’il y a grandi. Une ville dont les quartiers, les avenues, les rues, les arrière-cours, les coins et recoins sont les lieux vivants du récit, une ville qui est un peu ce que Dublin est à James Joyce ou Paris à Raymond Queneau et quelques autres. Les itinéraires tracés par les errances de Francis et de ses comparses forment un trajet poétique, soutenu par un style qui réserve de belles surprises littéraires, qui suggère des images d’une grande intensité, et qui donne, sous l’aspect monologique de la prose, une vision plurielle de l’être humain : au-delà de la misère, dépasser le désespoir pour trouver une forme de rédemption.

Jean-Pierre Longre

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21/05/2018

Ne jamais renoncer

Essai,  autobiographie, anglophone (États-unis), Eva Mozes Kor, Lisa Rojany Buccieri, Blandine Longre, Notes de nuit, Jean-Pierre LongreEva Mozes Kor et Lisa Rojany Buccieri, Survivre un jour de plus. Le récit d’une jumelle de Mengele à Auschwitz. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Notes de nuit, 2018.

On ne s’habituera jamais à l’horreur, et chaque témoignage sur les camps d’extermination apporte son lot de questions sur « l’espèce humaine », à la suite de celles que se pose Robert Antelme. En lisant Survivre un jour de plus, on se demande comment des hommes, des médecins devenus bourreaux, ont pu se rendre coupables des atrocités infligées à leurs victimes sous prétexte d’expérimentations médicales, et comment les victimes – du moins certaines d’entre elles – ont pu résister aux souffrances. Cette résistance, Eva Mozes Kor l’explique par l’amour que sa jumelle Miriam et elle se portaient mutuellement, ce qui constituait un soutien inébranlable : « Nous nous raccrochions l’une à l’autre parce que nous étions des jumelles. Nous comptions l’une sur l’autre parce que nous étions des sœurs. Et parce que nous appartenions à la même famille, nous ne renoncions pas. ». Ajoutons à cela une force de caractère exceptionnelle : « Je ne suis pas morte, me répétais-je. Je refuse de mourir. Je vais me montrer plus futée que ces docteurs, prouver à Mengele qu’il a tort, et sortir d’ici vivante. ».

Âgées de dix ans, Eva et Miriam, Juives nées en Roumanie, ont été déportées à Auschwitz avec leur famille – leurs parents et leurs deux sœurs, qu’elles ne reverront pas. C’est leur long calvaire qu’avec l’étroite collaboration de Lisa Rojany Buccieri l’auteure relate ici : le départ forcé de leur village sous le regard muet d’une population rongée par l’antisémitisme, l’arrivée brutale au camp, les expériences inhumaines faites sur les jumeaux, et donc sur Eva et Miriam, par Mengele et ses sbires, les maladies, la faim, la peur incessante de la séparation et de la mort, mais le courage inaltérable. Enfin la déroute nazie, la libération par les Russes (qui ne manquent pas de mettre en scène le film de la sortie du camp), et la question de l’avenir qui se pose aux deux fillettes maintenant seules : « Nous avions survécu à Auschwitz. Nous avions onze ans. Nous n’avions désormais qu’une question en tête : comment allions-nous rentrer chez nous ? ». Après maints détours, c’est le retour au village de Porţ, le malaise qui les prend en réalisant que ce ne sera plus jamais comme avant, et la volonté de se construire « une nouvelle vie ». Pendant cinq ans elles vivront à Cluj chez leur tante, puis, avec les difficultés que l’on devine sous le régime roumain de l’époque, ce sera le départ pour Israël.

Devenue par la suite américaine, Eva Mozes Kor a fondé « une association de soutien aux jumeaux ayant survécu aux expérimentations de Josef Mengele, et a aidé à faire pression sur plusieurs gouvernements afin que soit retrouvé ce dernier. ». Après le décès de Miriam, elle a ouvert à sa mémoire le « Musée et centre éducatif de la Shoah », et est devenue une ambassadrice de la paix et du pardon – conformément à ce qu’elle espère transmettre aux jeunes générations et qui conclut l’ouvrage : ne jamais renoncer, et pardonner à ses ennemis. Ce livre poignant, illustré par d’émouvantes photos, est à la fois témoignage nécessaire, leçon de courage et « message de pardon ».

Jean-Pierre Longre

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18/03/2018

Comment monte la haine

Roman, anglophone (États-Unis), Charles Beaumont, Jean-Jacques Villard, Roger Corman, Belfond, Jean-Pierre LongreCharles Beaumont, Un intrus, traduit de l’américain par Jean-Jacques Villard, préface de Roger Corman, Belfond, 2018

En 1954, un arrêt de la Cour Suprême des États-Unis d’Amérique déclare illégale la ségrégation dans les écoles. En conséquence, les Noirs doivent y être admis à côtoyer les Blancs. Dans le sud, la population, qui a gardé en majorité ses préjugés racistes, désapprouve mais accepte tant bien que mal d’obéir à la loi. C’est le cas dans la petite ville de Caxton, qui voit arriver le jour de la rentrée des classes avec résignation.

C’est alors que survient Adam Cramer, un jeune homme dont le charme et le pouvoir de séduction recèlent une ambition démesurée, une idéologie nauséabonde et une totale absence de scrupules. Son but : semer dans la population blanche (dont certains membres intellectuellement limités ou carrément pervers ne demandent que cela) la haine raciale, la division et la violence. Obéissant aux théories fumeuses de son mentor et sous couvert d’une mystérieuse société (la Snap) dont il serait le représentant, il va tenter de démolir le processus d’intégration voulu par la loi à coups de discours publics et d’entrevues avec certains individus. Peu d’habitants tentent de contrecarrer ses agissements : quelques enseignants, d’une manière plus ou moins ouverte, Tom, journaliste au Messenger… Les autres sont aux mieux indifférents, au pire fanatisés par le jeune homme. Et le shérif est dépassé… Le Ku Klux Klan lui-même remet ses effrayantes cérémonies à l’ordre du jour.

Charles Beaumont, en bon scénariste, savait raconter et créer le suspense, maîtrisant l’art des retournements de situations. Mais si ce n’était que cela, Un intrus ne serait qu’un roman captivant de plus. Outre les rappels concernant l’histoire des États-Unis (la ségrégation et les difficultés de la « déségrégation » dues au racisme plus ou moins latent à l’égard des anciens esclaves), on découvre dans le roman toutes les ficelles dont un être retors peut user à des fins néfastes, tous les mensonges (certains diraient maintenant les « fake news ») déroulés pour convaincre une population crédule et faire monter la haine en son sein. Par exemple, pour justifier l’esclavage et ses suites, prétendre à l’infériorité des Africains et arriver à cette aberration : « Cela démontre nettement que les nègres étaient extrêmement satisfaits de leur état de servitude et qu’au cas où ils ne l’auraient pas été ils n’auraient rien fait pour y remédier. ». On approfondit aussi la notion de populisme : le discret principal du collège a tout compris des manœuvres fallacieuses d’Adam Cramer à l’intention des « gens moyens » : « Si nous n’avions affaire qu’aux fanatiques et aux idiots, il n’y aurait pas de difficulté. Non, Miss Angoff, ce sont les gens moyens. Ce sont nos amis mêmes, Mrs. Gargan et Mr. Spivak, et Mrs. Selfried, professeurs, commerçants, politiciens… De braves gens, intelligents, honnêtes, affables. C’est à eux que nous avons affaire. ». On le perçoit facilement, ces propos et d’autres résonnent à nos oreilles et à nos esprits de citoyens du XXIe siècle ; l’histoire des années 1950 nous plonge dans notre propre époque en pointant du doigt un certain nombre de ses tares (montée des populismes, sensibilité des populations aux discours extrémistes, résurgence des racismes, rejet de l’autre, repli sur soi…), dont cette intéressante réédition (le livre date de 1959) illustre malheureusement le caractère cyclique.

Jean-Pierre Longre

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08/01/2018

Une misère monumentale

Roman, anglophone (États-Unis), Erskine Caldwell, Maurice-Edgar Coindreau, Belfond, Jean-Pierre LongreErskine Caldwell, La route au tabac, traduit de l’américain par Maurice-Edgar Coindreau, Belfond, 2017

Erskine Caldwell (1903-1987), comme John Steinbeck et quelques autres écrivains américains de la même génération, mais avec ses spécificités, est un romancier des « petits », ceux qui ont été victimes, entre autres, de la « Grande Dépression », qui ont tenté de survivre malgré la ruine, le dénuement complet, la faim quotidienne, le désespoir profond. La route au tabac (1932) fut son premier vrai succès, et sa réédition dans la collection « Vintage » de Belfond est une belle occasion de (re)faire connaissance avec l’un des monuments de la littérature américaine et avec la prose particulière et les personnages singuliers de Caldwell.

En Géorgie, la famille Lester a été riche : 75 ans avant les faits relatés, « tout le pays autour de la ferme avait appartenu au grand-père de Jeeter », qui y cultivait le tabac ; ce tabac partait par barils entiers sur la route construite pour cela. Mais à la suite de la crise et de la vente des terres, « Jeeter était tombé dans la plus abjecte pauvreté. On lui avait enlevé ses moyens de subsistance, et il mourait de faim lentement. ». La plupart des nombreux enfants qu’il a eus avec Ada sont partis on ne sait où, sans doute travailler dans des filatures, et seuls sont encore là, dans les bâtiments pourris qui restent un peu debout, outre Jeeter et Ada, la grand-mère dont personne ne s’occupe, Dude, adolescent déjanté, et Ellie May, avide d’amour mais dont le bec de lièvre jamais soigné éloigne les éventuels soupirants. Ce petit monde, dont l’absence de ressources n’a d’égale que la totale amoralité, use de tous les expédients possibles pour survivre au jour le jour : réparer une vieille auto, voler des navets, tenter de vendre du bois inutilisable, marier Dude à une pseudo-évangéliste aux mœurs suspectes qui pourra les faire profiter de sa voiture neuve…

Roman, anglophone (États-Unis), Erskine Caldwell, Maurice-Edgar Coindreau, Belfond, Jean-Pierre LongreHumour noir, cocasserie, provocation, crudité sordide, tragédie… Le style, les personnages, les situations sont au-delà du réalisme, voire du naturalisme, à l’instar de la première longue séquence où un sac de navets crée une situation à la fois burlesque et dramatique. Les sous-entendus, les non-dits, l’absurdité n’empêchent pas la révolte de s’exprimer, une révolte dans laquelle, paradoxalement, Dieu est mis à contribution : « Vous autres, les richards d’Augusta, vous saignez à blanc le pauvre monde. Vous ne travaillez pas, et vous empochez tout l’argent que gagnent les fermiers. Regardez-moi : je travaille toute l’année avec Dude qui laboure, et Ada et Ellie May qui m’aident à sarcler le coton et à le ramasser à l’automne, et qu’est-ce que j’en retire ? Pas un radis, sauf trois dollars que je dois. C’est pas juste, que j’dis. Dieu n’est pas de votre côté. Et Il ne tolérera pas bien longtemps non plus des tricheries de ce genre. Il ne vous aime pas tant que vous croyez, vous, les riches. Le Bon Dieu, Il aime les pauvres. ». Symboles de la dégradation des corps et des âmes, les biens matériels (cultures, maisons, automobiles) sont soumis à la destruction irrémédiable, à la mort qui rôde. La route au tabac, depuis sa parution et ses adaptations pour le cinéma et le théâtre, n’en finit pas, sans précautions ni commentaires superflus, de dénoncer la misère humaine.

Jean-Pierre Longre

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