23/04/2010
La noblesse des parvenus
Jean Prévost
Le sel sur la plaie
Zulma, 2009
Dieudonné Crouzon est d’abord un intellectuel humilié : par la pauvreté, par la calomnie, par la lâcheté de ses camarades. Fort de ses études de Lettres et de Droit, rongé par la rage sociale, il quitte brusquement Paris pour Châteauroux, incarnation de la France profonde, où la soif de revanche le transforme en arriviste : le journalisme, l’imprimerie, la publicité, la politique… Il devient un notable local, un homme d’affaires de province qui, fortune faite et la crise des années 1930 aidant, pourra revenir savourer son ascension à Paris.
Le sel sur la plaie fait partie de ces grands romans trop méconnus de l’entre-deux-guerres dont les protagonistes, tout en rappelant les héros des romans initiatiques du XIXe siècle, se construisent sur la modernité (encore très actuelle) d’un monde en pleine mutation. L’ambition de Crouzon peut faire penser à celle de Rastignac ou de Bel-Ami, mais elle est plus proche de celle de Julien Sorel, dont Jérôme Garcin, dans sa préface, affirme à juste titre qu’il est un « cousin germain ». Son ambition est intimement liée à ses états d’âme, et ses sentiments le guident davantage que la simple soif de fortune et de notoriété ; les femmes (l’Epervière, Mme Rougeau, Anne-Marie) ne sont pas, comme pour le Leroy de Maupassant, des échelons de l’ascension sociale, mais de sincères étapes amoureuses ; l’amour et l’amitié lui valent autant de déboires que de coups de chance… Bref, Crouzon est profondément humain, lui qui, selon les mots de son ami Boutin, philosophe et poète, garde « la seule noblesse, celle des parvenus ».
Jean Prévost, mort prématurément dans la bataille du Vercors, n’a pas eu le temps de donner la pleine mesure de son talent. Ses beaux essais sur Stendhal ou Baudelaire, son abondante production journalistique, ses romans vifs et roboratifs appelaient une suite dont les balles nazies nous ont privés. Avec Le sel sur la plaie, nous avons non seulement le bonheur d’une réédition bienvenue, mais aussi la grâce d’une écriture alerte, incisive, dont la vigueur quasiment physique s’associe à la clairvoyance psychologique, et qui depuis 1944 nous manque.
Jean-Pierre Longre
18:58 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, jean prévost, jean-pierre longre, zulma | Facebook | | Imprimer |
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