08/01/2018
Une misère monumentale
Erskine Caldwell, La route au tabac, traduit de l’américain par Maurice-Edgar Coindreau, Belfond, 2017
Erskine Caldwell (1903-1987), comme John Steinbeck et quelques autres écrivains américains de la même génération, mais avec ses spécificités, est un romancier des « petits », ceux qui ont été victimes, entre autres, de la « Grande Dépression », qui ont tenté de survivre malgré la ruine, le dénuement complet, la faim quotidienne, le désespoir profond. La route au tabac (1932) fut son premier vrai succès, et sa réédition dans la collection « Vintage » de Belfond est une belle occasion de (re)faire connaissance avec l’un des monuments de la littérature américaine et avec la prose particulière et les personnages singuliers de Caldwell.
En Géorgie, la famille Lester a été riche : 75 ans avant les faits relatés, « tout le pays autour de la ferme avait appartenu au grand-père de Jeeter », qui y cultivait le tabac ; ce tabac partait par barils entiers sur la route construite pour cela. Mais à la suite de la crise et de la vente des terres, « Jeeter était tombé dans la plus abjecte pauvreté. On lui avait enlevé ses moyens de subsistance, et il mourait de faim lentement. ». La plupart des nombreux enfants qu’il a eus avec Ada sont partis on ne sait où, sans doute travailler dans des filatures, et seuls sont encore là, dans les bâtiments pourris qui restent un peu debout, outre Jeeter et Ada, la grand-mère dont personne ne s’occupe, Dude, adolescent déjanté, et Ellie May, avide d’amour mais dont le bec de lièvre jamais soigné éloigne les éventuels soupirants. Ce petit monde, dont l’absence de ressources n’a d’égale que la totale amoralité, use de tous les expédients possibles pour survivre au jour le jour : réparer une vieille auto, voler des navets, tenter de vendre du bois inutilisable, marier Dude à une pseudo-évangéliste aux mœurs suspectes qui pourra les faire profiter de sa voiture neuve…
Humour noir, cocasserie, provocation, crudité sordide, tragédie… Le style, les personnages, les situations sont au-delà du réalisme, voire du naturalisme, à l’instar de la première longue séquence où un sac de navets crée une situation à la fois burlesque et dramatique. Les sous-entendus, les non-dits, l’absurdité n’empêchent pas la révolte de s’exprimer, une révolte dans laquelle, paradoxalement, Dieu est mis à contribution : « Vous autres, les richards d’Augusta, vous saignez à blanc le pauvre monde. Vous ne travaillez pas, et vous empochez tout l’argent que gagnent les fermiers. Regardez-moi : je travaille toute l’année avec Dude qui laboure, et Ada et Ellie May qui m’aident à sarcler le coton et à le ramasser à l’automne, et qu’est-ce que j’en retire ? Pas un radis, sauf trois dollars que je dois. C’est pas juste, que j’dis. Dieu n’est pas de votre côté. Et Il ne tolérera pas bien longtemps non plus des tricheries de ce genre. Il ne vous aime pas tant que vous croyez, vous, les riches. Le Bon Dieu, Il aime les pauvres. ». Symboles de la dégradation des corps et des âmes, les biens matériels (cultures, maisons, automobiles) sont soumis à la destruction irrémédiable, à la mort qui rôde. La route au tabac, depuis sa parution et ses adaptations pour le cinéma et le théâtre, n’en finit pas, sans précautions ni commentaires superflus, de dénoncer la misère humaine.
Jean-Pierre Longre
19:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone (États-unis), erskine caldwell, maurice-edgar coindreau, belfond, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
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