24/02/2018
Confidences de femmes
Leïla Slimani, Laetitia Coryn, Paroles d’honneur, Les Arènes BD, 2017
Leïla Slimani, on le sait, a obtenu le prix Goncourt pour son roman Chanson douce en 2016. Peut-être connaît-on aussi son essai intitulé Sexe et mensonges (Les Arènes). Paroles d’honneur en est l’adaptation graphique, faite avec la dessinatrice Laetitia Coryn et, pour les couleurs, Sandra Desmazières. L’occasion pour les auteures de mettre en images, en paroles, en fiction et à la portée de tout le monde le récit et les résultats, sous forme de docu-roman graphique, de conversations que Leïla Slimani a eues, au Maroc, avec Nour et d’autres jeunes femmes à propos de leur vie sexuelle.
« Cette parole vibrante et intense, ces histoires qui m’ont tant émue, qui m’ont mise en colère et parfois révoltée […], cette parole est politique, engagée, émancipatrice », écrit-elle. Il faut attentivement considérer, voir, lire cet ouvrage qui dit et montre la misère sexuelle, l’hypocrisie, l’angoisse parfois ; qui dit et montre la mise à l’écart de celles qui n’entrent pas dans la norme (virginité, mariage plus ou moins consenti, enfants) ; de celles qui, restant célibataires, courent le risque d’être assimilées aux prostituées (elles-mêmes mises au ban de la société mais fréquentées par beaucoup d’hommes) ; des homosexuels, hommes ou femmes… Certes, dans cette société régie par la loi d’une religion mal interprétée, par les tabous familiaux et « le regard de l’autre », tout n’est pas blanc ou noir. Il y a celles qui se révoltent, il y a aussi des hommes compréhensifs, voire eux-mêmes féministes.
La fraîcheur et l’expressivité des dessins, la précision des portraits et la beauté colorée des décors, le naturel et la force des dialogues mettent en scène les drames qui se jouent, souvent en secret, dans la société marocaine, mais aussi les quelques avancées, les petits progrès, et l’optimisme qui émane de la jeunesse, cet optimisme incarné par un jeune ami de Leïla : « Moi, comme beaucoup de mes copains, je ne suis pas d’accord avec cette morale rétrograde et hypocrite qui nous empêche de profiter pleinement de notre jeunesse. Et c’est aussi valable pour les hommes que pour les femmes. Et même si on a du mal à se faire entendre on ne baisse pas les bras. On ne nous fera pas taire. Ce pays changera ! Et j’ai vraiment espoir… ».
Jean-Pierre Longre
09:25 Publié dans Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bande dessinée, essai, francophone, leïla slimani, laetitia coryn, sandra desmazières, les arènes, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
17/02/2018
« Laisser inventer la main »
Eugène Ionesco, Le blanc et le noir, Gallimard, L’imaginaire, 2017
On connaît évidemment le théâtre de Ionesco, moins évidemment ses essais, encore moins ses écrits narratifs. Mais connaît-on son œuvre graphique ? Certes beaucoup plus restreinte que son œuvre littéraire, elle existe bel et bien, dans un esprit créatif similaire à celle-ci. Séjournant à Saint-Gall avec sa femme et sa fille, le dramaturge s’adonna, grâce à des amis, à l’art de la lithographie, et cela donna Le blanc et le noir, publié d’abord en Suisse en 1981, puis en France, chez Gallimard, en 1985. La collection « L’imaginaire », dans laquelle figure cette nouvelle édition, va comme un gant à la main inventive et quelque peu iconoclaste de l’auteur, qui écrit lui-même : « Quand je commence à faire quelque chose, c’est autre chose qui sort. Souvent, c’est mieux, c’est préférable, il faut que le rythme y soit. Le rythme est tout. C’est pour cela, dis-je de nouveau, qu’il faut laisser inventer la main. ».
Les quinze lithographies du livre (en noir et blanc, donc) sont précédées d’une longue introduction et, pour chacune d’entre elles, de commentaires parfois brefs. Pour Ionesco, le dessin semble être une découverte, ou une redécouverte : « Je recommence depuis rien. ». Et à l’imagination s’ajoute « une sincérité totale, naïve. ». À lire ses commentaires, on a l’impression qu'il découvre ses propres dessins, les décrit, les interprète comme peut le faire le lecteur, jusqu’à se questionner. Par exemple, pour le premier, à propos des figures qu’il représente : « Et voici leur chef, le maître, le dictateur, le tyran. Que sont ces quatre têtes déformées, caricaturales qui l’entourent dans les quatre coins de la feuille ? Ce sont ses adjoints, vraisemblablement. ». Ou encore : « Dans le coin de gauche, en haut, encadrée, c’est bien une croix. Une croix bien triste, esseulée. Est-ce parce qu’elle est en manque de crucifié ? Oui, si vous voulez. Mais les pendus ne sont pas de vrais pendus. ».
Les questions que se pose l’auteur à propos de cette œuvre graphique sont celles qu’il se pose à propos de son œuvre écrite. Les commentaires qui relient les images sont parcourus de réflexions non seulement sur le dessin, mais aussi sur la vie et la mort, sur le remords, sur la foi et la religion, sur le théâtre (qui « parle trop » !), sur le silence et le besoin de sérénité. Et la sincérité toujours, qui permet à l’auteur d’insister sur ses propres contradictions – contradictions et dualité qui, en fait, nourrissent son œuvre : « Je me contredis tout le temps, j’affirme tantôt ceci, tantôt cela. » : blanc et noir, oui et non, bien et mal, tragique et comique, avec ces aveux : « Dès ma première pièce de théâtre, je me suis pris à vouloir écrire la tragédie du langage : ce fut comique. […] Tout ce que je dis est double. […] Il y a peu de choses qui séparent l’horrible du comique. ». C’est écrit à propos du théâtre, mais les lithographies qui composent ce livre en sont une illustration expressive, et un aveu de plus.
Jean-Pierre Longre
11:40 Publié dans Essai, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, dessin, francophone, eugène ionesco, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
01/02/2018
Prendre conscience du langage
Radu Bata, Survivre malgré le bonheur, Jacques André éditeur, 2018
Radu Bata nous a naguère fait boire « le philtre des nuages » jusqu’à l’ivresse, et il nous enjoint maintenant de « survivre malgré le bonheur ». Titre paradoxal, non ? Mais attention : si on lit bien le texte « Partie de plaisir » (page 47), on mesure la malice fortement teintée de satire, puisqu’il s’agit de « survivre malgré le bonheur / produit à la chaîne / […] malgré la menace de félicité / qui nous gouverne ». Toute une philosophie. Si le poète joue avec les mots (et il ne s’en prive pas !), avec leurs sonorités, leurs rythmes, leurs ambiguïtés, leurs affinités, leurs contradictions, leurs bizarreries, c’est pour mieux nous faire prendre conscience du langage, de son infinie portée, se son insondable profondeur, de sa beauté originelle.
Car cette conscience ne va pas de soi. Sous l’allure facile de l’écriture (les maintenant fameuses « poésettes », poésie « sans prise de tête »), se tapissent la séduction stylistique et la recherche linguistique, se mêlent le plaisir et le travail – d’une manière d’autant plus étroite que cela se conçoit sous la plume d’un écrivain qui a fait le choix personnel de la langue française, en connaissance de cause ; d’un écrivain pour qui sont compatibles les expressions les plus actuelles et les thèmes permanents de la poésie, les suites fluides de strophes et la forme compacte du haïku (entre autres).
L’œuvre de Radu Bata vise à réconcilier les générations montantes avec la poésie. La réussite de l’entreprise est certaine. Cependant il y a, aussi, large matière à étude poéticienne. On s’en gardera ici, mais les références littéraires, les motifs récurrents, tels l’amour et ses aléas, le temps qui passe et le vieillissement, l’exil (qui « n’est heureux que parmi les mots »), les origines roumaines (« je fais des allers-retours / entre les deux langues »), d’autres encore, incitent à une lecture où se combinent le plaisir immédiat et l’attention soutenue, où se révèle le double bonheur de la rêverie et de la méditation.
Et il y a les nuages, éphémères ou permanents, rêvés ou réels, blancs ou gris, capables de tout et à l’origine de tout (« nous sommes les enfants / des nuages »), les nuages qui apparaissent et disparaissent au gré des pages, les « nuages sans patrie » - ceux de l’étranger, de l’exilé, du voyageur –, les nuages joyeux, les nuages qui pleurent… Il n’y a pas qu’eux, bien sûr, mais ils peuplent si bien le recueil qu’on ne peut pas ne pas les assimiler à la poésie même de Radu Bata – comme les illustrations qui ponctuent les poèmes, ces belles images oniriques et colorées, teintées de fantastique et de surréalisme que quinze artistes offrent aux mots du poète et aux yeux du lecteur.
Que peut-il faire, ce lecteur, sinon continuer à lire, à relire, à contempler ? Et inciter ses semblables à lire, relire, contempler. Foin (et fin) des commentaires, laissons la place à l’œuvre et aux traces qu’elle laisse en nous.
l’œuvre compte moins
que l’ombre
qui s’en dégage
et finalement :
pour avoir longtemps appris
à parler avec les gens
j’enseigne
aujourd’hui
le silence
Jean-Pierre Longre
10:01 Publié dans Littérature, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : poésie, images, francophone, roumanie, radu bata, jacques andré éditeur, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |