25/03/2018
De la haine à l’amour
Tatiana Ţibuleac, L’été où maman a eu les yeux verts, traduit du roumain par Philippe Loubière, Éditions des Syrtes, 2018
« Il n’existera jamais rien de plus merveilleux que Mika. ». Mais Mika est morte, et son frère Aleksy est devenu violent, sans doute parce que ses parents l’ont tenu, après cela, pour quantité négligeable. Le père « ne dessoûlait plus » ; quant à la mère… « Pendant tous ces mois, la femme qui m’a donné le jour ne m’a jamais regardé, comme si j’étais un espace vide. Comme si c’était moi qui avais tué Mika. Je me rappelle que je m’approchais d’elle en pleurant, que j’essayais de lui prendre les genoux ou la taille – plus haut, je n’y arrivais jamais – et qu’elle me repoussait du pied comme un chien pouilleux. ». Seule la grand-mère est « restée normale ». Voilà donc ce qu’il reste de cette famille polonaise émigrée en Angleterre. Quelques années plus tard, à l’occasion de vacances d’été, la mère vient sortir son fils adolescent de l’établissement spécialisé où il est pensionnaire ; relations tendues entre les deux, qui vont s’installer dans une maison de la campagne française – ce qui prive Aleksy d’un voyage prévu à Amsterdam avec deux amis.
Ponctué de petits couplets définissant poétiquement « les yeux de maman » (qui, en particulier, « étaient mes histoires non racontées », laissant deviner les non-dits du récit), l’ensemble se met en place progressivement, les soixante-dix-sept courts chapitres formant autant d’étapes dans la découverte mutuelle des deux êtres qui apprennent à se supporter, puis à s’aimer. À mesure que visiblement s’approche la mort de la mère malade, la vie et les sentiments s’installent dans le cœur du fils, ce fils qui de sa « folie » tirera une vocation de peintre à succès et au « génie déjanté ». C’est d’ailleurs depuis cette vie d’adulte qu’Aleksy, entouré « d’un monde bigarré et avide », et sur les conseils de son psychiatre, raconte son passé, la découverte progressive de son attachement filial, ses émotions, les rencontres faites cet été-là dans ce village français, l’amour tragiquement inachevé pour Moïra (dont le souvenir « résonne comme une bombe atomique »)…
Le roman commence dans une atmosphère qui pourrait rappeler celle du Grand Cahier d’Agota Kristof (sécheresse des cœurs, absence de sentiments, cruauté et crudité de la prose), mais finit bien différemment, avec la perspective du souvenir éternellement aimant : « Les yeux de maman étaient des promesses de bourgeons. ». Au rythme des semi-révélations de plus en plus éclairantes, la ligne ascendante de l’affection se fraie un chemin cahoteux parmi les accidents de la vie. Tout cela dans une langue sans concessions, en un style à la fois vigoureux, sensible et expressionniste. Tatiana Ţibuleac, qui vit en France, a fait paraître L’été où maman a eu les yeux verts (Vara în care mama a avut ochii verzi) dans sa Moldavie natale en 2017. Sa traduction, une vraie réussite, livre au public francophone un roman aussi intrigant, aussi prenant et aussi beau que son titre le laisse entendre.
Jean-Pierre Longre
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18/03/2018
Comment monte la haine
Charles Beaumont, Un intrus, traduit de l’américain par Jean-Jacques Villard, préface de Roger Corman, Belfond, 2018
En 1954, un arrêt de la Cour Suprême des États-Unis d’Amérique déclare illégale la ségrégation dans les écoles. En conséquence, les Noirs doivent y être admis à côtoyer les Blancs. Dans le sud, la population, qui a gardé en majorité ses préjugés racistes, désapprouve mais accepte tant bien que mal d’obéir à la loi. C’est le cas dans la petite ville de Caxton, qui voit arriver le jour de la rentrée des classes avec résignation.
C’est alors que survient Adam Cramer, un jeune homme dont le charme et le pouvoir de séduction recèlent une ambition démesurée, une idéologie nauséabonde et une totale absence de scrupules. Son but : semer dans la population blanche (dont certains membres intellectuellement limités ou carrément pervers ne demandent que cela) la haine raciale, la division et la violence. Obéissant aux théories fumeuses de son mentor et sous couvert d’une mystérieuse société (la Snap) dont il serait le représentant, il va tenter de démolir le processus d’intégration voulu par la loi à coups de discours publics et d’entrevues avec certains individus. Peu d’habitants tentent de contrecarrer ses agissements : quelques enseignants, d’une manière plus ou moins ouverte, Tom, journaliste au Messenger… Les autres sont aux mieux indifférents, au pire fanatisés par le jeune homme. Et le shérif est dépassé… Le Ku Klux Klan lui-même remet ses effrayantes cérémonies à l’ordre du jour.
Charles Beaumont, en bon scénariste, savait raconter et créer le suspense, maîtrisant l’art des retournements de situations. Mais si ce n’était que cela, Un intrus ne serait qu’un roman captivant de plus. Outre les rappels concernant l’histoire des États-Unis (la ségrégation et les difficultés de la « déségrégation » dues au racisme plus ou moins latent à l’égard des anciens esclaves), on découvre dans le roman toutes les ficelles dont un être retors peut user à des fins néfastes, tous les mensonges (certains diraient maintenant les « fake news ») déroulés pour convaincre une population crédule et faire monter la haine en son sein. Par exemple, pour justifier l’esclavage et ses suites, prétendre à l’infériorité des Africains et arriver à cette aberration : « Cela démontre nettement que les nègres étaient extrêmement satisfaits de leur état de servitude et qu’au cas où ils ne l’auraient pas été ils n’auraient rien fait pour y remédier. ». On approfondit aussi la notion de populisme : le discret principal du collège a tout compris des manœuvres fallacieuses d’Adam Cramer à l’intention des « gens moyens » : « Si nous n’avions affaire qu’aux fanatiques et aux idiots, il n’y aurait pas de difficulté. Non, Miss Angoff, ce sont les gens moyens. Ce sont nos amis mêmes, Mrs. Gargan et Mr. Spivak, et Mrs. Selfried, professeurs, commerçants, politiciens… De braves gens, intelligents, honnêtes, affables. C’est à eux que nous avons affaire. ». On le perçoit facilement, ces propos et d’autres résonnent à nos oreilles et à nos esprits de citoyens du XXIe siècle ; l’histoire des années 1950 nous plonge dans notre propre époque en pointant du doigt un certain nombre de ses tares (montée des populismes, sensibilité des populations aux discours extrémistes, résurgence des racismes, rejet de l’autre, repli sur soi…), dont cette intéressante réédition (le livre date de 1959) illustre malheureusement le caractère cyclique.
Jean-Pierre Longre
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14/03/2018
Sur les pas du « bourik »
Nicolas Cavaillès, Le mort sur l’âne, Les éditions du Sonneur, 2018
Image insolite : un âne chargé d’un cadavre humain si bien arrimé qu’il ne pourra pas s’en débarrasser parcourt l’île Maurice, ce « volcan surgi des eaux qui composa ses paysages par coulées de lave successives jusqu’au spectacle actuel (gangrené de béton) », une île qui, après avoir été un « désert généreux », est devenu le lieu de rassemblement d’un « peuple hétérogène – d’origine indienne, africaine, européenne et extrême-orientale – mais unanimement obsédé par sa petite géographie insulaire ».
Nous suivons donc, sur les pas de Nicolas Cavaillès, fin connaisseur des lieux, les traces de notre « bourik », qui commence par tourner en rond, puis qui se met à déambuler de coin en recoin, de ville en village. Et l’auteur profite de cette légende du « mort sur l’âne » pour plonger et nous faire plonger dans « l’obsédante géographie de l’île », et aussi dans son histoire, avec parfois une bonne digression qui a tout de même quelque chose à voir, telle celle qui rappelle la visite (forcée) du jeune Baudelaire à Port-Louis et dans les environs. Tant de villages aux noms pittoresques, parfois significatifs, parfois énigmatiques ; tant de lieux-dits, de quartiers, de figures et de groupes humains… Maurice apparaît comme un univers grouillant, dans l’espace et dans le temps, qui pose question : « Comment rendre l’île à sa nudité première, anonyme ? ». Et comment la faire sortir de la misère et de l’injustice, même après les émeutes évoquées vers la fin du récit ? « La vie reprit sa marche benoîte, à Beaux-Songes comme ailleurs – précisément comme l’âne affligé que nous avons laissé tantôt à l’entrée du village, après les vergers de Cressonville, au bord de la rivière… Pauvre bourik traînant jusqu’au bout de sa nuit son incompréhension et sa lourde fatigue, jusqu’au point du jour. ».
Dans une prose à fois impeccable, souple et poétique, dont chaque mot, chaque phrase, chaque chapitre sont parfaitement pesés et rayonnent de multiples harmoniques, Nicolas Cavaillès ne se contente pas de décrire et de raconter. Il s’amuse parfois (lisez par exemple le chapitre 22 bis, où sont rapportées d’une manière impayable les dernières « aventures sensuelles » du baudet, une journée complète de débauche avec pouliches, ânesses, mules…), et souvent, prenant le lecteur à témoin, le sollicitant même, sollicitant aussi les images qui peuplent son esprit, s’adonne à la méditation et à l’interrogation : « Rien n’est à moi, nulle part le monde n’est ma maison, et tous les drapeaux que j’y plante ne flottent que dans le vent de mon égotisme, pour mieux retomber et s’enrouler autour de leur piquet lorsque mes illusions s’effritent. ». Le cadavre que notre âne trimballe au long des chemins est aussi celui de nos illusions. Reste à laisser chanter les oiseaux, en un « dialogue kreol-kreol, en plein cœur de l’île, alors qu’un ouragan s’approche. ».
Jean-Pierre Longre
10:12 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, francophone, île maurice, nicolas cavaillès, les éditions du sonneur, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
08/03/2018
« Avec le temps » ou « Itinéraire d’un enfant raté »
Lire, relire... Catherine Cusset, L’autre qu’on adorait, Gallimard, 2016, Folio, 2018
Thomas Bulot est mort à 39 ans en corrigeant des copies et en buvant du champagne après avoir avalé des somnifères et, au moment ultime, enfilé un sac en plastique sur sa tête. De ce suicide, le lecteur est mis au courant au tout début du livre. Pas de suspense. Ou plutôt, un suspense contenu dans les étapes de ce récit que Catherine Cusset mène à vive allure, relatant plus de 20 ans de la vie de ce jeune homme promis à un « brillant avenir » (pour reprendre un autre titre de la romancière).
Lié à Nicolas, le frère de la narratrice, Thomas, après avoir été passagèrement l’amant de celle-ci (déjà universitaire accomplie, agrégée, normalienne, professeur aux USA), devient son ami et lui fait ses confidences. Le roman est le portrait en action de celui dont elle ne peut parler qu’à la deuxième personne. « Maintenant je ne peux dire autre chose que “tu”. “Il” est trop distant, comme si je parlais de toi à un autre. “Il” te tue encore un peu plus. ».
Portrait d’un jeune homme qui court de promesses de réussite en constats d’échec, d’enthousiasmes en dépressions, d’amours en désolations, d’un jeune homme porté sur l’amitié, le sexe, les livres, l’alcool, et dont on apprendra que la cause de sa déchéance progressive n’est pas vraiment son tempérament, mais sa maladie : Thomas est bipolaire, comme Van Gogh, Hemingway, Virginia Woolf, Nina Simone (dont il est beaucoup question). C’est le trouble maniaco-dépressif qui l’empêche de mener à bien ses grands projets : publier un livre tiré de sa thèse sur Proust, obtenir ou conserver les postes qu’il sollicite dans les universités américaines, vivre le grand amour dont il rêvait avec l’une des quatre femmes qui ont vraiment marqué sa vie (un point commun : le « a » final de leurs prénoms, comme un constant prolongement vocal). La chanson de Léo Ferré, d’où le titre est tiré, semble se vérifier : « Avec le temps, va, tout s’en va / L’autre qu’on adorait, qu’on cherchait sous la pluie / […] Avec le temps tout s’évanouit… ». Des moments de bonheur, il y en a, oui, fugitifs ou relativement durables, par la grâce de l’amour, de l’amitié, du travail intellectuel, du regard de certains étudiants, et même dans le malheur et la solitude, il y a ceux et celles qui l’entourent : sa mère, morte trop tôt, sa sœur, qui l’aide malgré ses propres difficultés, ses amis (dont Catherine). Mais cela ne suffit pas. Tout converge vers le dénouement, tout obéit taux mots de Baudelaire : « Ô Mort ! Appareillons ! ».
Placé sous les signes de Proust, de Léo Ferré, de Baudelaire, baignant dans la musique (le jazz, Nina Simone, les Variations Goldberg), nourri de références littéraires et cinématographiques (les deux pôles de recherche de Thomas), traversant avec une certaine ironie les milieux et les mœurs universitaires des États-Unis, L’autre qu’on adorait n’est pourtant pas un roman intellectuel, mais un récit plein d’empathie et de tendresse, même s’il ne fait aucune concession à la pitié. « Je suis ton amie. Je ne suis pas méchante, tu l’as compris. Mais comme j’ignore la fragilité, comme j’ignore le mal qu’on fait à l’autre en posant le doigt sur ses zones les plus sensibles et en appuyant dessus ! ». Une vraie amitié à l’égard de celui qui pourrait passer pour un « bouffon pathétique », un perdant chronique, mais dont le destin est celui d’« une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l’aide de paroles et même d’actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d’ailleurs contradictoires », comme l’a écrit Proust, cité en exergue au début du livre. Cet « itinéraire d’un enfant raté » (titre du roman que Thomas aurait voulu écrire) est celui d’un être qui garde ses mystères.
Jean-Pierre Longre
16:42 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, catherine cusset, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |