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30/09/2022

Symphonie des persécutés

Histoire, musique, anglophone, Michael Haas, Blandine Longre, Elisabeth Willenz, Notes de nuit, Jean-Pierre LongreMichael Haas, Musique interdite. Les compositeurs juifs persécutés par les nazis. Traduit de l’anglais par Blandine Longre, avec le concours d’Elisabeth Willenz pour les citations en allemand, Notes de nuit, 2022

« Cet ouvrage est une épopée qui débute en 1815 avec le congrès de Vienne et s’achève sur les définitions nouvelles de la musique et de la société dans les années 1960. » Cette annonce faite à la fin de l’introduction reflète exactement la suite : si le sujet central du livre est bien la persécution des musiciens juifs par les nazis, Michael Haas, spécialiste de la question et musicologue érudit, cofondateur du centre « Exilarte » de Vienne consacré à la musique de l’exil, celle de l’extérieur et celle du « retour intérieur », s’adonne plus globalement à une étude historique complète permettant de comprendre les tenants et les aboutissants de cette persécution.

Les premiers chapitres sont consacrés à un tableau historique des nations qui, bien plus largement que l’Allemagne seule, ont en commun la langue allemande, ou ont donné naissance à des artistes et des intellectuels s’exprimant en allemand. On apprend aussi, entre autres informations de premier plan, que l’Autriche vit, entre 1857 et 1920, sa population juive se multiplier par presque cent, ce qui « s’accompagna d’un élan libérateur d’assimilation qui vit artistes et musiciens devenir des citoyens à part entière participant à la vie intellectuelle autrichienne, ainsi que des protagonistes dans le domaine plus vaste de la culture allemande. » Et dans une autre perspective on mesure à quel point Wagner est « le père de l’antisémitisme allemand », et fut considéré par les nazis « comme la national-socialiste » par excellence, sur lequel furent fondées « les politiques musicales dans l’Allemagne hitlérienne. »

On suit dans cette monumentale étude les épisodes qui, aux XIXe et XXe siècles, ont marqué la vie politique et artistique – particulièrement la vie musicale bien sûr – des pays concernés, avec les grands compositeurs qui ont ponctué cette vie : outre Wagner, on rencontre Mendelssohn, Brahms, Mahler, Schoenberg, Schrecker, Zemlinsky, Berg, Webern, Kurt Weill, bien d’autres, sans compter les interprètes et chefs d’orchestre, tels Fritz Busch ou Bruno Walter (qui ont fait précédemment l’objet de publications chez Notes de nuit)… Michael Hass donne en outre de nécessaires précisions sur les mouvements caractéristiques ou les états d’esprit des différentes périodes concernées (« fin de siècle », « modernisme », « nihilisme thérapeutique », « renouveau romantique » etc.). Tout cela permet à l’auteur de faire une analyse poussée de l’attitude des nazis face aux musiciens juifs, persécutions, déportations, exils vers les États-Unis, l’Angleterre, la France (avant qu’elle soit elle-même occupée, mais où certains comme le Hongrois Joseph Kosma ont pu rester) et quelques autres pays. Ce qui a permis à des compositeurs exilé, malgré l’accueil mitigé qui leur fut réservé, de reprendre, parfois différemment, leur carrière, voire de renouer, par exemple, avec des formes anciennes comme la symphonie, d’où la « symphonie de l’exil » austro-allemand. N’oublions pas non plus les compositions écrites dans les camps de concentration, notamment à Theresienstadt, comme Der Kaiser von Atlantis de Viktor Ullmann. Le dernier chapitre est consacré, après la victoire sur le nazisme, aux débuts de la guerre froide et à ce qu’il en résulte sur le plan musical.

Ouvrage de grande envergure, savant, exhaustif, complété par une bibliographie fournie et un index très utile, Musique interdite est une mine de renseignements historiques et une large base de réflexion sur ce que peut provoquer une politique dévoyée dans le domaine de la création musicale et plus généralement artistique. Pour n’en pas finir, en résonance avec notre époque, citons quelques lignes d’un éditorial anonyme paru en 1933 dans Neue Freie Press et cité dans le livre : « La déshumanisation de l’humanité a progressé comme jamais auparavant, l’indifférence au sort d’autrui, le désir de domination sans limites, la déification du préjugé, tout cela s’est propagé comme une épidémie psychique telle qu’on en avait connu seulement durant les heures les plus sombres du mysticisme médiéval. […] La notion de civilisation européenne est détruite, aujourd’hui toutes ses traditions intellectuelles sont en miettes. »

Jean-Pierre Longre

www.notesdenuit-editions.net

23/09/2022

« Vaillante, vacillante »

Roman, francophone, Gaëlle Josse, Les Éditions Noir sur Blanc, J’ai lu, Jean-Pierre LongreGaëlle Josse, Ce matin-là, Les Éditions Noir sur Blanc, 2021, J’ai lu, 2022

Il y a l’élément déclencheur – en l’occurrence, la voiture qui « ce matin-là ne veut pas démarrer. Et il y a ce qui couvait, ce que ce banal incident de la vie fait soudainement surgir. L’enfermement chez soi, en soi, le gouffre. « Clara la vaillante, vacillante. Une lettre en plus qui dit l’effondrement. […] Une lettre qui dessine une caverne, un trou où elle tombe, un creux, une lettre qui l’empêche de retrouver celle qu’elle était, entière, debout. »

Il y a Thomas, qu’elle aime et qui lui avait proposé de vivre avec lui, qui s’efforce de la maintenir à flot, mais qui peu à peu se décourage devant son absence de réaction. Il y a eu l’angoissante tension au travail, la dictature de la performance, le « maillage invisible d’ondes et de réseaux qui l’enserre chaque jour un peu plus, comme cette torture qui consiste à ligoter la victime de manière telle qu’à chaque effort pour se libérer, elle resserre un peu plus les liens, jusqu’à l’étranglement final. » Il faudra un acharnement désespéré pour sortir du puits, remonter vers le jour, répondre aux sollicitations familiales et amicales.

Roman, francophone, Gaëlle Josse, Les Éditions Noir sur Blanc, J’ai lu, Jean-Pierre LongreCertes, dira-t-on, voilà le récit détaillé, pas à pas, d’une dépression comme on en vit ou en côtoie dans notre monde stressant. Quoi de neuf ? Eh bien, le neuf, c’est que Gaëlle Josse a su en faire un roman poétique et profond, ni larmoyant ni distant, dont le caractère empathique est plus prenant qu’une simple narration. Rythmées par les couplets d’une chanson connue (depuis « Nous n’irons plus au bois » jusqu’à « Entrez dans la danse »), les différentes étapes du récit mènent du noir désespoir à la lumière de l’espérance, « insaisissable et réelle ». C’est ainsi que le roman sait capter ce qui échappe à la raison pure.

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsnoirsurblanc.fr

www.jailu.com

10/09/2022

Histoires de lieux

Revue, Nouvelle, francophone, Brèves, Atelier du Gué, Jean-Pierre LongreBrèves n° 120, 2022

À la fin du volume, Éric Dussert présente Fanny Clar (1875-1944), journaliste engagée, romancière, nouvelliste, et propose à la lecture l’un de ses textes, « L’horloger qui écouta les horloges » : l’horloger en question, que personne n’a jamais vu en dehors de sa boutique, se voit harcelé par ses instruments qui lui répètent sans cesse « Le temps fuit… ». Finalement, c’est lui qui va fuir le lieu de son enfermement volontaire, quittant sa boutique pour des promenades, enfin « souriant au soleil, aux moineaux, à l’instant de joie qui passe et dont il faut jouir, vite, vite, avant qu’il soit trop tard, tard… ».

Voilà un beau prolongement des douze nouvelles qui composent le corps principal de ce numéro (dont les dernières pages sont consacrées, comme il se doit, à d’utiles recensions). De tons et de factures divers, ces douze nouvelles ont un motif commun : ce sont des histoires de lieux. Sur le mode réaliste ou fantastique, nostalgique ou humoristique, morbide ou réjouissant, dramatique ou poétique, il s’agit de lieux où l’on reste, que l’on quitte, que l’on retrouve, lieux individuels ou collectifs, intérieurs ou extérieurs – croisés par le temps, bien sûr, qui pèse de tout son poids sur les mouvements des personnages.

Les mouvements, et les destins. Il y a un jeune boucher qui, devenu veuf et séducteur malgré lui, part vers d’autres horizons ; ce voyageur infatigable découvrant un village reculé d’Afrique et la vie qu’on y mène ; ces habitants d’une banlieue réunis pour assister à la démolition de leurs logements à coups d’explosifs ; cette pauvre Liselotte qui n’a trouvé qu’un moyen pour bénéficier d’un peu de chaleur l’hiver : passer ses journées dans les bus. Il y a les souvenirs familiaux et lyonnais d’un jeune homme ; les impressions d’un commandant extra-terrestre visitant en 2096 une planète vide, la terre ; un monde où le travail est considéré comme une drogue… On en passe, laissant aux lecteurs le plaisir de suivre à leur guise le fil conducteur de ces nouvelles et les boucles parfois surprenantes qu’il offre.

Encore une fois, Martine et Daniel Delort font de Brèves bien plus qu’une simple revue, un recueil qui déploie toutes les ressources de la littérature. Profitons-en !

Jean-Pierre Longre

Les auteurs : Alain Leygonie, Dominique Lanni, Sylvie Cavillier, Marie-José Le Roy, Brice Gautier, Christophe Varlet, Jean-Yves Robichon, Rose Tacvorian, Dominique Carron, Julie Boudillon, Mireille Diaz-Florian, Marie-France Fournié, Fanny Clar

Brèves, 1, rue du Village, 11300 Villelongue d’Aude

breves@atelierdugue.com

Tél. 04 68 69 50 30 ou 06 28 07 51 81

https://www.pollen-difpop.com/article-8529-breves.aspx

03/09/2022

Tragi-comédie familiale

Roman, francophone, Yasmina Reza, Flammarion, Jean-Pierre LongreLire, relire... Yasmina Reza, Serge, Flammarion, 2021, Folio, 2022

Certains écrivains sont aussi à l’aise dans l’écriture théâtrale que dans l’invention romanesque. L’art du dialogue, le mélange des registres, les mouvements de personnages bien campés, l’agencement précis de scènes en une répartition structurelle élaborée : ces caractéristiques scéniques sont aussi celles de la narration dans le dernier roman de Yasmina Reza.

« Je n’intéressais pas mon père. J’étais le bon garçon sans histoire, qui travaillait correctement, faisait tout comme son frère et n’avait aucune personnalité. Au contraire de Serge qui le rendait fou par ses opinions de blanc-bec, ses allures, sa fourberie, sa morgue et que lui en retour rendait fou à force de brutalité et raisonnements soi-disant édifiants, mais qui le surprenait, et peut-être même l’impressionnait. » On comprend ici (et ailleurs) pourquoi le livre s’intitule Serge. Celui-ci est le protagoniste, autour duquel gravitent son frère Jean (le narrateur), sa sœur Anne (Nana) et quelques autres personnages qui apparaissent au fil des scènes : Valentina, la compagne que Serge est en train de perdre, Luc, le fils de Marion, séparée de Jean, qui continue à s’en occuper comme de son propre enfant, Ramos, mari de Nana, avec laquelle il forme le seul couple stable de la fratrie, Joséphine, fille de Serge, qui va entraîner son père, son oncle et sa tante dans un voyage à Auschwitz. La visite du camp occupe une large scène centrale du roman, une scène dont la tonalité est représentative de celle de la plupart des autres. En ce lieu de toutes les cruautés, de toutes les souffrances humaines, les frères et la sœur vont se chamailler pour des peccadilles, se faire la tête, se brouiller même (Nana et Serge, qui boude de plus en plus), se moquer du beau-frère, bref se comporter comme si on était en vacances à la campagne. Et c’est aussi l’occasion, pour l’autrice à la verve acérée, de s’adonner par personnages interposés à une vive satire du tourisme de masse sur les lieux de mémoire tragique. Au milieu de cette agitation, Jean tâche de concilier les positions, mais en prend pour son grade et se fait traiter de lâche, et seule Joséphine, l’adolescente, reste fidèle à la charge de douleur que recèle le lieu.

roman,francophone,yasmina reza,flammarion,jean-pierre longreDe fait, tout le roman est sous-tendu par la mémoire familiale et, plus généralement, humaine. La famille Popper (famille juive laïque, dont certains comportements font penser à ceux que l’on rencontre chez Albert Cohen), est travaillée par les souvenirs – ou par leur absence : « Quand je regarde Nana, je cherche à retrouver la jeune fille qu’elle était. Je cherche dans les yeux, dans les mouvements du corps, le rire, même dans les cheveux, bref dans tout l’assemblage qui fait un être, les traces d’Anne Popper, fleur magique que ses frères exposaient au compte-gouttes dans les soirées pour renforcer leur prestige. Je ne trouve rien. » La maladie et la mort habitent un récit où l’enfance et la jeunesse tentent de prendre leur place. Entre les deux (voir la tirade impayable sur le yaourt, « le dessert de l’enfant et du vieillard »), des adultes à la vie mouvementée, aux actions décalées, à l’angoisse récurrente. Serge est un roman plein  e vie où la mort rôde à chaque coin de page.

Jean-Pierre Longre

https://editions.flammarion.com  

www.folio-lesite.fr