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15/11/2024

Un retour à Salé

Roman, francophone, Maroc, Abdellah Taïa, Julliard, Jean-Pierre LongreAbdellah Taïa, Le Bastion des Larmes, Julliard, 2024

Dans Vivre à ta lumière, Abdellah Taïa relatait la vie de Malika, mère lumineuse et obstinée, qui avait économisé « encore et encore » pour construire une maison où faire vivre les onze personnes qui composaient la famille. Dans Le Bastion des Larmes, Youssef, devenu professeur en France, revient momentanément à Salé après le décès de cette mère volontaire (les changements de personnes, de noms et d’activités laissent transparaître, quoi qu’il en soit, le caractère autobiographique du roman) pour vendre le dernier appartement de la maison, dont ses sœurs ont déjà liquidé leurs parts, ces sœurs qui ne se privent d’ailleurs pas de faire des reproches aux fils exilés : « C’est nous qui faisons des efforts pour garder vivante cette mémoire. Pas vous, les garçons. Ni le grand frère Slimane qui nous a oubliées depuis longtemps. Ni toi, Youssef, là-bas, à Paris, en train de vivre je ne sais quoi de soi-disant libre et dont tu ne dis jamais rien. Ni Karim, parti du Maroc comme un voleur. Ce n’est pas vous, les garçons, mais nous, les sœurs, qui faisons tout pour que ce qui a été construit ne s’effondre pas d’un coup. »

Mais le peu de temps que Youssef reste au Maroc fait ressurgir cette mémoire. Celle de Najib, son amant des années 1980 qui l’a trahi, qui est passé du côté de ceux qui les opprimaient parce qu’ils ne vivaient pas selon les normes, « ceux qui nous tuent tous, chaque jour et chaque nuit. » Najib qui a lui-même été trahi et qui, pour se venger de tous les supplices subis, de toutes les humiliations imposées, est devenu à Salé un trafiquant tout puissant, le roi de la drogue, mais un « Chérif », un saint, « le saint pédé de Salé », « la générosité même avec les habitants », emmenant tout le monde dans sa corruption, et dont les funérailles vont être suivies par une foule considérable. C’est par lui, par son fantôme, que Youssef va découvrir le « Bastion des Larmes », « le cœur même de la ville », là où il peut pleurer Najib, un « endroit magique » au pied de la muraille qui longe l’océan, et dont l’histoire remonte au XIIe siècle, lorsque les Castillans massacrèrent la population de Salé.

Livre d’une grande nostalgie et parfois d’une grande cruauté, où des scènes de tendresse voisinent avec quelques scènes difficilement soutenables, comme celles qui décrivent les viols collectifs de jeunes garçons connus comme homosexuels, Le Bastion des Larmes se termine par une lettre de Youssef à sa sœur Kamla, demeurant à Agadir, une lettre sans concessions pour le passé, ses beautés et ses turpitudes, les amours et les haines, mais une lettre magnifique qui veut le rêver, ce passé. « Depuis mon retour à Paris, je passe mes jours et mes nuits à me souvenir de nous autrefois, à revenir à notre lien. Notre pauvreté. Notre beauté. Notre paradis. Notre grande fiction. Je sais que je réécris et que je réinvente sans cesse ce passé. Malgré le noir et le désespoir en moi, malgré les traumatismes et les crises de panique, j’éprouve cette nostalgie étrange d’un espace qui n’a sans doute jamais existé comme aujourd’hui. Une force obscure me pousse à retrouver ce passé, à l’embellir. À ne voir que le printemps, les fleurs, les lilas, les mimosas, les marguerites. » La magie de la fiction, et de la plume d’Abdellah Taïa.

Jean-Pierre Longre

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19/09/2023

Les révélations du train de nuit

Roman, francophone, Philippe Besson, Julliard, Pocket, Jean-Pierre LongrePhilippe Besson, Paris-Briançon, Julliard, 2022, Pocket, 2023

Les trains font partie des lieux propices aux rencontres de hasard, à l’émergence d’affinités insoupçonnées, éphémères ou durables, sait-on jamais. L’Intercités de nuit n° 5789, qui fait le trajet de Paris-Austerlitz à Briançon en passant par Valence, Crest, Die, Luc-en-Diois, Veynes, Gap, Chorges, Embrun, Mont-Dauphin-Guillestre et L’Argentière-les-Écrins en fait partie, et Philippe Besson dirige son objectif sur une dizaine de voyageurs que rien, au départ, ne relie. Les chapitres du début sont consacrés aux portraits individuels : un médecin généraliste, un jeune moniteur de ski, une jeune femme et ses deux enfants, un couple de retraités militants syndicalistes, un VRP bon vivant, une petite bande de jeunes étudiants.

Les personnages ainsi campés avec un art consommé du portrait et une empathie sous-jacente mais évidente, les liens se nouent, les confidences s’échangent, la sensibilité émerge sous la carapace des apparences ; le huis-clos agit comme un cocon propice à l’expression de l’intimité, des secrets, de la sensualité, comme un révélateur de ce qui sans ce voyage serait resté enfoui dans les mémoires, les cœurs et les esprits, comme lorsqu’Alexis, le médecin, avoue ses difficultés familiales à Victor, le jeune sportif, ou lorsque Julia, la jeune femme, se confie entièrement à Serge, le VRP : « Il ne s’attendait pas à ça. Dans son interrogation entraient de la sympathie et le désir d’entamer une discussion puisqu’ils sont voués à rester un bout de temps dans cet habitacle et que le sommeil est loin de les gagner, mais il n’envisageait pas que cette femme viderait son sac, encore moins avec une telle rapidité. » Ou encore lorsque Catherine, la retraitée, dévoile la maladie de son mari à ses jeunes voisins de compartiment…

Moments de confiance, presque de bonheur, si l’on ne sentait pas planer sur tout cela une menace. Quelques phrases disséminées çà et là annoncent un malheur : « Difficile de croire que c’est une nuit pour mourir », ou « Ce qui est terrible, c’est de savoir comment tout cela va finir. » Laissons donc au lecteur la découverte du dénouement tragique, qui ne bénéficiera même pas de la compassion requise, à cause de notre « époque vulgaire, où plus rien n’est privé, où tout est spectacle, et surtout la souffrance, surtout la désolation, où la décence pèse si peu devant la prétendue « priorité à l’information », où le goût de l’immédiateté prive de tout discernement, où les dommages collatéraux constituent un détail dérisoire. », de notre « époque accusatoire où il faut nommer des coupables, souvent sans preuves, les traîner dans la boue, les offrir à la vindicte populaire, et qu’importe s’il est démontré in fine qu’ils n’y étaient pour rien. » Voilà des ressentiments clairement ciblés, qui mettent en relief la magnifique leçon d’humanité que nous donne Paris-Briançon.

Jean-Pierre Longre

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20/03/2022

Risques épistolaires

: Roman, francophone, Philippe Besson, Julliard, 10/18, Pocket, Jean-Pierre LongreLire, relire… Philippe Besson, Se résoudre aux adieux, Julliard, 2007, 10/18, 2008, Pocket, 2022

Abandonnée par l’homme qu’elle aimait, Louise parcourt le monde (Cuba, New York, Venise, Paris), en quête d’on ne sait quoi : l’oubli (de soi, de l’autre) ? le renouveau ? la certitude ? Mais elle sait bien qu’aimer, « c’est prendre des risques ». Apparemment, elle tente de les reprendre, ces risques, par correspondance. Le livre entier est composé des lettres que depuis ses résidences lointaines elle adresse à Clément.

: Roman, francophone, Philippe Besson, Julliard, 10/18, Pocket, Jean-Pierre LongreCes lettres rassemblent « les pièces dispersées d’un puzzle », celui de la vie amoureuse, des instants de bonheur et de doute, elles effectuent des retours sur un passé en dents de scie, sur la vie à deux, sur la solitude. Roman épistolaire à sens unique (aucune réponse ne parviendra, Louise en est vite persuadée), Se résoudre aux adieux tisse des variations sensibles et subtiles sur la désillusion, sans fermer la porte à l’espoir.

Jean-Pierre Longre

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25/03/2021

Une journée de retrouvailles

Roman, francophone, Lionel Duroy, Julliard, Jean-Pierre LongreLire, relire...Lionel Duroy, Nous étions nés pour être heureux, Julliard, 2019, J'ai lu, 2021

« On arrive avec trente ans de retard, c’est certain, ça te paraît même peut-être complètement ridicule, mais crois-moi : nous sommes tous désireux de réparer ce qui peut l’être. ». Voilà ce que disent deux des frères de Paul à Claire, l’une de ses filles. Que réparer ? Beaucoup de choses. D’abord l’impéritie et la folie des parents, qui ont fait le malheur de leurs neuf enfants en leur faisant vivre la déchéance matérielle et morale ; ensuite les livres dénonciateurs dans lesquels Paul relate les désastres familiaux ; enfin la brouille de toute la famille avec l’écrivain : « À partir du jour où mon livre a été publié vous ne m’avez plus adressé aucun signe. Ni un mot ni un coup de téléphone. Vous n’avez plus jamais invité mes enfants. ».

roman,francophone,lionel duroy,julliard,jean-pierre longreComment réparer ? Paul a décidé de réunir tout le monde, ses enfants et petits-enfants, ses frères et sœurs, ses deux ex-femmes, pour une journée particulière dans sa maison provençale, au pied du Mont Gardel. À une exception près, chacun se rend à l’invitation, et le livre raconte, en dialogues animés, ces retrouvailles semées de souvenirs, d’aveux sincères et parfois honteux, de bienveillance, de jeux et de mots d’enfants. Retrouvailles émouvantes, qui reconstituent en quelques heures des vies pleines d’embûches, de drames, de hontes, des vies qui se sont plus ou moins bien reconstruites. Et l’on revient sur cette brouille qui, pour beaucoup, est issue de malentendus, d’incompréhensions, à commencer par celle de l’écriture, sans laquelle Paul n’aurait pu survivre : « Comment peut-on exister sans écrire ? songe-t-il. Sans consigner inlassablement le mouvement de la vie ? Écrire est au contraire la plus sûre façon de ne rien rater de la vie, d’en débusquer les ressorts secrets invisibles à l’œil nu, de s’y ancrer ». Certains, comme son frère Nicolas, dont il fut très proche, reviennent sur les pouvoirs de nuisance de la famille : « Au nom de “l’esprit de famille”, cette valeur de merde, je me suis laissé entraîner, et je n’ai plus vu Paul. Notre qualité de frères l’a emporté sur notre amitié, alors que ç’aurait dû être le contraire. Je n’aurais jamais dû lâcher Paul, sous aucun prétexte, et surtout pas au nom d’une quelconque solidarité familiale. Il est là, le vrai scandale ! ».

Nous étions nés pour être heureux est, si l’on veut, un roman à clés, mais là n’est pas le plus important. Si on reconnaît Lionel Duroy dans le personnage de Paul, si tous les personnages correspondent à des personnes réelles, si les lieux (la région du Ventoux) sont reconnaissables et si les faits évoqués ont bien eu lieu, la condensation fictionnelle et quasiment théâtrale de l’action et des sentiments confère au roman une tension, une authenticité que le pur récit autobiographique ne pourrait pas apporter.

Jean-Pierre Longre

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01/10/2020

« Qu’étions-nous en train de vivre ? »

Roman, francophone, Roumanie, Lionel Duroy, Julliard, Jean-Pierre LongreLire, relire... Lionel Duroy, Eugenia, Julliard, 2018, J'ai lu, 2019

Jeune fille vivant à Jassy (Iaşi en roumain) dans les années 1930, Eugenia a été élevée dans une famille apparemment sans histoires. Mais alors que l’un de ses frères, Stefan, adhère aux idées et aux actions de la Garde de fer, elle découvre grâce à l’un de ses professeurs l’écrivain juif Mihail Sebastian, qu’elle va contribuer à sauver des brutalités d’une bande de jeunes fascistes. Ainsi, au fil du temps et des rencontres, va se nouer avec lui une liaison amoureuse épisodique dans la Bucarest de l’époque, où les épisodes dramatiques n’empêchent pas les récits de festivités mondaines et culturelles.

Autour des relations sentimentales et intellectuelles entre la personne réelle de l’écrivain qui, après avoir échappé aux crimes antisémites, mourra accidentellement en 1945, et le personnage fictif d’une jeune femme qui, devenue journaliste et assistant à la montée du fascisme et du nazisme, va s’impliquer de plus en plus dans la lutte et la Résistance, se déroule l’histoire de la Roumanie entre 1935 et 1945 : les atermoiements du roi Carol II devant les exactions du fascisme dans son pays et l’extension du nazisme en Europe, la prise du pouvoir par Antonescu, l’antisémitisme récurrent, la guerre aux côtés de l’Allemagne contre l’URSS, le retournement des alliances par le jeune roi Michel et les partis antinazis, le sommet de cette rétrospective étant le pogrom de Jassy, auquel Eugenia assiste épouvantée : « Je n’avais plus ma tête en quittant la questure, j’étais abasourdie et chancelante. Qu’étions-nous en train de vivre ? Était-cela qu’on appelait un pogrom ? J’avais beaucoup lu sur celui de Chişinau, en 1903, sans imaginer qu’un tel déchaînement puisse se renouveler un jour. Puisque la chose avait eu lieu, qu’elle avait horrifié le monde entier, elle ne se reproduirait plus. Ainsi pensons-nous, nous figurant que l’expérience d’une atrocité nous prémunit contre sa répétition. ». Avec, comme un refrain désespéré, la question plusieurs fois posée de savoir comment on pouvait « appeler la moitié de la population à tuer l’autre moitié » « dans le pays d’Eminescu, de Creangă et d’Istrati. ».

roman,francophone,roumanie,lionel duroy,julliard,jean-pierre longreCar si Eugenia est un roman historique particulièrement documenté (on sent que Lionel Duroy s’est renseigné aux bonnes sources, qu’il a scrupuleusement enquêté sur place), il s’agit aussi d’un roman psychologique, dans lequel les sentiments, les réactions et les résolutions d’une jeune femme évoluent et mûrissent. Face à l’aberration meurtrière, Eugenia passe de l’indignation naturellement spontanée à la réflexion, à l’engagement et à la stratégie, en essayant par exemple, sous l’influence ambiguë de Malaparte (encore une figure d’écrivain connu que l’on croise à plusieurs reprises), de se mettre dans la peau et dans la tête des bourreaux pour mieux percevoir d’où vient le mal et pour mieux le combattre. Et comme souvent, mais d’une manière particulièrement vive ici, l’Histoire met en garde contre ses redondances, notamment, en filigrane, contre la montée actuelle des nationalismes et le rejet de l’étranger devenu bouc émissaire. Les qualités littéraires d’Eugenia n’occultent en rien, servent même les leçons historiques et humaines que sous-tend l’intrigue.

Jean-Pierre Longre

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12/08/2016

« Un beau conte d’amour et de mort »

Roman, Histoire, francophone, Jean Teulé, Julliard, Jean-Pierre LongreJean Teulé, Héloïse, ouille !, Julliard, 2015, Pocket 2016

Tout le monde connaît, au moins dans ses grandes lignes, l’histoire tant chantée d’Héloïse et Abélard : l’amour fou né entre le maître (l’un des plus fameux philosophes de son époque) et sa jeune élève, nièce et filleule du jaloux chanoine Fulbert. Et les conséquences : mariage secret, naissance d’un enfant, fuite, castration de l’un, enfermement au couvent de l’autre, honte, errances, et aussi correspondance amoureuse, spirituelle et intellectuelle… Tout cela fera finalement l’admiration de beaucoup, tel l’abbé de Cluny : « Je connais votre histoire. Elle fait de vous deux des héros et des saints. ».

Les détails de cette aventure devenue légende, Jean Teulé s’en empare à sa manière, celle qui lui a valu le succès de romans historiques tels que Le Montespan ou Charly 9. Sa manière ? Respect des péripéties biographiques et des événements vérifiés, liberté absolue du ton et du style, dans les dialogues comme dans la narration et les descriptions. En l’occurrence, le Moyen Âge en langue (verte) d’aujourd’hui. Comme dans les romans précédents, le procédé, un peu systématique, court le risque de l’abus. Voilà le prix de l’Histoire prise à la hussarde, et de son renouvellement.

roman,histoire,francophone,jean teulé,julliard,jean-pierre longreLangue verte, donc. L’auteur décrit sans vergogne, avec délices même, les ébats des deux amants (faits avérés : ils succombèrent volontiers, sans vergogne eux-mêmes, à une sensualité débridée) : à toutes occasions, à toute heure, dans toutes les positions, avec accompagnement d’un vocabulaire adéquat. On sent que le plaisir d’Héloïse et Abélard rejaillit (pour ainsi dire) sur l’auteur, et qu’il prend lui-même plaisir à le partager. Mais lorsqu’il s’agit, pour nos deux tourtereaux, de fuir la débauche et l’opprobre, de devenir des saints, le partage se fait aussi, par la voie épistolaire et par la voix des témoins. On entre dans le secret des personnages, et ce n’est pas sans émotion que l’on suit leur destinée. Oui, « un beau conte d’amour et de mort ».

Jean-Pierre Longre

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12/11/2013

Enfermés dans l’après-guerre

Roman, francophone, Lionel Duroy, Julliard, Jean-Pierre LongreLionel Duroy, L’hiver des hommes, Julliard, 2012, Le Livre de Poche, 2013. Prix Renaudot des Lycéens, 2012. Prix Joseph Kessel, 2013.

Comment échapper aux réactions à l’emporte-pièce, aux jugements manichéens lorsqu’on a affaire à un conflit fratricide aussi tragique, aussi sanglant, aussi complexe que celui de l’ex-Yougoslavie ? En considérant de plus près les protagonistes, en parlant avec eux, en essayant de les comprendre, on s’aperçoit que tous furent, à des degrés divers, du côté des bourreaux, des victimes, des poursuivants, des fuyards…

Marc, écrivain à qui l’auteur a fourni beaucoup de sa propre expérience, revient en Serbie en 2010, intrigué par le suicide de la fille du général Mladić, et désireux de mener l’enquête sur cette mort que certains (dont le général) qualifient d’assassinat. De Belgrade, il part avec son interprète Boris – figure attachante et fraîche au milieu de ce sombre récit – dans la petite république serbe de Bosnie, où il rencontre des êtres enfermés non seulement entre les frontières de leur État, mais encore dans un état d’esprit composé de colère, de peur, de haine, de paranoïa, de méfiance, de frustration.

roman,francophone,lionel duroy,julliard,jean-pierre longreDe Pale, quartier général du temps de la guerre, à Banja Luka, actuelle capitale, de villes nouvelles en villages montagnards perdus dans la neige, Marc rencontre et interroge des admirateurs de Mladić, des combattants courageux, des déserteurs lucides, des nationalistes impénitents… Il ne les condamne pas, ne les innocente pas non plus ; sa seule préoccupation : pouvoir les comprendre, être « le greffier de la vraie vie, celle de nos ténèbres, l’envers du décor que nous nous efforçons d’offrir chaque jour ». Les échos de sa propre vie sentimentale et familiale donnent d’ailleurs une résonance particulière à ce qu’il perçoit de ces humains rongés par leurs souvenirs : « J’aurais voulu les réunir tous, les regrouper sous un bel arbre ou les adosser à un mur de pierres dorées. Tous, les vivants et les morts, les victimes et les bourreaux. J’aurais pris une photo. Non, mieux, je me serais glissé parmi eux, nous nous serions tenus serrés les uns contre les autres. Moi au milieu des ces femmes et de ces hommes brisés ».

Dans les dernières pages, le narrateur se retrouve à Sarajevo, cette ville où ses amis serbes disent ne plus pouvoir se rendre de peur de s’y faire arrêter, voire tuer. Il s’aperçoit alors que les exclusions que s’infligent les trois peuples, Croates, Musulmans et Serbes, qui naguère vivaient en bonne entente, reposent autant sur des fantasmes que sur la cruelle réalité d’une guerre récente. Peut-on chasser les illusions meurtrières, ici et là, chez les autres et en soi ? Sans résoudre le problème, ce généreux roman qu’est L’hiver des hommes suscite une vraie réflexion.

Jean-Pierre Longre

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24/01/2013

Relire Philippe Besson…

Roman, francophone, Philippe Besson, Julliard, Pocket, 10/18, Jean-Pierre LongreUn mort et ses secrets

Un garçon d’Italie, Julliard, 2003 et 2011, Pocket 2008

Le cadavre de Luca vient d’être retrouvé sur une rive de l’Arno. Accident ? Suicide ? Meurtre ? Voilà qui aurait pu fournir matière à un roman policier traditionnel, avec enquête, interrogations, confrontations… Il y a de tout cela dans le roman, mais ce n’est pas le plus important.

Ce qui compte, c’est la levée progressive des secrets plus ou moins lourds qui lestent les personnages, selon une structure apparemment simple (monologues alternés des trois protagonistes), mais qui laisse s’épanouir la prose incisive de Philippe Besson, mélange de sensibilité et de violence. Luca laisse entendre à la fois son état cadavérique, son passé mystérieux, son indépendance, les ambiguïtés de ses amours et de ses rapports aux autres ; Anna, sa compagne aimante et aimée, dévoile peu à peu son désarroi devant les découvertes que lui permettent de faire les parents de Luca et la police ; Leo, le jeune prostitué de la gare, apparaît comme un observateur secret et un amant désintéressé, lointain mais de plus en plus proche, de plus en plus impliqué… 

Outre celle du roman policier, la matière aurait pu être celle du vaudeville, avec le traditionnel trio amoureux et les chassés-croisés qui s’ensuivent. Ce n’est pas non plus le propos. Il s’agit pour l’auteur – et pour le lecteur – d’affronter le tumulte des cœurs, des corps et des âmes, d’aller le plus loin possible à la rencontre de ce qu’ils cachent, de déchiffrer ce que dévoilent d’eux les actes et les pensées des personnages. Il s’agit, plus profondément encore, d’en chercher l’émotion et la beauté. Car ils sont émouvants et beaux, ces personnages, extérieurement et intérieurement, de même qu’est émouvante et belle la tragédie florentine que leur fait jouer Philippe Besson.

 

Roman, francophone, Philippe Besson, Julliard, Pocket, 10/18, Jean-Pierre LongreRisques épistolaires

Se résoudre aux adieux, Julliard, 2007, 10/18, 2008

Abandonnée par l’homme qu’elle aimait, Louise parcourt le monde (Cuba, New York, Venise, Paris), en quête d’on ne sait quoi : l’oubli (de soi, de l’autre) ? le renouveau ? la certitude ? Mais elle sait bien qu’aimer, « c’est prendre des risques ». Apparemment, elle tente de les reprendre, ces risques, par correspondance. Le livre entier est composé des lettres que depuis ses résidences lointaines elle adresse à Clément.

Roman, francophone, Philippe Besson, Julliard, Pocket, 10/18, Jean-Pierre LongreCes lettres rassemblent « les pièces dispersées d’un puzzle », celui de la vie amoureuse, des instants de bonheur et de doute, elles effectuent des retours sur un passé en dents de scie, sur la vie à deux, sur la solitude. Roman épistolaire à sens unique (aucune réponse ne parviendra, Louise en est vite persuadée), Se résoudre aux adieux tisse des variations sensibles et subtiles sur la désillusion, sans fermer la porte à l’espoir.

Jean-Pierre Longre

 

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04/05/2011

"Le maillon rompu"

9782260018094.jpgLionel Duroy, Le chagrin, Julliard, 2010. Rééd. J'ai lu, 2011.

Pour Michel Leiris publiant L’âge d’homme, l’ombre de la « corne de taureau » qui guette le torero représente le danger qu’encourt l’autobiographe lorsqu’il se donne pour règle de dire « la vérité, rien que la vérité ». L’écriture est alors un « acte » qui pèse lourdement sur les relations de l’auteur avec son entourage, et donc sur le destin de cet auteur. Là s’arrête l’analogie entre l’ouvrage de Leiris et celui de Lionel Duroy : la construction, le style, l’intention même sont différents. Mais dans les deux cas, l’expression la plus fidèle, la plus sincère possible des souvenirs est un risque délibérément encouru, voulu par la nécessité de la libération personnelle.

De 1944 au début des années 2000, des origines parentales à la création d’une nouvelle famille, les souvenirs de William Dunoyer de Pranassac (alias Lionel Duroy) se succèdent au rythme de ce qui a marqué, voire bouleversé son existence, à commencer par les traumatismes de l’enfance, entre un père en permanente cessation de paiement, une mère dont les rêves mondains déçus provoquent chez elle des dépressions périodiques et une ribambelle de frères et sœurs élevés au gré des circonstances. Une enfance chaotique, marquée par les disputes des parents, une scolarité lacunaire, des bonheurs fugitifs sans lendemains. Puis viennent les voyages, les amours, les ratages, la paternité, le journalisme, l’écriture…

Cette écriture, qui n’est pas simplement narration – histoire de raconter sa vie pour se satisfaire et satisfaire la curiosité des lecteurs – retrace une évolution personnelle qui, certes, ne manque pas d’intérêt : des complexes enfantins à une certaine assurance, de l’extrême droite familiale à la gauche bon teint, de la soumission à la révolte.  Il y a aussi la quête minutieuse du vrai, les documents et les photos palliant les défaillances de la mémoire, le doute et les questions, loin d’être occultés, se faisant même moteur de la recherche. Mais l’écriture est au premier chef, et en dernier lieu, le moyen de survivre. Lorsqu’en 1990 paraît Priez pour nous, c’est la rupture avec toute la famille, parents, frères et sœurs, neveux et nièces : l’auteur s’est livré à la « corne de taureau » en allant jusqu’au bout du règlement de comptes avec sa mère, et c’est au prix de cette brouille qu’il peut poursuivre son chemin.

Le chagrin est en quelque sorte le roman d’un regard sur soi, le roman d’une autobiographie sans concessions : Lionel Duroy raconte comment il en est arrivé à composer une œuvre de révolte, comment il est devenu « le maillon rompu, celui sur lequel s’est cassée la chaîne ». Récit violent et tendre à la fois, plein d’une émotion à peine bridée par l’écriture.

Jean-Pierre Longre

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