28/12/2025
Les oubliés du Bărăgan
Lionel Duroy, Un mal irréparable, Mialet-Barrault, 2025
Depuis quelques années, Lionel Duroy, de son propre aveu, n’en finit pas avec la Roumanie. Dans Eugenia (2018), à travers une relation sentimentale entre l’écrivain Mihai Sebastian et une jeune héroïne de fiction, il retrace l’histoire de la montée du fascisme, du nazisme et de l’antisémitisme dans le pays, insistant notamment sur le pogrom de Iaşi ; dans Mes pas dans leurs ombres (2023), Adèle, jeune Française d’origine roumaine, part enquêter sur les lieux des massacres des Juifs dans les années 1940, entre Roumanie, Moldavie et Ukraine.
Un mal irréparable est aussi, toujours dans le registre romanesque, un retour sur le passé meurtrier de la Roumanie. Frédéric (Friedrich) Riegerl, écrivain français dont le père était né à Czernowitz (ville austro-hongroise, puis russe, roumaine, et maintenant ukrainienne), et dont la mère était originaire de Chişinau, en Moldavie, part sur les traces de son enfance, dont il a oublié des pans entiers. C’est en faisant le voyage à Czernowitz, puis à Brăila (ville natale de Panaït Istrati, ce qui fera souvent revenir au fil des pages l’évocation des œuvres de l’écrivain), que Frédéric va éplucher les archives de ses parents qu’il n’a jusque-là pas consultées alors qu’elles étaient à portée de main dans leur domicile français, va lire des courriers et des témoignages et va rencontrer des personnes susceptibles de le renseigner sur les tribulations de sa famille. C’est alors qu’il découvre le témoignage d’une certaine Elena, qui s’avère être sa mère ; un récit pathétique, qui occupe une partie entière du roman, et qui donne des détails sur le sort effrayant que les communistes roumains alors au pouvoir ont fait subir à sa famille (ses parents, sa petite sœur Angelica, et lui-même, Friedrich), entre 1951 et 1957.
Un sort effrayant, oui : la déportation de la famille, comme d’autres, depuis Orşova, dans le Banat, où elle s’était installée après avoir fui les Russes, vers le Bărăgan, où chacun doit s’efforcer de survivre dans un dénuement complet, soumis aux intempéries, à la faim, à la rudesse insensible des soldats. La petite Angelica, née sur place dans les conditions que l’on devine, y mourra et y sera enterrée, et Friedrich, confié un temps à une famille d’accueil, gardera un traumatisme indélébile de cette période, qu’il aura presque complètement occultée jusqu’à ses découvertes faites à un âge fort avancé, croyant jusque là que pour sa famille la masure du Bărăgan était une maison de campagne. Il comprend alors pourquoi sa mère, férue de Panaït Istrati, ne lui avait jamais lu Les chardons du Bărăgan, et pourquoi les lieux de son enfance se superposaient dans sa mémoire : « Jamais aucune mention du Bărăgan dans mon histoire […], pour la bonne raison que jusqu’à aujourd’hui ces lieux se confondaient dans mon esprit. Nous les avions fuis, et dans notre hâte d’être bientôt français nous avions sûrement voulu les effacer. Mais comment est-ce possible puisque nous avions laissé là-bas Angelica ? Enfin, mes parents, car moi, je l’avais pour ainsi dire… oubliée. » L’oubli, au cœur de ce récit pluriel et terrible, de cette quête poignante de la vérité.
Jean-Pierre Longre
18:33 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, roumanie, lionel duroy, mialet-barrault, jean-pierre longre |
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