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01/07/2010

Énigmes et variations

Michel Arcens, Instants de jazz, Arcens.jpgAlter ego éditions, 2010

Ce livre dit tant, et il y aurait tant à dire sur ce livre… Pourtant, que dire sur le sujet ? « Il n’y a rien à ajouter à la musique. Il n’y a rien à commenter », avoue l’auteur dans son avant-propos. C’est pourquoi Instants de jazz n’est ni un manuel, ni une histoire, ni une succession de biographies, ni un essai, ni un traité de musicologie, mais une suite de variations « à propos de… », « à partir de… ». Précédées par les belles « silhouettes » en vers libres d’Alain Gerber, les proses quasiment poétiques de Michel Arcens suivent leur rythme, qui peut être celui de la rêverie, du souvenir, celui du « temps faible » si fondamental dans le jazz, et toujours celui de l’émotion. « C’est comme cela que doit se faire la musique : tout est confondu, émotion, sentiment, battement ».

Certes, la connaissance musicale de Michel Arcens semble inépuisable, et il nous la fait généreusement partager. Sur les grands noms (Chet Baker, Duke Ellington, Louis Armstrong, Sydney Bechet, Billie Holiday, Bill Evans, Miles Davis, John Coltrane et j’en passe), mais aussi sur ceux qui sont « en marge », comme Lee Morgan, ou moins célèbres (tout est relatif!), comme René Thomas… Certes, on apprend beaucoup au fil des pages : entre autres qu’au début « le jazz s’écrivait "jass" », qu’il renouvelait le blues tout en lui restant intimement mêlé, corps et âme ; que Jimmy Scott avait une voix d’ange, ni masculine ni féminine ; que Paul Desmond est « superficiel », ce qui est « une vertu, une force réelle ».

On se laisse embarquer sans réticences dans de séduisantes hypothèses, par exemple que le jazz serait plutôt de sexe féminin. Et l’on acquiesce volontiers : oui, la musique est un éternel recommencement, une répétition infiniment renouvelée de notes, de thèmes, de rythmes. Et oui, surtout, la musique est un éternel mystère, une indéchiffrable énigme, qui ne peut être saisie que dans l’« instant » où elle se fait, ou dans l’instantané de portraits tels que les donnent ici les photographies de Jean-Jacques Pussiau, ou dans l’épaisseur des mots, pourvu qu’ils sonnent juste ; c’est le cas de ceux de Michel Arcens.

Jean-Pierre Longre

http://michelarcens.unblog.fr

http://notesdejazz.unblog.fr

19/06/2010

Variations sur des thèmes très humains

livre-cantates-de-proximite.jpgJacques Jouet, Cantates de proximité, « Scènes et portraits de groupes », P.O.L., 2005

 

Jacques Jouet aime les contraintes oulipiennes, les gens (dans le métro, dans la rue, en groupes), la musique des mots, Raymond Queneau et Jean-Sébastien Bach… En outre, il aime écrire (des essais, des récits, des poèmes), et les Cantates de proximité sont ici rassemblées comme des humains en société, mais comme eux peuvent être considérées individuellement.

 

Placées (entre autres) sous l’égide de Max Beckmann, « peintre d’histoire », dont les apparitions (ou plutôt celles de certaines de ses œuvres) rythment l’ensemble, ces cantates sont composées de variations sur des sujets collectifs. De même que beaucoup d’entre elles sont encadrées par des listes, des séries de mots clés qui ouvrent et ferment chaque unité textuelle, de même il est possible de résumer le tout en énumérant les thèmes. Il y a donc, dans le désordre et à quelques notes près : des élèves de collège et de terminale L, des étudiants, des militants associatifs, des prud’hommes en stage de formation, une équipe féminine de basket, la famille Bach, des habitants de Ouagadougou, des photographes, les permanents du Haut-Koenigsbourg, des architectes, des employés de l’usine Sollac de Biache ou d’une filature en fin de vie – les uns et les autres victimes de la dégradation sociale, la fête et les révoltes du 1er mai, Rostropovitch devant le mur de Berlin, les comédiens d’une pièce de Marivaux, des vaches, une rue de Calais, des syndicalistes, les morts du « Mémorial indien » (Pas-de-Calais)…

 

Et comment se combinent ces variations ? En phrases très brèves ou très longues (ces dernières posant, dans la tonalité du « à supposer que… », des hypothèses de travail), en récits, dictons, dialogues, portraits (poétiques) individuels ou collectifs, citations, comptes, chaînes, textes journalistiques, texte en blanc, questions qui persistent jusqu’à l’enterrement du livre en personne…Surtout, des poèmes à formes plus ou moins fixes – et leur liste en est un à elle seule : pantoums, monostiques, redondes, haïkus, « un seul mot », sextines, morale élémentaire, sonnets, quinines, poèmes de métro (spécialité jouetienne), bruits/cris, canto/cantate, chant patriotique, propositions nominales, « terza rima berrychonne », quenoum…

 

Cantates de proximité est une œuvre complète (comme on dit d’un menu), dont l’élaboration est en phase avec l’attachement à la littérature et à ses théories (Barthes avant Queneau, Perec et consorts), mais aussi pleinement aux humains, aux proches, à nous, interprètes, auditeurs, lecteurs. Comme le théâtre, comme la musique, la poésie est un miroir à peine déformant.

 

Jean-Pierre Longre

 

www.pol-editeur.com

 

www.oulipo.net/oulipiens/jj

27/04/2010

L’indépendance du chat

Insensiblement-250.jpgAlain Gerber

Insensiblement (Django)

Fayard, 2010

Le nouveau livre d’Alain Gerber est un beau portrait du célèbre Manouche, l’un des musiciens les plus doués de sa génération, les plus virtuoses, les plus indépendants aussi. « Django n’est le domestique d’aucune créature terrestre, qu’il s’agisse d’un Homme ou d’un Gadjo. Il peut vouer à telle personne tout le respect et toute l’estime du monde, il peut vouer un culte à ce qu’elle fait : il ne s’abaissera pas devant elle ». « Le chat s’en va tout seul. Diz, Bird, il rêve d’être comme eux, c’est-à-dire un visionnaire. En revanche, il ne souhaite pas que l’on confonde sa musique avec la leur. Fouler leurs carpettes, piétiner leurs plates-bandes, est une idée qui ne lui traverse pas l’esprit ». À force de côtoyer les grands du jazz, il a compris que tout ne dépend que de lui et qu’« il est l’homme le plus seul au monde ».

Django Reinhardt, comme tous les siens, a beaucoup voyagé : dans les pays d’Europe et dans une Amérique dont il attendait trop pour qu’elle ne le déçoive pas ; son portrait se compose dans le va-et-vient entre les années et les lieux, entre la gloire et les déboires, entre la musique et la peinture. Mais Insensiblement est aussi un portrait multiple, celui de personnages qui apparaissent souvent ou parfois dans la vie de Django, comme Stéphane Grappelli (bien sûr), Coleman Hawkins, Duke Ellington, Dizzy Gillespie, Charles Delaunay… Il y a aussi la figure fictive de Lorna Selznik, qui se dresse régulièrement et fugitivement sur la route du guitariste, comme un beau miroir changeant, comme un repère séduisant et fluctuant.

Et n’oublions pas que nous sommes chez Alain Gerber : « insensiblement » (cet adverbe, titre d’un morceau deux fois enregistré par Django, trace une trame discrète dans la trame du roman), c’est, suivant les harmoniques colorées du style, le portrait de la musique qui peu à peu prend forme devant nous, « la musique, toujours à mi-chemin du raffinement et de la barbarie » ; si envahissante qu’il faut parfois la fuir, se réfugier dans la peinture ou, avec femme et enfant, dans la maison de campagne à laquelle le nomade a fini par s’habituer, se réfugier finalement, toutes griffes rentrées, dans le feu de la mort, insensiblement.

Jean-Pierre Longre

 

http://www.editions-fayard.fr