25/04/2015
Les méandres d’une existence
Joseph Danan, La Vie obscure, lettrines et encres d’Eva Wellesz, Les éditions du Paquebot, 2015
Soixante et onze chapitres, soixante et onze phrases (annoncées de manière claironnante et oulipienne par les « Septante phrases en guise de préface » de Jacques Jouet – qui a eu l’élégance modeste de laisser la primauté du nombre à Joseph Danan). Soixante et onze phrases, donc, qui pour la plupart font une bonne page, si ce n’est deux : c’est dire combien elles sont sinueuses, rebondies, pleines de recoins et de plis qui laissent entrevoir des détails insoupçonnés, des confidences inattendues, des évocations poétiques. Une seule d’entre elles s’impose en un mouvement irrésistible et lapidaire : « Comme une lame de fond montait la Vie obscure. ».
Quelle est-elle, cette « Vie obscure » dont chaque début de chapitre donne une image sous la forme des lettrines sombres sur fond tacheté de gris d’Eva Wellesz ? Elle est la vie (fondée au moins en partie sur l’expérience personnelle) d’un homme qui, envers et contre tout, se voue à l’écriture : théâtre, poésie, narration, « Journal rêvé » devenant poèmes en prose puis « Nouvelles de l’intérieur ». La quête d’éditeurs et de metteurs en scène, les amours de passage, les désirs de notoriété, le refus des compromissions, l’emploi de bureau à la MATMUT (parce qu’il faut bien vivre), les « idées de voyages », les illusions et désillusions que réserve le monde de la littérature, tout y passe, jusqu’au « livre qui n’existait pas » et qu’il voudrait tant écrire, « lancé à pleine vitesse, le cheveu fou, tapant sur son ordinateur beaucoup plus fort qu’il n’est nécessaire »…
L’essentiel se passe aux confins de l’ironie et aux détours des chapitres-phrases labyrinthiques, dans le dédale de ces proses poétiques dont le cheminement suit les méandres d’une existence dans laquelle le réel est un complexe mélange de vie quotidienne et de rêve (diurne ou nocturne), des méandres qui aboutissent à la ligne droite d’un dénouement brusque et surprenant. Proclamons-le avec Jacques Jouet : « C’est la fin qui est le plus drôle. – C’est la fin qui finit mal. – C’est la fin qui est happy end du point de vue du plaisir de la lecture. – Toujours vivant ? – L’auteur ! l’auteur ! – Longue vie à l’auteur ! »
Jean-Pierre Longre
En même temps ou à peu près, Joseph Danan a publié Le théâtre des papas, pièce à trois personnages (Papa, Maman et Bébé), qui rappelle qu’il est d’abord un auteur de théâtre, et qu’il écrit volontiers pour les enfants (ce qui évidemment n’exclut pas les adultes).
Le théâtre des papas, illustrations d’Adèle Garceau, Heyoka Jeunesse, Actes Sud-Papiers, 2015.
15:15 Publié dans Littérature, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, théâtre, francophone, joseph danan, eva wellesz, jacques jouet, les éditions du paquebot, heyoka jeunesse, actes sud-papiers, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
19/06/2010
Variations sur des thèmes très humains
Jacques Jouet, Cantates de proximité, « Scènes et portraits de groupes », P.O.L., 2005
Jacques Jouet aime les contraintes oulipiennes, les gens (dans le métro, dans la rue, en groupes), la musique des mots, Raymond Queneau et Jean-Sébastien Bach… En outre, il aime écrire (des essais, des récits, des poèmes), et les Cantates de proximité sont ici rassemblées comme des humains en société, mais comme eux peuvent être considérées individuellement.
Placées (entre autres) sous l’égide de Max Beckmann, « peintre d’histoire », dont les apparitions (ou plutôt celles de certaines de ses œuvres) rythment l’ensemble, ces cantates sont composées de variations sur des sujets collectifs. De même que beaucoup d’entre elles sont encadrées par des listes, des séries de mots clés qui ouvrent et ferment chaque unité textuelle, de même il est possible de résumer le tout en énumérant les thèmes. Il y a donc, dans le désordre et à quelques notes près : des élèves de collège et de terminale L, des étudiants, des militants associatifs, des prud’hommes en stage de formation, une équipe féminine de basket, la famille Bach, des habitants de Ouagadougou, des photographes, les permanents du Haut-Koenigsbourg, des architectes, des employés de l’usine Sollac de Biache ou d’une filature en fin de vie – les uns et les autres victimes de la dégradation sociale, la fête et les révoltes du 1er mai, Rostropovitch devant le mur de Berlin, les comédiens d’une pièce de Marivaux, des vaches, une rue de Calais, des syndicalistes, les morts du « Mémorial indien » (Pas-de-Calais)…
Et comment se combinent ces variations ? En phrases très brèves ou très longues (ces dernières posant, dans la tonalité du « à supposer que… », des hypothèses de travail), en récits, dictons, dialogues, portraits (poétiques) individuels ou collectifs, citations, comptes, chaînes, textes journalistiques, texte en blanc, questions qui persistent jusqu’à l’enterrement du livre en personne…Surtout, des poèmes à formes plus ou moins fixes – et leur liste en est un à elle seule : pantoums, monostiques, redondes, haïkus, « un seul mot », sextines, morale élémentaire, sonnets, quinines, poèmes de métro (spécialité jouetienne), bruits/cris, canto/cantate, chant patriotique, propositions nominales, « terza rima berrychonne », quenoum…
Cantates de proximité est une œuvre complète (comme on dit d’un menu), dont l’élaboration est en phase avec l’attachement à la littérature et à ses théories (Barthes avant Queneau, Perec et consorts), mais aussi pleinement aux humains, aux proches, à nous, interprètes, auditeurs, lecteurs. Comme le théâtre, comme la musique, la poésie est un miroir à peine déformant.
Jean-Pierre Longre
10:42 Publié dans Littérature, Littérature et musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, francophone, jacques jouet, oulipo, p.o.l., jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |