11/10/2024
Un retour à Salé
Abdellah Taïa, Le Bastion des Larmes, Julliard, 2024
Dans Vivre à ta lumière, Abdellah Taïa relatait la vie de Malika, mère lumineuse et obstinée, qui avait économisé « encore et encore » pour construire une maison où faire vivre les onze personnes qui composaient la famille. Dans Le Bastion des Larmes, Youssef, devenu professeur en France, revient momentanément à Salé après le décès de cette mère volontaire (les changements de personnes, de noms et d’activités laissent transparaître, quoi qu’il en soit, le caractère autobiographique du roman) pour vendre le dernier appartement de la maison, dont ses sœurs ont déjà liquidé leurs parts, ces sœurs qui ne se privent d’ailleurs pas de faire des reproches aux fils exilés : « C’est nous qui faisons des efforts pour garder vivante cette mémoire. Pas vous, les garçons. Ni le grand frère Slimane qui nous a oubliées depuis longtemps. Ni toi, Youssef, là-bas, à Paris, en train de vivre je ne sais quoi de soi-disant libre et dont tu ne dis jamais rien. Ni Karim, parti du Maroc comme un voleur. Ce n’est pas vous, les garçons, mais nous, les sœurs, qui faisons tout pour que ce qui a été construit ne s’effondre pas d’un coup. »
Mais le peu de temps que Youssef reste au Maroc fait ressurgir cette mémoire. Celle de Najib, son amant des années 1980 qui l’a trahi, qui est passé du côté de ceux qui les opprimaient parce qu’ils ne vivaient pas selon les normes, « ceux qui nous tuent tous, chaque jour et chaque nuit. » Najib qui a lui-même été trahi et qui, pour se venger de tous les supplices subis, de toutes les humiliations imposées, est devenu à Salé un trafiquant tout puissant, le roi de la drogue, mais un « Chérif », un saint, « le saint pédé de Salé », « la générosité même avec les habitants », emmenant tout le monde dans sa corruption, et dont les funérailles vont être suivies par une foule considérable. C’est par lui, par son fantôme, que Youssef va découvrir le « Bastion des Larmes », « le cœur même de la ville », là où il peut pleurer Najib, un « endroit magique » au pied de la muraille qui longe l’océan, et dont l’histoire remonte au XIIe siècle, lorsque les Castillans massacrèrent la population de Salé.
Livre d’une grande nostalgie et parfois d’une grande cruauté, où des scènes de tendresse voisinent avec quelques scènes difficilement soutenables, comme celles qui décrivent les viols collectifs de jeunes garçons connus comme homosexuels, Le Bastion des Larmes se termine par une lettre de Youssef à sa sœur Kamla, demeurant à Agadir, une lettre sans concessions pour le passé, ses beautés et ses turpitudes, les amours et les haines, mais une lettre magnifique qui veut le rêver, ce passé. « Depuis mon retour à Paris, je passe mes jours et mes nuits à me souvenir de nous autrefois, à revenir à notre lien. Notre pauvreté. Notre beauté. Notre paradis. Notre grande fiction. Je sais que je réécris et que je réinvente sans cesse ce passé. Malgré le noir et le désespoir en moi, malgré les traumatismes et les crises de panique, j’éprouve cette nostalgie étrange d’un espace qui n’a sans doute jamais existé comme aujourd’hui. Une force obscure me pousse à retrouver ce passé, à l’embellir. À ne voir que le printemps, les fleurs, les lilas, les mimosas, les marguerites. » La magie de la fiction, et de la plume d’Abdellah Taïa.
Jean-Pierre Longre
17:28 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, maroc, abdellah taïa, julliard, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
30/07/2022
Maternelle et tenace
Abdellah Taïa, Vivre à ta lumière, Le Seuil, 2022
Abdellah Taïa joue franc jeu, dès la dédicace : « Pour ma mère : M’Barka Allai (1930-2010). Ce livre vient entièrement de toi. Son héroïne, Malika, parle et crie avec ta voix. » Histoire vraie, donc, mais devenue roman par le truchement des mots d’un écrivain donnant la parole à sa protagoniste qui monologue, se raconte, raconte les siens, ses proches et tout compte fait la vie du Maroc (d’un certain Maroc) de la fin du XXème siècle.
Une autobiographie en trois temps. À Béni Mellal, elle a trouvé toute jeune l’amour d’Allal, qu’elle épouse avec la bénédiction de son père et le consentement de sa belle-famille, mais qui part faire la guerre des Français en Indochine, pensant gagner suffisamment d’argent : « Un an ou deux de guerre et me voilà riche, un peu riche. » Il n’en reviendra pas, et Malika sera chassée par ses beaux-parents, qui avaient pourtant promis de la traiter comme leur fille.
Nous la retrouvons à Rabat, bien des années plus tard, avec son second mari, un homme « gentil » qui l’a aidée à sortir de son complet dénuement et lui a fait de nombreux enfants. Mais c’est elle qui mène son monde, prend les initiatives et défend sa fille Khadija contre la mainmise de Monique, une Française qui voudrait prendre Khadija à son service. Non, Malika rêve que sa fille épouse un homme puissant et riche, un de ceux qui fréquentent le palais royal tout proche. Le destin en ira autrement.
Le troisième épisode, qui se situe à Salé, est une confrontation entre Malika et Jaâfar, un jeune voisin tout juste sorti de prison qui la menace d’un couteau pour voler son argent. Elle lui tient tête, lui parle d’Ahmed, son fils parti en France qui ne donne plus de nouvelles. Impitoyable et maternelle, elle résiste au délinquant et au récit sordide de la vie des prisonniers marocains.
Malika est ce que d’autres appelleraient une « femme puissante ». Mais sa puissance n’est ni politique, même si d’importantes digressions évoquent Ben Barka et le roi Hassan II, ni économique, puisque sa famille vit dans les conditions les plus précaires, même si elle fait tout pour lui construire une maison et la nourrir. « Des années tous les onze dans une seule pièce. Onze ! J’ai économisé centime après centime. J’ai économisé tout ce que je pouvais. Certains mois, je ne leur préparais qu’un seul repas par jour. Ils râlaient. Ils criaient. Nous avons faim ! Nous avons faim, maman ! Je ne pouvais rien faire d’autre. Il fallait économiser encore et encore. Ils trouvaient tous que j’étais devenue impitoyable. Ce n’était pas grave. Un jour, ils comprendraient les sacrifices que j’avais faits pour eux. Les humiliations que j’avais subies à cause d’eux, pour leur donner un toit, une maison. Une vraie maison. » Quoi de plus parlant que ce qu’écrit Abdellah Taïa de cette mère lumineuse, volontaire, tenace ? « C’est Malika qui parle ici. Tout le temps. Elle raconte avec rage les stratégies pour échapper aux injustices de l’Histoire. Survivre. Avoir une petite place. » Son fils, par la magie de la littérature, lui a donné une vraie place.
Jean-Pierre Longre
19:12 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, maroc, abdellah taïa, le seuil, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |