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19/07/2013

Une vie d’écriture

Poésie, autobiographie, essai, francophone, Roumanie, Benjamin Fondane, Monique Jutrin, Marlena Braester, Hélène Lenz, Carmen Oszi, Odile Serre, Parole et silence, Caractères, Jean-Pierre LongreBenjamin Fondane, Poèmes retrouvés 1925-1944, « Édition sans fin » établie et présentée par Monique Jutrin, Parole et silence, 2013

Benjamin Fondane, Comment je suis né, textes de jeunesses traduits du roumain par Marlena Braester, Hélène Lenz, Carmen Oszi, Odile Serre, présentés par Monique Jutrin, Caractères, « Cahiers latins », 2013

Le premier trimestre 2013, si riche en publications franco-roumaines, richesse à laquelle le Salon du Livre de Paris ne fut pas étranger, a vu paraître coup sur coup deux ouvrages réunissant des textes de Benjamin Fondane présentés par Monique Jutrin, qui connaît parfaitement l’écrivain et son œuvre.

Le premier, Poèmes retrouvés 1925-1944, porte le beau sous-titre que l’auteur avait donné à sa deuxième version d’Ulysse, « Édition sans fin », qui « pourrait convenir à l’œuvre tout entière ». Pour ce volume, Monique Jutrin a opéré un choix à la fois draconien et significatif parmi les nombreux manuscrits que la sœur de Fondane lui confia un beau jour de 1996. Composés entre 1925 et 1944, ces poèmes en français sont « une prise authentique sur le réel », ce réel dont font partie les brouillons, corrections, repentirs et reprises dont l’œuvre finale est le résultat. Ainsi nous sont livrés un certain nombre des « premiers poèmes en français », de même que des textes « en marge » des grands recueils, Titanic, L’Exode, Ulysse, Le Mal des Fantômes. Le tout, augmenté de « poèmes épars » et des « vestiges d’un recueil abandonné », donne une belle idée du travail d’écriture d’un homme dont la poésie, pour primordiale qu’elle fût, n’était que l’une des nombreuses activités intellectuelles et artistiques.

Poésie, autobiographie, essai, francophone, Roumanie, Benjamin Fondane, Monique Jutrin, Marlena Braester, Hélène Lenz, Carmen Oszi, Odile Serre, Parole et silence, Caractères, Jean-Pierre LongreLe second, Comment je suis né, réunit des textes de jeunesse traduits par Marlena Braester, Hélène Lenz, Carmen Oszi, Odile Serre. Comme le rappelle Monique Jutrin, Benjamin Weschler, devenu B. Fundoianu puis Benjamin Fondane, fut un écrivain particulièrement précoce, puisqu’il commença à publier dès 1912, à l’âge de 14 ans. Pas étonnant, donc, qu’il ait fallu faire le tri « parmi la centaine de textes publiés et de manuscrits inédits datant des années 1912-1922 ». Répartis en trois sections (« Textes autobiographiques », « Lectures », « Poèmes en prose »), ces écrits d’adolescence et de jeunesse sont déjà, ou presque, des productions d’écrivain adulte, faisant montre d’un recul étonnant par rapport à son activité (« J’écris des mémoires. Je tiens probablement à contredire Faguet, qui pense que seuls les vieux écrivent des mémoires. »), voire d’un humour d’homme déjà mûr (« Hertza est une petite bourgade de 3.000 habitants, comptant 4.000 tavernes, un maire, 20 kiosques, deux sergents de police, et d’innombrables voleurs. »). En même temps, c’est d’un sens certain de ce qu’est la littérature, d’une culture à toute épreuve, d’un esprit critique sans concessions que fait preuve le jeune homme, qui fréquente assidûment et intimement l’œuvre d’écrivains français de son époque, ainsi que les « livres anciens », et qui n’hésite pas à écrire par exemple : « Personne ne lit plus, personne ne se livre plus au plaisir ni à la souffrance ; personne ne se tourmente plus pour faire jaillir de lui une passion plus pure – et cependant l’admiration pour les grands artistes se perpétue avec une ardeur éloquente – et pieuse. ».

Ces deux publications sont plus que des compléments aux livres de Benjamin Fondane ; elles sont des pièces à part entière de l’œuvre à la fois abondante et diverse d’un jeune Juif roumain qui, devenu écrivain français par conviction et vocation, a tant apporté à sa culture d’adoption.

Jean-Pierre Longre

www.paroleetsilence@omedia.ch

www.editions-caracteres.fr

www.benjaminfondane.com

10/05/2010

Farce tragique et totalitarismes

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Norman Manea

Les clowns : le dictateur et l'artiste, traduit du roumain par Marily Le Nir et Odile Serre, Le Seuil, 2009.

L'enveloppe noire, traduit du roumain par Marily Le Nir, Le Seuil, « Fictions & Cie », 2009.

 

Les deux ouvrages de Norman Manea parus au Seuil en octobre 2009 peuvent se lire simultanément, en alternance, l'un après l'autre, selon l'humeur... L'un est un recueil d'essais qui, s'appuyant sur l'histoire récente de la Roumanie, aide à méditer non seulement sur le communisme et ses déviances (la dictature, le nationalisme), mais aussi sur des sujets plus généraux tels que les rapports de l'art avec le politique, la censure, l'ambiguïté des relations internationales, l'antisémitisme, le monde d'aujourd'hui et son « hystérie carnavalesque »... L'autre est un roman où l'étrange (des personnages et de leurs destinées) le dispute au réalisme (de la toile de fond, des situations), où l'imaginaire prend corps sur la cruelle absurdité des régimes dictatoriaux (des années 1940 et des années 1980).

Les clowns : le dictateur et l'artiste répond, selon l'auteur, à une urgence : celles de « décrire la vie sous la dictature roumaine » et d'en « tirer enseignement », notamment en ce qui concerne « la relation entre l'écrivain, l'idéologie et la société totalitaire ». Chaque texte vise ainsi à peindre la tyrannie (sous un jour tragique ou comique, burlesque ou insupportable), et à en tirer des réflexions qui se fondent sur l'expérience personnelle. Car Norman Manea a vécu, comme un certain nombre d'autres, le triple drame du siècle : « l'Holocauste, le totalitarisme, l'exil » ; son mérite exceptionnel est de ne jamais prendre la posture de la victime, de se donner suffisamment de recul pour analyser avec lucidité et vigueur, d'une plume implacable, parfois violente, voire sarcastique, les débats, les aberrations, les contradictions, les ridicules, les abus de la grotesque dictature de Ceauşescu. Sans négliger les échos et comparaisons (nazisme et communisme, Hitler et Staline), Norman Manea met en avant les spécificités roumaines des années 1980 - la volonté de cacher la diversité sous les proclamations nationalistes, les subtilités de la censure, la récupération des positions nationalistes de Mircea Eliade, l'antisémitisme, les rapports avec (et de) la Securitate, les hypocrisies (et les révoltes plus ou moins larvées) du monde intellectuel... Tout cela mis en perspective, selon le « mouvement simultané en avant - en arrière » qu'il revendique en tête de son essai sur le Journal de Mihail Sebastian. « Les fondements de l'avenir tiennent à la qualité et à la probité de l'appréhension du passé » : la dernière phrase est une belle synthèse de ce qui est mis en œuvre tout au long du livre.

L'enveloppe noire est, dans le domaine de la fiction, une sorte de caisse de résonance artistique des Clowns, dont l'un des chapitres relate d'ailleurs l'histoire de la difficile publication du roman, soumis à l'approbation pleine d'embûches du « Conseil de la Culture et de l'Éducation Socialistes - Service Lecture » (disons : la Censure) ; et ce n'est pas un hasard si, quelques mois après sa parution, en 1986, Norman Manea quittait la Roumanie.

Dans le roman, Anatol Dominic Vancea Voinov, dit plus simplement Tolia, a été privé de son poste de professeur pour se retrouver réceptionniste à l'hôtel TRANZIT ; confronté aux vicissitudes de la vie quotidienne sous la dictature et aux soubresauts de sa propre personnalité, il est en même temps en proie aux souvenirs et à la quête des circonstances de la mort de son père, « suicidé ou trucidé » sous une autre dictature, celle des années 1940 - et cela jusqu'à l'irruption du rêve dans les souvenirs et dans la vie, jusqu'à la folie. L'enveloppe noire  est certes le roman d'un individu qui bute sur « les arêtes du concret », mais aussi celui d'une société, des relations humaines, et de l'histoire d'un demi-siècle ; le roman des destins individuels et de la destinée collective. On y assiste à la mise en scène, en instantanés tragi-comiques, des absurdités d'un système où « les poursuivants sont à leur tour poursuivis, la suspicion, la peur stimulent et font dévier leurs propres ondes », où « tout se dilate, glisse, s'effiloche », où le mieux considéré est, par exemple, « Toma, le sourd-muet exemplaire ! Qui voit tout, sait tout, est informé de tout, mais n'en parle qu'à qui de droit, quand il le faut ». Spectacle plein d'échos (dont celui de la fameuse pièce de Ion Luca Caragiale Une lettre perdue), écriture foisonnante et débordante, humour salutaire et absurde abyssal... Le roman de Norman Manea est une porte ouverte sur un hors-scène infini, « un vide grandiose » dont il est difficile de sortir indemne.

Jean-Pierre Longre

http://www.fictionetcie.com

24/04/2010

Le jeune Fundoianu

35571.jpgBenjamin Fondane

Poèmes d’autrefois, Le reniement de Pierre. Traduits du roumain par Odile Serre.

Le Temps qu’il fait, 2010.

 

Pour ceux qui connaissent peu ou prou les œuvres que Benjamin Fondane a écrites en français, la lecture de ces textes de jeunesse traduits du roumain offre une belle vision de la genèse de son écriture et de ses préoccupations ; et pour ceux qui n’ont encore rien lu de lui, voilà une entrée en matière qui non seulement respecte la chronologie, mais surtout donne un avant-goût prometteur. Deux grandes parties dans ce volume : des poèmes d’adolescence et de jeunesse, soit publiés à partir de 1914 dans des revues soit inédits, puis un « poème dramatique » publié en 1918 et, ici, éclairé par une postface de Monique Jutrin. La traduction d’Odile Serre, dont le rythme et les sonorités s’adaptent parfaitement à la tonalité d’ensemble, confère une valeur supplémentaire au talent naissant du poète.

L’inspiration biblique est le principal facteur d’unité de l’ouvrage : Le reniement de Pierre, qui donne une version personnelle, « amorale » d’un épisode fameux du Nouveau Testament, préfigure les questions que l’auteur se posera toute sa vie. Et beaucoup des poèmes qui précèdent, aux titres sans ambiguïté (« Psaumes », « Monastères », « Élévation », « Bible »…), donnent une idée de sa culture, de ses incertitudes, de sa quête mystique, et aussi de l’émancipation de l’homme n’hésitant pas à reprocher à Dieu de ne jamais être « descendu par ici » et à lui dire : « C’est plus beau à la campagne, Seigneur, que là où tu es, au ciel ».

Car l’autre espace poétique est celui de la campagne, d’une nature qui doit beaucoup aux « paysages » roumains, aux personnages qui les peuplent, humains et animaux, aux forêts et aux prairies, à l’odeur des fleurs, au silence des forêts, à la lumière du soleil, aux bruissements de la pluie… Tableaux impressionnistes, saynètes plaisantes, évocations sentimentales traduisent la sensibilité du jeune poète qui, nourri de livres (Baudelaire et d’autres en filigrane çà et là), laisse s’épanouir sa personnalité en un symbolisme maîtrisé, d’ailleurs revendiqué et défini dans l’« éclaircissement » qui précède Le reniement de Pierre : « Originalité, bon sens, profondeur, absence d’imitation, de modèle, subconscient, nouveau et parfois sain ». Ces Poèmes d’autrefois sont déjà des poèmes de maturité.

Jean-Pierre Longre

www.letempsquilfait.com