13/02/2017
Lire, relire... L’amitié, la mort, l’amour
Philippe Claudel, L’arbre du pays Toraja, Stock, 2016, Le livre de poche, 2017
Chez les Toraja, en Indonésie, les dépouilles des défunts sont nichées « à même la roche de certaines falaises sacrées ». Quant à celles des enfants morts au cours de leurs premiers mois, elles sont déposées au creux d’un arbre particulier, qui se referme lentement sur le petit corps. Symbole fort, ouvrant le roman de Philippe Claudel sur son thème majeur, la mort, tout en suggérant le cycle naturel et permanent de la vie, qui inclut l’amour et les perspectives de naissances à venir.
L’histoire est à la fois dramatique et simple. Le narrateur, cinéaste, a pour meilleur ami Eugène, son producteur ; celui-ci lui annonce qu’il est atteint d’un « vilain cancer » qui, après rémissions et rechutes, l’emporte en février 2013. Hymne à l’amitié, le livre est aussi une somme de réflexions, de méditations et d’impressions vagabondes sur l’amour (deux femmes, l’ancienne et la nouvelle, entourent le narrateur comme des garantes aimantes de la mémoire et de l’existence à venir), sur les maladies du corps et de l’esprit, sur les leçons que nous donnent la vie et la disparition d’un être cher, avec les manques qu’elle entraîne : « La mort d’Eugène ne m’a pas seulement privé de mon meilleur et seul ami. Elle m’a aussi ôté toute possibilité de dire, d’exprimer ce qui en moi s’agite et tremble. Elle m’a également fait orphelin d’une parole que j’aimais entendre et qui me nourrissait, qui me donnait, à la façon dont opère un radar, la mesure du monde que, seul désormais, je ne parviens à prendre qu’imparfaitement. ».
Ce vagabondage entraîne aussi le lecteur dans ce qu’il pourrait prendre pour des digressions, mais qui marque des étapes inhérentes au cheminement de la mémoire : de très belles pages sur l’alpinisme, « leçon rugueuse de philosophie », sur la beauté féminine, sur une rencontre inopinée avec Milan Kundera, au fond d’un café sans grâce, une autre avec Michel Piccoli dans un MacDonald's (où l'acteur est sûr de n'être pas reconnu), sur Venise et sur divers autres paysages. Et surtout sur la création : cinématographique, bien sûr, et littéraire, deux formes d’expression artistique que l’on confronte volontiers : « Je me rends compte que j’écris en mêlant des temps, le passé simple, le présent, le passé composé, l’imparfait dont les règles du récit d’ordinaire n’autorisent pas la cohabitation. Lorsque je filme, je ne me pose pas cette question. Je laisse glisser les plans un à un, sans jamais recourir à des retours en arrière pas plus qu’à des bonds en avant. Très tôt le cinéma m’a paru un art tendu vers le devenir. ». N’empêche, le roman ne cesse de rendre compte de cette tension.
On pourrait chercher à savoir si L’arbre du pays Toraja est un roman à clés. Il y en a, certes. Mais les plus importantes résident dans l’écriture qui permet à un créateur de dévoiler (autant que possible) les méandres de l’âme humaine grâce à la fiction qui, « par une sorte de choc en retour, […] travaille le monde. ».
Jean-Pierre Longre
12:20 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, philippe claudel, stock, jean-pierre longre, le livre de poche | Facebook | | Imprimer |
05/07/2014
Vivantes épitaphes
Blandine Le Callet, Dix rêves de pierre, Stock, 2013, Le Livre de Poche, 2014
L’auteur explique dans sa postface que l’idée de ces nouvelles lui est venue au Musée Gallo-Romain de Lyon, à la lecture de l’épitaphe d’une certaine Blandinia Martiola, épouse « incomparable » de Pompeius Catussa, morte « pleine d’innocence » à 18 ans. À partir de là, visites de cimetières et de musées ont fourni les occasions de lectures d’autres inscriptions funéraires, sources de récits dans lesquels l’imagination ressuscite de modestes héros condamnés à une éternelle obscurité.
C’est ainsi que, dans l’ordre chronologique, de l’antiquité à nos jours, reviennent momentanément à la vie Hermès, jeune esclave et précepteur mort avec ses deux petits protégés lors d’un tremblement de terre ; Blandinia déjà citée, qui vécut au deuxième siècle ; la duchesse Sibylle qui dut échanger « la lumière d’Apulie » contre le château de Caen où règnent l’obscurité et un mari sans scrupules ; un frère et une sœur qui s’aimaient trop ; un homme « simple et juste », généreux et trop naïf ; une femme soumise au malheur de ses enfants morts nés ; une victime de la cruauté nazie ; un chien pathétiquement adoré ; une mère qui a « semé la zizanie entre [ses] enfants »… et les ancêtres mêmes de Blandine Le Callet, dans un cimetière breton qui, bien qu’elle n’y retrouve pas la tombe familiale, lui réserve une surprenante découverte.
Vu le prétexte de chaque nouvelle, on se doute que le point commun de l’ensemble est la mort. Mais – paradoxe inhérent à la stratégie narrative – c’est l’humanité vivante qui se décline ici, sur tous les tons : tragique, pathétique, comique, satirique, lyrique. Ces épitaphes, dont la pierre conserve une trace durable, deviennent l’immuable support de beaux récits de vie, émouvants et mémorables.
Jean-Pierre Longre
15:34 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, francophone, blandine le callet, stock, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |