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11/06/2025

« Une histoire en cours »

Essai, chroniques, francophone, Lola Lafon, Stock, Jean-Pierre LongreLola Lafon, Il n’a jamais été trop tard, Stock, 2025

C’est une série de chroniques mensuelles publiées entre fin 2023 et fin 2024 dans Libération, augmentées de plusieurs « P.-S. » prolongeant la réflexion. « Ces notes sont une matière, des couleurs et des textures, des humeurs disparates, un puzzle qui ne révèle aucun paysage connu. À quoi servent-elles, ces notes ? À rien de précis, les mots ne « servent » pas, ils ne sont pas à notre service. Ils se prêtent à nos tentatives. » Modestie de bon aloi, modestie véritable, excessive peut-être. Car ce « rien de précis » permet tout de même à l’esprit du lecteur d’élargir l’horizon de sa réflexion sur des sujets divers.

Il peut s’agir de l’amateurisme, qui « est ce que nous pratiquons le mieux, en toutes choses », car être amateur, c’est aimer ; cela à propos par exemple de la « pratique amateure de la maternité », occupation à plein temps. Ou encore de la « course à la haine » venant de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite, alors qu’il faudrait pratiquer la « bienveillance pour ses semblables » et cultiver la perplexité plutôt que la certitude. Ou de l’évocation de la famille paternelle de l’autrice, « exterminée pendant la Shoah », résurgence et perte de la mémoire liées. Et aussi, dans l’actualité proche, du « procès de Mazan » et de ce que cette affaire révèle de terrifiant : « Si tous les hommes ne sont pas des violeurs, les violeurs peuvent apparemment être n’importe quel homme. »

Et de beaucoup de choses encore, révoltes ou doutes, incompréhensions ou lucides constatations, aberrations de notre civilisation ou confiance en l’humain… Et comme un rappel de la qualité d’écrivaine de Lola Lafon, le rôle joué par les mots, leur puissance qui est mise à mal lorsqu’ils sont transformés en instruments de pouvoir (« Les mots se dressent face à nous. Ils ne parlent plus, ils communiquent, ordonnent, réduits à menacer, à sanctionner un doigt d’honneur, une poêle à frire ou du sérum physiologique dans un sac à main. ») ou d’invectives (« Les mots seront sommés de décliner leur identité : de quel côté penchent-ils ? On sera renvoyée à son origine, à sa condition. Hashtag juive. Hashtag femme. Hashtag trop de gauche. Hashtag pas assez. »). Malgré tout, c’est eux, les mots, qui permettent de décliner toutes les nuances de la pensée, qui permettent de vagabonder dans l’imaginaire, de raconter « l’histoire en cours », celle qui fait avancer le monde. C’est tout cela que ce beau livre nous révèle.

Jean-Pierre Longre

www.editions-stock.fr

28/05/2015

Le roman de Nadia

Roman, francophone, Roumanie, Lola Lafon, Actes Sud, Jean-Pierre Longre

Lola Lafon, La petite communiste qui ne souriait jamais, Actes Sud, 2014, Babel/Poche, mai 2015

Prix Ouest-France/Étonnants Voyageurs 2014

 

Montréal, 1976, Jeux olympiques. Une petite Roumaine de 14 ans détraque le panneau électronique d’affichage des résultats : les ordinateurs n’avaient pas prévu que la note 10 puisse être attribuée à une gymnaste – et ce fut pourtant le cas avec Nadia Comaneci… C’est avec ce fameux épisode que naît la légende et que débute le livre, qui n’est cependant ni un éloge dithyrambique, ni un reportage sportif ni un récit biographique. C’est un roman, qui s’appuie certes sur la vie de la protagoniste, jalonnée de fameux épisodes, mais qui, en comblant « les silences de l’histoire et ceux de l’héroïne », en fait une destinée à la fois hors normes et représentative d’une époque tourmentée.

Un roman vrai, dramatique, vivant, mortel, dont le centre est une petite fille prodige et tenace, imperturbable dans son acharnement à réussir, éduquée à être la meilleure, à incarner la perfection du corps et d’une nation totalitaire où tout n’est qu’apparat et apparence. Car Lola Lafon, qui connaît bien la Roumanie, donne une image précise de la dictature de Ceauşescu, avec la surveillance incessante, les pénuries et les artifices grotesques qui la caractérisaient, mais aussi de la situation actuelle, avec la soumission au libéralisme effréné et les injustices qui en résultent. L’histoire du pays induit celle de « la petite communiste » au visage énigmatique et au corps virtuose, ce corps qui va être comme les autres soumis à l’évolution naturelle jusqu’à devenir comme les autres celui d’une femme : fin du miracle, et fuite vers autre chose ? Que n’aura-t-on dit, écrit, susurré, proclamé sur le passage de Nadia Comaneci à l’Ouest, sur sa vie en Amérique…

Sans fioritures, sans excès rhétoriques ou lyriques, mais avec la vivacité de la parole et de l’échange direct, l’auteure trace le portrait complexe d’un personnage qui malgré les images que l’on en a universellement diffusé garde son mystère et ses contradictions. Visage impassible et corps tout en mouvements. Le roman, en va-et-vient tournoyants, en saltos arrière et avant, en rebondissements inattendus, équilibres précaires ou magiques, circule entre réalité et fiction, entre histoire et mythe, entre points de vue subjectifs et reconstitutions objectives. Ce faisant, il tente de percer les mystères de « la beauté absolue » du mouvement physique, sans occulter la question essentielle et éternelle de la liberté humaine, que ce soit celle d’un peuple ou celle d’un individu : « Je rêvais de liberté, j’arrive aux États-Unis et je me dis : c’est ça la liberté ? Je suis dans un pays libre et je ne suis pas libre ? Mais où, alors, pourrai-je être libre ? ».

Jean-Pierre Longre

www.actes-sud.fr

http://lolalafon.t15.org