07/12/2015
« La bonne éducation »
Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Le Seuil, 2014, Points, 2015
Chaque classe sociale a ses normes, ses règles, ses exigences, ses frontières hors desquelles on est considéré comme un paria. Pour échapper à l’ostracisme, seule la fuite semble être la solution. Fuir les autres, fuir la famille, fuir les insultes, les coups et les humiliations, fuir jusqu’à son nom, tel est l’argument du premier roman d’Édouard Louis, dont le succès lors de sa parution aux éditions du Seuil lui vaut maintenant une édition en poche (Points).
Un roman qui superpose et mêle plusieurs genres en une composition binaire : Livre 1, « Picardie (fin des années 1990 – début des années 2000) » ; Livre 2, « L’échec et la fuite ». Plusieurs genres, donc : roman social (l’auteur a lu et étudié Pierre Bourdieu), qui campe et analyse de l’intérieur le prolétariat de la fin du XXème et du début du XXIème siècle, à coups de descriptions sans concessions (mais sans jugement moral) et de citations orales – ce qui, stylistiquement parlant, a le mérite de mêler les registres de langue et de faire ressortir la crudité verbale que l’auteur a su mettre à distance. Le roman autobiographique, qui narre dans un mélange subtil d’objectivité et d’hypersensibilité le douloureux décalage que le jeune Eddy ressent par rapport à sa famille, à ses copains, et qu’il tente désespérément d’effacer. Le roman initiatique d’un garçon qui se sent rapidement différent des autres, féminin, dans un milieu où la virilité ostensible est la marque obligée du monde des hommes, un garçon qui voudrait ne pas être ce qu’il est, qui s’essaie à l’amour des filles mais ne peut échapper à l’opprobre de plus en plus ricanant et hostile de son environnement familial, villageois, scolaire, et qui finalement découvre qu’il y a d’autres manières de vivre que celle dans laquelle il était enfermé.
En finir avec Eddy Bellegueule est une œuvre courageuse qui, à la manière des autobiographies de Michel Leiris, ne cherche pas à échapper aux risques personnels, qui les provoque même. Mais c’est aussi et surtout l’œuvre d’un écrivain. S’il y a du Zola dans l’évocation de la misère sociale, du Jules Renard (celui de Poil de Carotte) dans celle de l’enfance malheureuse, la division en brèves séquences donne à l’ensemble une visibilité théâtrale, quasiment cinématographique, tout en préservant le relief de la réalité. Souffrir et jouir, aimer et rejeter, s’attacher et fuir, mépriser et admirer – Édouard Louis, avec une précoce maturité, sait restituer toute la complexité des comportements humains.
Jean-Pierre Longre
16:52 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, autobiographie, francophone, Édouard louis, le seuil, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
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