11/07/2015
Cinquante ans de Off
Festival Off d’Avignon, juillet 2015. « Le plus grand théâtre du monde ».
Le premier spectacle « off » d’Avignon, créé par André Benedetto, eut lieu le 10 juillet 1966, en marge du Festival officiel. Premiers pas modestes et fulgurants d’un événement qui, d’année en année, a envahi la ville et les salles disponibles – collèges, chapelles, boutiques, lieux publics, théâtres privés… jusqu’à compter, pour sa cinquantième année d’existence, plus de 1300 spectacles quotidiens venus non seulement des quatre coins de France, mais du monde entier, comme le souligne Greg Germain, président d’Avignon Festival & Compagnies.
Comment le spectateur lambda peut-il choisir ? Comme chaque année, il y en a pour tous les goûts, du « boulevard » au théâtre engagé, du comique au tragique, du classique à l’avant-garde, de l’austérité textuelle à la mise en scène chatoyante, de la lecture à la danse, du mime à la musique… Faire confiance aux noms des auteurs, des troupes, des metteurs en scène, des comédiens ? Se fier à la critique ? Se livrer à la séduction des présentations ? Écouter le bouche à oreille ou les rumeurs de la rue ? En ce début de mois, voici une petite contribution sélective.
Parmi les One-(wo)man-shows, particulièrement adaptés à de petites salles (10 à 50 places), signalons la Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig (Présence Pasteur), beau et terrible récit rétrospectif adressé par une femme passionnée à un homme de lettres volage et insoucieux de ses nombreuses conquêtes féminines, parmi lesquelles elle figure en anonyme. Violaine Savonnet, mise en scène par Danielle Latroy-Fuster, restitue sans pathos mais sans concessions la dramatique réalité du souvenir, dans un jeu qui fait passer le personnage par toutes les nuances de l’amour et toutes les facettes du désespoir.
Dans un registre différent, mais toujours dans l’intimité d’un lieu restreint, Mathieu Barbier livre Des nouvelles de Giono (Espace Roseau, mise en scène de Jean-Claude et Marie-Françoise Broche) ; il fait bien mieux que les dire, ces nouvelles : il les joue littéralement, incarnant de sa voix aux sonorités vibrantes et variées plusieurs de ces personnages hauts en couleur des Alpes provençales, avec leur accent, leur franc-parler, leurs non-dits, leur simplicité, leur générosité – leur humanité. Ce faisant, le comédien, de velours côtelé vêtu, fait à merveille redécouvrir la prose rocailleuse et poétique de l’écrivain.
Autre genre, autre sorte de personnage : dans La patiente, Anca Visdei, prolifique dramaturge franco-roumaine, donne à voir et à délicieusement disséquer les entrevues successives d’un psychanalyste avec une patiente plutôt originale, toujours habillée de rouge, refusant de s’étendre sur le divan et mettant à mal la traditionnelle relation freudienne entre les deux types de personnes. L’homme de l’art parviendra-t-il à percer la carapace, à atteindre le cœur d’un personnage qui, tout en la voilant, révèle une vraie sensibilité ? Un sujet sérieux, un texte drôle, traité comme tel par des comédiens talentueux (Sabine Laurent et Yann Loiret mis en scène par Aurélie Goulois).
Le Off d’Avignon ne serait pas ce qu’il est sans les pièces qui donnent le premier rôle à un personnage passant souvent inaperçu tout en étant omniprésent : le langage. Parmi ces pièces, on en recommandera trois.
Si ça va, bravo, de Jean-Claude Grumberg, est une comédie tantôt burlesque tantôt amère à deux personnages (en l’occurrence, deux comédiens réjouissants de complicité malicieuse et de fausse rivalité, Renaud Danner et Étienne Coquereau, mis en scène par Johanna Nizard) qui enchaînent les scènes cocasses, les dialogues de sourds, les jeux verbaux, les réparties inattendues, les situations satiriques et absurdes. Une bonne heure de rire et de méditation sur les richesses et les ambiguïtés du langage et des relations humaines…
Dans le livre intitulé Le cabaret des mots, paru en 2014, Matéi Visniec fait monologuer et dialoguer des mots de toutes sortes. La Compagnie des Ondes, avec trois comédiens pleins de vivacité et de talents variés (Rebecca Forster, Eva Freitas et Aurélien Vacher), a fait parmi ces mots un choix judicieux. Dans Moi le mot (mise en scène de Denise Schropfer, Ateliers d’Amphoux), ça fuse et ça explose, en paroles et en musique… Chaque mot est traité avec drôlerie et intelligence, chaque séquence extirpe la substance poétique de ces petits objets qui deviennent ainsi de véritables personnages.
Jean Tardieu est sans conteste un maître de ce qu’il nomme lui-même La comédie du langage. Dans De quoi parlez-vous ? (Théâtre Buffon), les quatre comédiens Sophie Accard (qui a aussi assuré la mise en scène), Anaïs Merienne, Tchavdar Pentchev et Léonard Prain, multipliant les personnages aux rôles, aux costumes, aux gestes, aux attitudes les plus divers, s’en donnent à cœur joie pour donner au langage verbal ses sens les plus détournés, ses aspects les plus inattendus. Les cinq courtes pièces (Finissez vos phrases, Oswald et Zénaïde ou les apartés, De quoi s’agit-il ?, Le guichet, Un mot pour un autre) le mettent dans toutes les situations, dans toutes les positions. On rit franchement, sans manquer de mesurer sérieusement la complexité des mots.
Il reste deux semaines pour courir à Avignon, où le pittoresque le dispute à la beauté, à la poésie, à l’humour, à la sensibilité. Deux semaines pour voir les six pièces signalées, et bien d’autres encore. Le choix ne manque pas.
Jean-Pierre Longre
Liens utiles :
Lettre d’une inconnue : Présence Pasteur, 13 rue du Pont Trouca. Rés. 04 32 74 18 54
Compagnie Violaine : www.compagnieviolaine.biz
Des nouvelles de Giono : Espace Roseau, 8 rue Pétramale. Rés. 04 90 25 96 05
http://www.mathieu-barbier.com
http://www.roseautheatre.org/spip.php?article28
La patiente : L’Alibi théâtre, 27 rue des Teinturiers. Rés. 04 90 86 11 33
http://www.ancavisdei.com/livres/l-patien.html
http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/08/04/les-deux-soeurs.html
Si ça va, bravo : 3 Soleils, 4 rue Buffon. Rés. 04 90 88 27 33
http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Si-ca-va-b...
Moi le mot : Les Ateliers d’Amphoux, 10-12 rue d’Amphoux. Rés. 04 90 86 17 12
http://jplongre.hautetfort.com/archive/2015/01/25/chaque-...
https://www.facebook.com/compagniedesondes
De quoi parlez-vous ? : Théâtre Buffon, 18 rue Buffon. Rés. 04 90 27 36 89
Compagnie C’est-pas-du-jeu : www.cpdj.fr
http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/08/01/si-simple-et-si-complexe.html
15:59 Publié dans Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, littérature, stefan zweig, jean giono, anca visdei, jean-claude grumberg, matéi visniec, jean tardieu, festival off d’avignon, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
07/07/2015
Le terroriste et l’échidné
Gergana Dimitrovna & Zdrava Kamenova, Protohérissé (BP : Unabomber), traduit du bulgare par Marie Vrinat, L’espace d’un instant, 2015
Un journal épistolaire tenu par une drôle de bête vivant, semble-t-il, depuis des milliers d’années et qui, s’inquiétant pour son avenir, se révèle être un « zaglossus brujinii ». La disparition d’un homme qui a, semble-t-il encore, fui le domicile conjugal, et l’inquiétude de sa femme qui alerte la police. Les théories de Ted Kaczinski tirées de son manifeste La société industrielle et son avenir. Un scientifique, un enfant qui pousse la chansonnette, « Un homme qui aime regarder la télé », un journaliste, un chœur, un satellite…
Les faits et les personnages semblent se bousculer, mais les auteures annoncent que « le metteur en scène est libre de déterminer le nombre d’acteurs et de distribuer les rôles ». Protohérissé (BP : Unabomber) est donc une pièce qui joue avec les normes du genre théâtral, tout en les respectant : des personnages, des monologues, des dialogues, une progression, le tout paraissant d’abord se côtoyer en un collage de textes autonomes. Peu à peu les individus se révèlent, et se dessine une cohérence, une convergence de l’ensemble, une narration qui combine l’engagement écologique et politique, l’humour et la violence, la culpabilité et l’ironie.
Plongé dans le texte, le lecteur/spectateur se fait aussi auteur/acteur tout en ayant la position du satellite : il « observe le monde, tous les objets et les êtres qui bougent, il enregistre leur mouvement dans l’espace. ». Littérature, spectacle et engagement : un théâtre complet et très actuel.
Jean-Pierre Longre
19:56 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, bulgare, gergana dimitrovna, zdrava kamenova, marie vrinat, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |