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23/03/2016

Le secret d’Elena

Roman, francophone, Roumanie, Liliana Lazar, Le Seuil, Jean-Pierre LongreLiliana Lazar, Enfants du diable, Le Seuil, 2016  

Dans les années 1970-1980, la politique nataliste de Ceauşescu faisait des ravages : avortements clandestins, accouchements sous x, abandons d’enfants qui venaient remplir les orphelinats sordides. Dans ce contexte, Elena Cosma, sage-femme à Bucarest, célibataire en mal d’enfant, décide d’adopter le bébé de Zelda, l’une de ses patientes, avec l’accord de celle-ci. Au bout de quelque temps, Zelda devenant trop pressante auprès de l’enfant, Elena décide de demander sa mutation et de partir avec lui pour un « voyage sans retour » à l’autre bout du pays, dans un village de Moldavie, Prigor.

À partir de là, les événements vont s’enchaîner rapidement. Le petit Damian, « enfant de Dieu », dont la beauté fragile ne rappelle en rien la physionomie robuste de sa « mère », et sur lequel courent diverses rumeurs, devient le souffre-douleur de ses camarades, tandis qu’Elena, la seule soignante du village, remplit le mieux possible sa mission d’infirmière pour une population dominée par la frayeur qu’inspire le « Despote » Miron Ivanov, maire du village. Désireuse d’étendre son activité, et aussi de se couler dans le moule politico-social de l’époque tout en gardant son secret familial, Elena propose aux autorités de créer un orphelinat à Prigor. L’établissement, installé dans une forêt à l’écart du village, est comme toutes les « maisons d’enfants » du pays un enfer pour ses pensionnaires, appelés (par allusion à leur « père » à tous, Ceauşescu) « enfants du diable »), qui survivent tant bien que mal (et parfois meurent) sous la férule des surveillants, mal nourris, privés de l’hygiène élémentaire et de tout ce qui fait les petits bonheurs habituels des enfants. Certains orphelins, issus du village, sont au cœur des mystères qui tournent autour d’Elena, de Damian, du maire Ivanov – et c’est ainsi que l’intrigue se faufile entre la réalité dramatique de cette période et les personnages lourds de leurs souffrances, de leurs silences, de leurs relations ambiguës, de leurs résignations et de leurs révoltes.

Le récit foisonnant, mené d’une plume alerte et vigoureuse, court sur une bonne dizaine d’années. À travers les histoires individuelles et au-delà des profondeurs mystérieuses que recèlent les personnages, les événements et les lieux (le village reculé, la forêt, l’étang – motifs que l’on trouvait déjà dans Terre des affranchis), c’est aussi l’histoire de la Roumanie qui se déroule : la dictature, les malheurs de la population, surtout des enfants, la catastrophe de Tchernobyl dont le retentissement est clairement sensible, la « révolution » de fin 1989, l’apparition des « humanitaires », qui traînent eux aussi leurs ambiguïtés… Roman à la fois historique, social, psychologique, noir, Enfants du diable mêle avec bonheur la réalité et l’imaginaire, la narration sèche et les mystères de la poésie. Belle manifestation d’une écriture combinant la maîtrise consommée de la langue française et la perpétuation d’un certain esprit roumain.

Jean-Pierre Longre

www.seuil.com

12/03/2016

L’eau de la mémoire

Roman, francophone, Valérie Zenatti, Éditions de l’Olivier, Points, Jean-Pierre LongreValérie Zenatti, Jacob, Jacob, Éditions de l’Olivier, 2014, Points, 2016.

Prix du Livre Inter 2015 

Une famille juive de Constantine, pauvre, besogneuse, où les hommes (le père, Haïm, le fils aîné, Abraham) font la loi, dure aux femmes et aux enfants fragiles ou rebelles. Dans la promiscuité forcée du petit appartement, rempli de bruits et de disputes, la personnalité de Jacob, le dernier né de Rachel, est celle d’un garçon à part : sensible, tendre, grand lecteur, rêveur, affectueux, il est en retour aimé de tous, particulièrement de sa vieille mère, qui va verser toutes ses larmes en le voyant partir à l’armée en 1944. Elle ne sait pas encore (lui non plus) qu’il va participer au débarquement de Provence, remonter jusqu’en Alsace, où il va perdre la vie.

Roman, francophone, Valérie Zenatti, Éditions de l’Olivier, Points, Jean-Pierre LongreVolontiers solitaire, Jacob Melki n’est pas un misanthrope. De même qu’il avait pris sous son aile son neveu Gabriel, il s’attache au petit groupe qu’il forme avec ses camarades, et qui est représentatif de cette société algérienne où, malgré les disparités sociales, administratives et politiques entretenues par la France, juifs, musulmans, chrétiens cohabitaient en bonne entente. Ce petit groupe est uni jusque dans la souffrance et la mort par une solidarité mutuelle que symbolise la photo envoyée à la famille : « Avant de quitter la caserne d’Alger, Jacob s’est fait prendre en photo avec ses camarades devant une réplique du Normandie, et a posté le cliché à ses parents en griffonnant au dos Vive l’armée française ! De gauche à droite mes compagnons Ouabedssalam, Attali et Bonnin, vous me reconnaîtrez je pense, je n’ai pas tant changé. Je vous embrasse tous, chacun par son nom. Votre fils et frère Jacob. ».

Le récit de Valérie Zenatti ne se termine pas avec la mort de Jacob, ni même avec le chagrin récurrent de Rachel, que la moindre image ramène à celle de son fils chéri. D’une guerre à l’autre, de 1944 à 1961, il rappelle les épreuves subies par l’Algérie et ses habitants, le douloureux départ de la famille de Rachel et Haïm pour la métropole. Mais ce n’est pas un roman historique. Le lien personnel de l’auteure avec Jacob et sa famille, révélé dans les dernières lignes, est en quelque sorte annoncé d’une manière voilée, sous-jacente, dans l’intimité narrative installée par le style. Comme si la sensibilité de Jacob avait déteint sur l’écriture, la force du récit est contenue dans des phrases sinueuses, dont la structure épouse celle des émotions humaines, ces émotions qui forment la trame véritable de l’histoire. Et la mémoire se révèle dans le tracé fluctuant de ces phrases, fluctuant comme l’eau qui passe sous le grand pont suspendu de Constantine qu’on ne franchit pas sans une « peur délicieuse », fluctuant comme cette Méditerranée qu’il faut traverser pour accomplir son destin.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdelolivier.fr  

www.lecerclepoints.com

04/03/2016

Londres-Varatec aller-retour

Roman, francophone, Gaspard Koenig, Grasset, Jean-Pierre LongreGaspard Koenig, Kidnapping, Grasset, 2016  

Ruxandra, que ses employeurs appellent Roxy, a quitté la Roumanie, espérant y revenir un jour suffisamment riche pour tenir une pharmacie avec son fiancé Mircea. Son emploi de « nanny » dans une famille britannique lui fait découvrir un monde radicalement différent de celui qu’elle a laissé. David, « senior banker » rivé à son BlackBerry et à ses perspectives de carrière, Ivana, qui tente d’oublier et de faire oublier ses origines croates en se coulant dans le moule du snobisme londonien, et le petit George, élevé selon des principes bien arrêtés, auquel Roxy se prend d’une affection de plus en plus maternelle, tout en restant en étroite relation avec une de ses tantes demeurant dans sa région natale.

Or la banque dans laquelle David travaille est impliquée dans le projet européen du « Corridor IX », autoroute qui relierait la Grèce à la Finlande en passant par la Bulgarie, la Roumanie, la Moldavie, l’Ukraine et la Russie. « De la mer Égée à la Baltique ! », s’enthousiasme le commissaire européen aux transports. David, désireux de monter en grade, se propose pour prendre en charge le tronçon roumain de cet axe, dont sa banque aura la responsabilité – et la Roumanie va ainsi devenir l’objet de ses préoccupations professionnelles. Pas plus, au départ. Puis, à mesure que le projet se précise, greffant sur l’axe principal des voies rapides vers les fameux monastères de Bucovine et de Neamt – ce qui attise la révolte dans les campagnes, les villageois risquant de pâtir des travaux à venir –, il approfondit sa connaissance du pays. Un voyage pittoresque et relativement mouvementé jusqu’au au monastère de Varatec, cœur de la contestation, et que Ruxandra connaît bien, semble lui ouvrir les yeux sur la réalité du terrain et sur les nécessaires négociations à mener.

Roman, francophone, Gaspard Koenig, Grasset, Jean-Pierre LongreVisiblement, Gaspard Koenig maîtrise son sujet et l’art du roman. La vie londonienne avec ses rites et ses clivages sociaux, la Roumanie dans sa diversité, Bucarest, son animation et ses excès, les campagnes profondes, les monastères et leurs traditions (certains clichés tenaces aussi), les ambitions souvent restées lettre morte des instances européennes, les péripéties que les confrontations entre ces univers entraînent, les traits satiriques auxquels peu échappent : tout est réuni pour procurer une lecture à la fois rebondissante et documentée, qui n’exclut pas la réflexion sur la marche économique du monde et les dissensions qu’elle induit au sein de l’Europe. Un simple échange entre David le banquier de la City et Veronica la bibliothécaire du monastère de Varatec résume parfaitement l’incompréhension réciproque : « Avec l’autoroute, la croissance du département de Neamt devrait attendre les 5% par an. – La croissance de quoi, mon fils ? ». Kidnappeur, kidnappé, les rôles ne sont pas définitivement distribués…

Jean-Pierre Longre

www.grasset.fr