26/03/2023
Des icônes trop humaines ?
Metin Arditi, L’homme qui peignait les âmes, Grasset, 2021, Points, 2022
Avner, 14 ans, aurait pu poursuivre sans anicroches sa vie de jeune pêcheur juif dans la ville d’Acre, entre ses parents et sa cousine Myriam avec laquelle il découvre la sensualité amoureuse. Ce ne sera pas le cas. Au hasard de ses livraisons de poissons, il fait la connaissance d’Anastase, moine orthodoxe et peintre d’icônes, et ainsi naît la vocation d’Avner : il va devenir un « écrivain d’icônes » (puisque c’est ainsi qu’il faut dire, selon le dogme) ; pour cela, en cachette de sa famille, il va se convertir au christianisme, même s’il n’a pas la foi, tout en croyant « en la beauté, en celle des icônes, en la consolation qu’elles offraient. »
Nous sommes au XIème siècle, en un pays et à une époque où cohabitent Juifs, Chrétiens et Musulmans. Avner se situe au point de jonction des trois religions. Juif d’origine, peinte d’icônes orthodoxes, il se met à parcourir le pays avec Mansour, marchand musulman plein de sagesse, et va se rendre compte qu’au-delà des rites et des règles, c’est la foi en l’humain qui prime. Pourtant ce n’est pas ce que son maître Anastase lui a enseigné, et c’est ce qui lui est reproché : « Tu as peint des êtres humains, alors que tu aurais dû écrire la pensée du Christ. Tu es dans le blasphème. »
Malgré cela, ou peut-être à cause de cela, l’exceptionnel talent d’Avner lui vaut une célébrité qui fait converger vers son atelier nombre de pèlerins dont il « écrit » le portrait en icônes dépassant, surpassant les canons religieux. Il va même jusqu’à faire le double portrait, face positive, face négative, d’un croisé venu de Bourgogne, le dissuadant ainsi de poursuivre sa conquête sanguinaire. Jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il en soit violemment empêché, et bien que privé de moyens, il poursuit la mission qu’il s’est donnée. « D’un trait de pinceau, Avner captait une âme, et de ses icônes épurées émanait une spiritualité jamais atteinte jusque-là. » Et Metin Arditi, en menant ce conte à la fois historique, séduisant et pittoresque, décrit la manière dont le bonheur peut se révéler à travers la peinture des âmes.
Jean-Pierre Longre
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26/01/2021
L’ogre et l’adolescente
Lire, relire... Vanessa Springora, Le consentement, Grasset, 2020, Le livre de poche, 2021
Depuis longtemps Vanessa Springora n’est plus une adolescente, mais il lui a fallu de nombreuses années pour pouvoir revenir par écrit sur sa dramatique relation avec Gabriel Matzneff (G. dans le livre). « Jusqu’ici, je n’étais pas prête. Les obstacles me paraissaient infranchissables. » Mais « si je voulais étancher une bonne fois pour toutes ma colère et me réapproprier ce chapitre de mon existence, écrire était sans doute le meilleur des remèdes ». Finalement, grâce à certaines personnes, notamment à celui qu’elle appelle « l’homme que j’aime », le livre s’est accompli. Un récit précis, sans concessions, dont la progression lucide est implacable, en six sections aux titres révélateurs: « L’enfant, La proie, L’emprise, La déprise, L’empreinte, Écrire ».
Père absent, mère plus intéressée par son propre plaisir que par l’attention portée à sa fille – V. se réfugie dans les livres qu’elle dévore avec passion avant d’être elle-même dévorée par un « homme de lettres ». Oui, « toutes les conditions sont réunies ». Chaque chapitre, chaque épisode rapporté décrit et analyse le piège dans lequel elle s’est laissé enfermer, fascinée par un homme qui savait exactement ce qu’il faisait, maîtrisant parfaitement le mécanisme du « consentement ». « En jetant son dévolu sur des jeunes filles solitaires, vulnérables, aux parents dépassés ou démissionnaires, G. savait pertinemment qu’elles ne menaceraient jamais sa réputation. Et qui ne dit mot consent ». Dans l’atmosphère de permissivité aveugle qui caractérise le monde intellectuel de l’époque, G., « stratège exceptionnel », est guidé par deux motivations : « Jouir et écrire ».
Car les deux sont inséparables. Double jouissance : celle, immédiate, qui satisfait ses sens, et celle qui, pour longtemps, va satisfaire son goût du scandale littéraire par le récit de ses turpitudes. Pas besoin de bien écrire : il suffit d’écrire glauque. « Avec G., je découvre à mes dépens que les livres peuvent être un piège dans lequel on enferme ceux qu’on prétend aimer, devenir l’instrument le plus contondant de la trahison. Comme si son passage dans mon existence ne m’avait pas suffisamment dévastée, il faut maintenant qu’il documente, qu’il falsifie, qu’il enregistre et qu’il grave pour toujours ses méfaits ».
Si le succès du livre de Vanessa Springora est dû en partie à la juste et bouleversante dénonciation qu’il développe, il ne faut pas cacher qu’il suscite une vraie réflexion sur les rapports entre la littérature, l’honnêteté intellectuelle, la morale et la loi, ainsi que sur la distinction à faire (ou non) entre la personne et l’œuvre. « Les écrivains sont des gens qui ne gagnent pas toujours à être connus. On aurait tort de croire qu’ils sont comme tout le monde. Ils sont bien pires. Ce sont des vampires ». Ce cri du cœur et la généralisation qu’il contient donnent matière à réflexion.
Jean-Pierre Longre
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23/09/2020
Une Europe sens dessus dessous
Laurent Binet, Civilizations, Grasset, 2019, Le livre de poche, 2020
Quatre fictions d’inégale longueur mais d’égale intensité jubilatoire composent le livre. « La saga de Freydis Eriksdottir » relate l’expédition que celle-ci (fille d’Erik le Rouge, comme son nom l’indique) fit au Xème siècle depuis le Groenland jusque vers le sud américain, devançant Christophe Colomb, auquel le deuxième épisode est consacré, nous livrant des fragments de son journal, selon lequel on devine que l’explorateur mourut, seul européen rescapé au milieu des indigènes, sur l’île de Cuba : « L’heure approche où mon âme va être rappelée à Dieu, et si je suis sans doute déjà oublié de l’autre côté de la mer Océane, je sais qu’il est au moins une personne qui se soucie encore de l’amiral déchu, et que la petite Higuénamota, qui sera reine un jour, ma dernière consolation ici-bas, sera auprès de moi pour me fermer les yeux. »
Justement, la petite Higuénamota, on la retrouve adulte dans la troisième partie – le plus gros morceau de cette uchronie épique. À l’inverse de ce que nous ont appris les manuels, les Incas, après une guerre intestine, débarquent en Europe sous la direction d’Atahualpa qui montera sur le trône de Charles Quint, se frottera aux rivalités politiques et religieuses, apportera une forme de sérénité tolérante dans les relations humaines, bref imposera sa vision civilisatrice à un monde de violence et de cruauté tout en assurant un commerce prospère avec son continent d’origine. Un nombre incalculable de péripéties – dont la moindre n’est pas l’arrivée en Europe des « Mexicains » qui investissent le royaume de France – émaillent un récit aux ramifications politiques et internationales complexes, où les unions entre familles européennes et américaines offrent de nobles et fructueux métissages. Un exemple parmi d’autres : Quizquiz, général inca, à qui est dévolu le pouvoir sur une bonne partie de l’Italie, « épousa Catherine de Médicis, qui était la veuve d’Henri, fils de François Ier, laquelle lui donna neuf enfants. »
Moins complexes mais bien mouvementées aussi, « Les aventures de Cervantès » (quatrième partie) s’insinuent dans l’histoire collective, et l’auteur n’hésite pas à fomenter une belle rencontre, à Bordeaux, entre le futur auteur de Don Quichotte et « Monsieur de Montaigne », qui lui offre l’hospitalité dans sa tour, où les discussions vont bon train et où la femme du Français ne laisse pas l’Espagnol indifférent…
À lire ces résumés, on pourrait croire que l’imagination de Laurent Binet tourne au débridé, voire au farfelu. Il n’en est rien. Tout est maîtrisé, fondé sur une connaissance érudite de l’Histoire et des personnages qui l’ont faite. Allusions, citations, références accrochent la narration à un réel dont on se dit qu’il peut être facilement transformé, renversé par telle péripétie, tel changement de détail. Malicieuse leçon historico-philosophique donc, mais aussi belle leçon littéraire : la succession des genres (récit, correspondance, journal, poésie…) et des tonalités souvent parodiques donne une coloration séduisante à une œuvre à la lecture de laquelle on se prend à penser (outre Cervantès et Montaigne) à Voltaire, à Montesquieu et à bien d’autres plumes du passé. Mais c’est bien du Laurent Binet.
Jean-Pierre Longre
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09/09/2020
Édicule tous azimuts
Jean Rouaud, Kiosque, Grasset, 2019, Points, 2020
En 1990, le Prix Goncourt fut attribué à Jean Rouaud pour son premier roman, Les champs d’honneur. Mais pendant la gestation de l’œuvre, et en attendant que s’accomplisse le destin littéraire, il fallait bien vivre. C’est ainsi que l’auteur tint pendant sept ans un kiosque de presse dans le quartier populaire de la rue de Flandre, sous la houlette d’un certain P., anarchiste reconverti dans le commerce, grand buveur à la méticulosité de comptable, altruiste aux colères mémorables.
Des personnages hauts en couleurs, il y en en abondance, autour du kiosque, qui viennent acheter leur journal préféré, ou simplement s’occuper à des discussions animées. L’occasion pour l’auteur de dresser des portraits pittoresques (ceux d’un certain Norbert, d’un certain Chirac – qui attend vainement un logement de la ville de Paris – et de beaucoup d’autres) issus d’une observation acérée, amusée, pleine de sympathie, et pour le futur écrivain d’exercer sa plume en évoquant des scènes de la vie quotidienne, en des « instantanés » en forme de haïkus. « Un lecteur de La Croix / Se devrait /De dire merci. » ; « Avec son accent parigot / Tatave salue / Le doigt sur sa casquette. » « Il était à la première / De la jeune Maria Callas / Dans les arènes de Vérone. ». Etc.
De quoi s’entraîner à la rigueur, combattre le « cancer du lyrisme » pour privilégier le « réalisme » (invocations à Flaubert), appliquer « les préceptes d’ordonnancement de P. à mes phrases qui avaient aussi tendance à zigzaguer ». Le kiosque n’est pas seulement un lieu de vente, de rencontres et d’observation, mais le point de départ de la création, s’épanouissant au milieu des pages imprimées. L’habitacle serré, confiné, donne à voir tout un monde : celui, infini, que les journaux décrivent, celui du quartier, de Paris, de l’humanité tout entière contenue dans les silhouettes qui gravitent autour. Rien n’est fini : le livre lui-même figure l’édicule ouvert sur des sujets tous azimuts, à propos par exemple des constructions du Paris contemporain (Beaubourg, la Pyramide du Louvre), du concept de modernité, des guerres nouvelles et anciennes (celle de 1914, notamment, qui fit mourir Joseph Rouaud et naître Les champs d’honneur, Prix Goncourt), de la littérature, bien sûr, avec ses exigences et ses mystères.
Jean-Pierre Longre
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18/08/2020
L’entêtement et le rêve
Pascal Quignard, L’enfant d’Ingolstadt, Grasset, 2018, Folio, 2020
« Un enfant entêté ne faisait rien de ce que sa mère voulait. Dieu lui envoya une maladie. Il mourut. On l’enterra. À peine eut-on tassé la terre, son petit bras sortit brusquement de terre, tendu vers le ciel. Un homme s’accroupit, allongea le bras de l’enfant sous la terre, l’y maintint ; on remit sur lui de la terre neuve ; on la tassa de nouveau. Mais le bras ressortit. On mit des cailloux. Mais le bras ressortait toujours. On fit appel à la mère. La mère vint, constata et retourna chez elle. Elle prit la vieille baguette de jonc. Elle revint à la tombe et frappa de toutes ses forces avec la baguette le petit bras. Alors le bras se retira et l’enfant se reposa sous la terre. ». Tel est, résumé par Pascal Quignard, le conte des frères Grimm intitulé L’enfant entêté, conte lui-même emprunté à une ballade du XVIème siècle, Le Garçon mort d’Ingolstadt. Ainsi, selon l’auteur, une « force », une « pulsion » nous pousse, une obstination plus forte que la mort. Et « l’en-têtement, chez les humains, nomme le rêve. ».
Le rêve et le réel, la mort et la vie, le désir sexuel et la fécondation, tout cela est au cœur de ce tome X de Dernier Royaume. Car l’histoire de l’enfant au bras dressé n’est qu’un bref épisode des 260 pages du volume. Comme souvent avec Pascal Quignard, l’écriture, la pensée et la lecture avancent par touches successives, tantôt étoffées, tantôt brèves, à la manière de Montaigne – qu’il cite volontiers. Alors éclosent les anecdotes érudites souvent puisées dans l’Antiquité, les déconstructions étymologiques du lexique, les considérations originales sur l’art (surtout la peinture, mais bien sûr aussi la musique)… Se rapprochent mutuellement, par exemple, « mosaïque » et « musique », appelant « muses » et « musée ». Se développent les distinctions linguistiques et culturelles entre le propre et le sale, l’ordonné et le désordonné, le vrai et le faux (à propos du roman), l’absence et la mort. Se révèle le travail de Jean Rustin, peintre ami de l’auteur, lorsque celui-ci se rendait dans son atelier et qu’ils jouaient tous deux du violon et du violoncelle.
Comment lire ? L’enfant d’Ingolstadt n’est ni un roman, ni un traité de philosophie, de linguistique ou d’esthétique. C’est une sorte de puzzle littéraire que le lecteur peut tenter de reconstituer en prenant tout son temps, avec « entêtement », comme on tente de reconstituer un rêve, et dans cette perspective on peut considérer le livre comme un vaste poème composé de stances irrégulières. D’ailleurs « toute vraie lecture est solitaire ». C’est ainsi qu’on « entend au loin la neige qui fond peut-être », qu’on « entend, à peine, l’aile de l’aigle qui se pose sur l’air, y tourne et y repose et plane. », et qu’on entre dans le secret de la naissance et du monde.
Jean-Pierre Longre
En lire plus sur Pascal Quignard :
http://jplongre.hautetfort.com/apps/search/?s=Quignard
Quignard et la peinture :Le regard et le silence. Terrasse à Rome de Pascal Quignard. .pdf
Quignard et la musique :Les oreilles n'ont pas de paupières... La haine de la musique de P.Q..pdf
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18/05/2020
Sortir de l’impasse
Gaël Faye, Petit pays, Grasset, 2016, Le livre de poche, 2017, réédition 2020
Gabriel, dit Gaby, père français et mère rwandaise, vit à Bujumbura, dans la région de l’Afrique des Grands Lacs, à une époque tourmentée (les années 1990) qui aurait pu faire son malheur, d’autant plus qu’à la guerre et aux massacres s’ajoute la séparation des parents. Pourtant, même si certaines scènes de violence et certains récits (celui de sa mère, par exemple, revenant du Rwanda où elle a découvert l’horreur) le marquent profondément, il n’est pas malheureux. La petite bande de copains qui occupent « l’impasse » où il vit – les jumeaux, Armand, Gino et lui – s’amuse aux chapardages, aux petites expéditions aventureuses, aux bagarres et autres exploits virils de jeunes garçons.
« Chez moi ? C’était ici. Certes, j’étais le fils d’une Rwandaise, mais ma réalité était le Burundi, l’école française, Kinarina, l’impasse. Le reste n’existait pas. ». Peu à peu, Gabriel va sortir de la bulle enfantine pour prendre conscience de sa place sociale et familiale, de ses propres hontes, des réalités de son pays et du monde, des soubresauts politiques (l’euphorie des premières élections libres, le coup d’État qui a suivi, les rivalités sanglantes entre Hutu et Tutsi), de la guerre qui, malgré ses réticences et son naturel pacifique, vient toucher son petit monde relativement privilégié : « Gaby, c’est la guerre. On protège notre impasse. Si on ne le fait pas, ils nous tueront. Quand est-ce que tu vas comprendre ? Dans quel monde vis-tu ? […] Nos ennemis sont déjà là. Ce sont les Hutu et eux n’hésitent pas à tuer des enfants, cette bande de sauvages. Regarde ce qu’ils ont fait à tes cousins, au Rwanda. Nous ne sommes pas en sécurité. Il faut apprendre à nous défendre et à riposter. Que feras-tu quand ils rentreront dans l’impasse ? Tu leur offriras des mangues ? », lui lance son ami Gino. Mais il y a aussi les lettres qu’il échange avec Laure, sa correspondante d’Orléans, ouverture épistolaire heureuse qui lui offre les prémices d’une vocation littéraire ; il y a l’école, qu’il est bien content de reprendre après des grandes vacances inoccupées (« c’est pire que le chômage ») ; et il y a les livres que Madame Economopoulos, une voisine, lui fait découvrir : « Grâce à mes lectures, j’avais aboli les limites de l’impasse, je respirais à nouveau, le monde s’étendait plus loin, au-delà des clôtures qui nous recroquevillaient sur nous-mêmes et sur nos peurs. ».
Gabriel, sans aucun doute, ressemble à Gaël, et ce qui est raconté dans le roman est visiblement le fruit de l’expérience. Avec l’exil, il a trouvé la paix, mais il reste « entre deux rives » géographiques et temporelles : exilé « de [son] enfance » plus que « de [son] pays », l’adulte, revenant vers le pays d’origine, n’y retrouvera que les livres, et des traces funestes. Petit pays est écrit au rythme de la vie, des petits et grands événements qui ont marqué le passé. Chaque chapitre déroule un épisode particulier, bonheur ou malheur, et aboutit à une évocation du paysage intérieur ou extérieur, cadence musicale ponctuant la narration. Un roman dont la force réside dans ce qu’il raconte, et dont la densité réside dans ses prolongements poétiques.
Jean-Pierre Longre
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17/07/2019
Amour et disparition
Philippe Vilain, Un matin d’hiver, Grasset, 2019
C’est une belle histoire d’amour qui se noue entre deux universitaires, elle (la narratrice) enseignante en littérature française, lui (Dan Peeters) sociologue américain en poste en France, bel homme, simple et bon. « Je ne trouvais pas à Dan de défauts importants, et je n’ai jamais décelé en lui de médiocrité. ». Une histoire d’amour racontée avec délicatesse, qui semble pouvoir se prolonger indéfiniment, dans une sorte de bonheur « consolidé » par le mariage et la naissance d’une petite fille, Mary. « Je songeais à la chance que j’avais d’avoir rencontré Dan et de partager sa vie, à la surprise de voir que notre couple résistait au temps. ».
Pour ses recherches sur la représentation du racisme, Dan doit périodiquement faire des voyages à Atlanta, et sa femme s’en accommode, même s’il ne lui dit rien de ce qu’il y fait. Un jour où il a accepté qu’elle l’accompagne à l’aéroport, il s’envole pour un énième voyage, et contrairement à son habitude ne donne pas de nouvelles. Il n’en donnera plus. Alors commence une longue quête angoissée qui n’aboutit à rien. Sur place, à Atlanta, elle se fait en compagnie et avec l’aide des parents de Dan ; à Paris, en épluchant ses courriers, ses mails, les études qu’il a publiées – et en égrenant toutes les hypothèses : il a pu être assassiné par un gang au cours de ses recherches ; il a peut-être décidé de changer complètement de vie ; aurait-il été un agent de la CIA infiltré dans des bandes criminelles ? Des années et des années d’attente, de suppositions, de tourments… Et comment faire admettre à la petite Mary, qui devient progressivement une adolescente, que son père ne réapparaîtra pas ? Ne pas penser que « sa disparition fût volontaire » : « C’est à cause de Mary que je n’ai pas voulu y penser, parce que je n’imagine pas qu’un père, aimant comme l’était Dan, puisse abandonner son enfant, pourtant cette probabilité existe bel et bien. ».
Ce roman, écrit avec une sobriété tendue par l’émotion, est dédié « à la confidente d’un jour », c’est-à-dire à cette femme qui a « confié son histoire » à l’auteur. Celui-ci s’est livré à un « travail de recomposition », en laissant le lecteur régler à sa manière le « suspens » des phrases, « des mots qui n’arrivent pas à se dire », mais un « suspens » que la narration aide à lever, sans résoudre l’énigme. Car, comme l’écrit Philippe Vilain, les histoires « sont simplement ce que nous faisons d’elles, je dirais même qu’elles sont belles de ce que nous faisons d’elles et de ce qu’elles font de nous : belles des surprises qu’elles nous offrent et des découvertes qu’elles nous font faire, […] belles des peurs qu’elles nous font surmonter, belles de ce qui nous arrive et de ce qu’elles nous font devenir. ».
Jean-Pierre Longre
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05/03/2019
« Celui qui a des oreilles, qu’il entende ! »
Pascal Quignard, Dans ce jardin qu’on aimait, Grasset, 2017, Folio, 2019
Non seulement le révérend Simeon Pease Cheney entendait tout, comme le recommande Dieu dans Matthieu XIII, 9, mais il notait tout : le chant des oiseaux, et aussi « le seau, où la pluie s’égoutte, qui pleure sous la gouttière de zinc, près de la marche en pierre de la cuisine… ». Cette musique est un psaume, de même que « le vent quand il s’engouffre dans le portemanteau du corridor de la cure » est un Te Deum !
L’histoire racontée par Pascal Quignard est celle, réelle, du pasteur Cheney, dont la femme morte en couches trop jeune fait de sa part l’objet d’une passion exclusive, tellement exclusive qu’il chassera de la maison sa fille Rosemund, cause involontaire du décès de sa mère, lorsqu’elle aura dépassé l’âge de celle-ci… Resté seul dans le jardin conjugal, il transcrit indéfiniment les chants d’oiseaux (bien avant Messiaen), les bruits de la vie quotidienne – et c’est ce qui le rend heureux. « C’est cette maison, mon labyrinthe. C’est ce jardin, mon labyrinthe. Ce n’est pas elle, en personne, Eva, ta mère, bien sûr, je ne suis pas fou. Mais ce jardin, c’est elle qui l’a conçu, c’est son visage. […] Dédale de plus en plus beau dans lequel je me perds. […] Dont je me suis mis à noter tous les chants qui s’ébrouent et vivent sur les branches. ».
Pourtant, sa fille apparemment ne lui en tiendra pas rigueur. Revenue chez son père vieillissant, elle l’encourage à faire publier les vastes partitions issues de ses notations ; refus successifs des éditeurs – mais après la mort de son père en 1890, elle édite à compte d’auteur ces Wood Notes Wild que Dvorak, en particulier, prit tellement au sérieux qu’il en tira son Quatuor à cordes n° 12.
De « cette double histoire », Pascal Quignard a fait non un roman linéaire, mais un récit théâtralisé, une sorte d’oratorio à trois voix : celles du « récitant » (auteur, metteur en scène, pianiste, narrateur…), de Simeon le pasteur, de Rosemund sa fille. Trois voix auxquelles s’ajoute celle, muette et omniprésente, d’Eva la tant aimée, dont l’alliance, comme un « rayon de lumière », ira finalement au doigt de sa fille. Long poème musical et littéraire, Dans ce jardin qu’on aimait se lit, se dit, se joue et se chante en mineur et se termine dans une lumière intense, avec un arc-en-ciel au fond du jardin. On a assisté à un concert original, émouvant et beau.
Jean-Pierre Longre
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12/01/2019
Images d’une mère disparue
Cyril Roger-Lacan, L’inconnue, Grasset, 2018
« Le 30 mai 1973 une voiture te renverse et te tue. Cet instant, qu’ai-je fait d’autre que de l’imaginer ? ». C’est à partir et autour des images de cette mère morte trop tôt, alors qu’il était un enfant de 9 ans, que Cyril Roger-Lacan a composé ce livre poétique et musical, un livre « circulaire » comme « l’onde née d’un choc », monologue morcelé adressé à la disparue.
« Image » était curieusement le troisième prénom de cette jeune femme, fille de Jacques Lacan, que son effacement prématuré transforme en figure « inconnue », sorte de fantôme caché entre les lignes du livre et entre les songeries du petit garçon devenu homme. Il la voit partout, dans la nature et dans la cité, dans son sommeil et dans ses insomnies, dans les représentations de ces « Mater » hantant les églises, « éternellement jeunes tandis que je dérive avec le temps sur la barque que tu as quittée, gracieuse, pour disparaître comme Eurydice sur le rivage interdit. », dans les chantiers et les forêts, dans les champs de coquelicots, dans le vol des oiseaux « fracassé » par le chasseur, dans les paroles et l’affection de « Malou », dans la « lassitude » même de cette grand-mère qui a vu disparaître sa fille chérie…
Livre poétique et musical. Oui, comme une série de strophes en prose ou de brèves variations sur un thème, contenant (dans tous les sens du terme) l’émotion dans des tableaux, des mouvements, des instantanés, des « images » dont la surface laisse deviner la profondeur, comme une mélodie est sous-tendue par une harmonie insondable. L’absence devient alors une présence obstinée, l’écriture devient, mieux qu’un cimetière, lieu de mémoire où les mots tentent d’étouffer l’oubli.
Jean-Pierre Longre
17:42 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, poésie, francophone, cyril roger-lacan, grasset, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
02/11/2018
Une trilogie épique d’aujourd’hui (et de demain)
Virginie Despentes, Vernon Subutex, Grasset, 2015 à 2017, Le livre de poche, 2016 à 2018
Trois tomes, soit plus de 1200 pages, cela ne se résume pas en quelques lignes. Autant s’en tenir au titre, qui donne d’emblée le fil conducteur : Vernon Subutex (dont le prénom rappelle Boris Vian, et le nom, sans détour, un substitut de la drogue), ancien rocker, ancien disquaire, ancien ami du grand Alexandre Bleach, chanteur à succès mort d’overdose, passe par différentes phases existentielles, psychologiques, morales, sociales. Expulsé de chez lui, accueilli (avec plus ou moins d’empressement) par de « vieilles connaissances », puis clochardisé, il va faire l’objet de recherches assidues de la part de gens en quête d’enregistrements secrets d’Alex Bleach, ainsi que de la part de ses anciens amis, qui vont former autour de lui un groupe solidaire. Cela va donner lieu à l’organisation de « convergences », rassemblements dont Vernon, mixeur génial, est la cheville musicale essentielle, entraînant des danses qui n’ont pas besoin du recours à la drogue pour être sans frein.
La trame, rigoureusement construite et menée sans répit, est primordiale ; mais elle est l’axe autour duquel tourne le plus important, le plus foisonnant, le plus passionnant : une description sans concessions mais toute en finesse, aussi brutale que précise, d’une société multiple qui repousse vers les extrêmes les limites de la cohabitation, une succession de portraits en action de personnages qui ont beaucoup vécu, qui ne sont plus tout jeunes mais qui cherchent plus ou moins consciemment une forme de bonheur collectif ; aussi divers qu’attachants, obsédants parfois, ils naviguent tant bien que mal entre les tempêtes de la société actuelle – drogue, alcool, sexe, argent, violence –, mais font preuve aussi de générosité, de désintéressement, d’amour. Du trader sans scrupules au SDF sans avenir, de la mère de famille attentive au transsexuel enfin bien dans sa peau, de l’ancienne prostituée au producteur véreux, de l’alcoolique invétéré à l’universitaire engagé (on en passe beaucoup d’autres), tous sont, en quelque sorte, les protagonistes successifs du roman. Virginie Despentes maîtrise au plus haut point l’art du portrait (et les rappels succincts et clairs placés en tête des tomes 2 et 3 sont bien utiles), mais un art bien à elle. Elle entre (et fait entrer le lecteur) dans toutes les peaux, dans tous les cerveaux, dans tous les cœurs, se démultiplie en personnages de tous bords, de toutes classes, de tous tempéraments, adaptant sans fards son style, son lexique, son niveau de langue à chacun d’entre eux. Bref, elle est la reine du discours indirect libre : c’est l’auteur qui écrit, mais c’est le personnage qui pense.
C’est ainsi que Vernon Subutex semble avoir les caractéristiques du roman réaliste ; d’ailleurs l’intrigue (surtout celle du tome 3) se déroule sur fond d’actualité (attentats de 2015, Nuit Debout, luttes sociales, guerres du Moyen Orient) ; mais c’est un roman qui, à la manière des épopées, poétise le réel sans l’idéaliser, le montrant dans ce qu’il a de désespérant et de prometteur, de violent et de bienveillant, de dur et de tendre, de repoussant et d’attirant, de tragique et de comique. Toutes les dimensions du réel et de ses avatars, donc, où périodiquement l’humour affleure, éclate parfois, dans la narration objective et dans la tête des personnages ; un humour qui relève de la satire, de la dérision, de l’ironie. Tenant de toutes ces tonalités et les dépassant toutes, le dénouement apocalyptique vire à l’épopée d’anticipation, au centre de laquelle Vernon et les « convergences » sont un point d’ancrage historique. Vernon Subutex est une fresque de grande ampleur, que l’on n’est pas près d’oublier.
Jean-Pierre Longre
12:18 Publié dans Littérature, Littérature et musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, virginie despentes, grasset, le livre de poche, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
20/05/2017
« Le goût des mots »
Dany Laferrière, L’art presque perdu de ne rien faire, Grasset, 2014, Le livre de poche, 2017
Ne nous y trompons pas. Même si, çà et là, y figurent des textes intitulés « L’amateur de sieste », « Éloge de la lenteur » ou « L’art de dormir dans un hamac », même si la nonchalance y est avec bonheur communicative, le livre de Dany Laferrière n’est pas un livre de vrai paresseux. C’est une somme de réflexions, de méditations, de variations, de confidences, d’analyses sur des sujets liés à l’existence humaine en général et à l’expérience de l’écrivain en particulier, et pour lesquels, certes, la tranquillité est de mise.
Vingt-trois chapitres eux-mêmes composés de plusieurs textes autonomes, que l’on peut lire comme les Essais de Montaigne, « à sauts et à gambades », avec la lenteur voulue, que l’on peut savourer, garder en bouche tout en se laissant aller aux rêveries et aux pensées qu’ils suscitent. C’est un choix infini de thèmes et de motifs qui nous est proposé : le temps, les rapports sociaux, l’amour, la mort, les voyages, la culture, le plaisir, la peur, la violence, le pouvoir, la nostalgie, l’art et, bien sûr, les livres et les écrivains préférés – le tout n’étant pas exempt de quelques épisodes autobiographiques, de quelques souvenirs intimes. Cerise sur le gâteau, chaque chapitre est ponctué par un texte en vers libres, qui donne à ce que l’on peut considérer comme une mosaïque d’essais une belle touche poétique.
Non que la prose de l’académicien Dany Laferrière soit aride, bien au contraire. Comme toujours chez lui, elle se caractérise par son pouvoir d’évocation et d’émotion, d’empathie et d’ironie, par sa sensualité, son humour, son « goût des mots » – pour reprendre le titre d’un texte inclus dans un chapitre ô combien prometteur, « Un orgasme par les mots »…
On voudrait tout retenir de ce traité de vie, ou mieux, de ce roman de la vie. Car il s’agit bien de cela : Dany Laferrière se et nous raconte des histoires, des histoires qui donnent à penser, qui nous rendent intelligents, pour peu qu’on puisse l’être, des histoires qui aident à vivre. « J’ai toujours vu un lien entre la librairie et le cimetière », écrit-il. L’art presque perdu de ne rien faire nous fait retrouver l’idée que les livres nous aident à attendre calmement et délicieusement la mort.
Jean-Pierre Longre
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10/02/2017
Lire, relire... L’amour et la barbarie
Marceline Loridan-Ivens, avec Judith Perrignon, Et tu n’es pas revenu, Grasset, 2015, Le livre de poche, 2016. Suivi d'un dossier d'Annette Wievorka. Grand prix des lectrices de Elle - Document.
Arrêtés en mars 1944 à Bollène, passés par Drancy, Froim Rozenberg et sa fille Marceline ont été déportés à Auschwitz. Séparés dès l’arrivés (lui à Auschwitz, elle à Birkenau), ils ne se sont revus que furtivement, de manière risquée – et lui n’est jamais revenu. Le récit que Marceline fait de cette tragédie bien des années plus tard est une extraordinaire lettre ouverte à son père tant aimé ; comme une amorce épistolaire, cette lettre débute par l’évocation d’un mot que son père avait réussi à lui faire passer là-bas et qui commençait par « ma chère petite fille », et le livre se termine par une terrible question posée par sa belle-sœur : « Maintenant que la vie se termine, tu penses qu’on a bien fait de revenir des camps ? »…
La réponse est contenue par anticipation dans ces cent pages denses, qui racontent l’horreur vécue par une jeune fille de 16 ans, dans le côtoiement quotidien des chambres à gaz et des cadavres, dans la famine et le gel, sous les coups de la cruauté nazie. Elles racontent aussi le retour, l’absence si lourde de celui qui lui avait prédit : « Tu reviendras, Marceline, parce que tu es jeune », un retour auprès d’une mère qui « ne voulait pas comprendre » et d’une famille qui a sa vie, malgré tout, et la tentation du suicide, de l’effacement désespéré.
Il y aura les mariages – le deuxième avec Joris Ivens, pionnier du cinéma, fameux documentariste, avec qui elle vivra l’engagement, les réussites, les erreurs, les voyages, la création. « Imagine le monde après Auschwitz. Quand la pulsion de vie succède à la pulsion de mort. Quand la liberté retrouvée contamine la planète entière et décrète de nouvelles batailles. ». Chant d’amour filial écrit à l’âge de 86 ans, où on lit entre autres cette phrase bouleversante : « Je t’aimais tellement que je suis contente d’avoir été déportée avec toi. », Et tu n’es pas revenu est aussi une belle leçon d’humanité, de courage et d’intransigeance dans le combat contre la barbarie.
Jean-Pierre Longre
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25/08/2016
« Saisir quelque chose du monde »
Pascal Quignard, Mourir de penser, Grasset, 2014, Folio, 2016
Le titre du neuvième volume de Dernier Royaume n’est pas exempt de paradoxe provocateur. Provocateur de pensée, donc… Les justifications par anecdotes exemplaires ne manquent pas. Celles qui ouvrent et ferment le volume – Rachord, roi des Frisons, refusant au dernier moment le baptême, le cadavre de Locronan choisissant lui-même sa sépulture… Entre temps, beaucoup d’autres faits tirés de l’histoire et des mythes, beaucoup d’érudition, beaucoup de réflexion.
Il y a, entre autres, David Oïstrakh confiant à son ami Isaac Stern : « Si j’arrête de jouer, je pense. Si je me mettais à penser, je mourrais. ». Il y a la « dépression nerveuse » de Thomas d’Aquin prenant conscience de la vanité de sa Somme théologique. Il y a l’histoire des disciples d’Emmaüs. Etc. Il y a, par-dessus tout, le langage, point de départ de la réflexion chez Quignard, qui comme souvent fait jouer (met du jeu dans) l’étymologie, l’évolution sémantique, phonétique, historique des mots, établissant une « esthétique de la pensée » (titre de l’un des chapitres) : « le mot nous (esprit) vient du mot noos (flair) » ; ou encore « le verbe latin cogito peut se décomposer » et devient une « coagitation » de la psychè (le souffle) avec la langue… De même tout au long de ces essais épars qui n’en forment qu’un. « C’est ainsi que l’étude est le plus beau des dons. » ; et c’est ce qui permet de « saisir quelque chose du monde. ».
Explorer au long de ces 230 pages les idées remuées par Pascal Quignard n’est pas une sinécure ; c’est un plaisir mérité, qui vient avec la lecture. Justement, la lecture. Si la pensée et la mort (et vice-versa) sont au centre du livre, l’acte de lire en est une clé. Lisons donc, car « lire, c’est suivre sans finir des yeux la présence invisible ». « La lecture naît de la désintégration de soi à l’intérieur d’un autre. Il y a d’abord une désintégration difficile (il faut « rentrer » dans le roman) laquelle est suivie d’une fusion merveilleuse dans la lecture (on ne peut plus la quitter). ». Et si on s’intéresse plutôt à la bêtise et/ou à la science du cerveau, on trouve aussi son compte. Et si on se demande pourquoi « du début jusqu’à la fin de son histoire la philosophie fut fascinée par la proximité du pouvoir », l’auteur donne des éléments de réponse (avec Platon, Aristote, Sénèque, Descartes, Diderot, Hegel, Heidegger…). Pour finir, une référence parmi d’autres à Socrate (l’un de ceux qui est vraiment mort de penser) : « Socrate meurt au cœur du groupe, entouré de ses amis. C’est ainsi qu’il préfère mourir : au cœur de la cité qui l’a vu naître. Mais Socrate dit à ses amis, alors qu’il est en prison : « L’objet de notre désir n’est pas la vérité mais la pensée. ».
Jean-Pierre Longre
17:50 Publié dans Essai | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, pascal quignard, grasset, 2014, folio, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
04/03/2016
Londres-Varatec aller-retour
Gaspard Koenig, Kidnapping, Grasset, 2016
Ruxandra, que ses employeurs appellent Roxy, a quitté la Roumanie, espérant y revenir un jour suffisamment riche pour tenir une pharmacie avec son fiancé Mircea. Son emploi de « nanny » dans une famille britannique lui fait découvrir un monde radicalement différent de celui qu’elle a laissé. David, « senior banker » rivé à son BlackBerry et à ses perspectives de carrière, Ivana, qui tente d’oublier et de faire oublier ses origines croates en se coulant dans le moule du snobisme londonien, et le petit George, élevé selon des principes bien arrêtés, auquel Roxy se prend d’une affection de plus en plus maternelle, tout en restant en étroite relation avec une de ses tantes demeurant dans sa région natale.
Or la banque dans laquelle David travaille est impliquée dans le projet européen du « Corridor IX », autoroute qui relierait la Grèce à la Finlande en passant par la Bulgarie, la Roumanie, la Moldavie, l’Ukraine et la Russie. « De la mer Égée à la Baltique ! », s’enthousiasme le commissaire européen aux transports. David, désireux de monter en grade, se propose pour prendre en charge le tronçon roumain de cet axe, dont sa banque aura la responsabilité – et la Roumanie va ainsi devenir l’objet de ses préoccupations professionnelles. Pas plus, au départ. Puis, à mesure que le projet se précise, greffant sur l’axe principal des voies rapides vers les fameux monastères de Bucovine et de Neamt – ce qui attise la révolte dans les campagnes, les villageois risquant de pâtir des travaux à venir –, il approfondit sa connaissance du pays. Un voyage pittoresque et relativement mouvementé jusqu’au au monastère de Varatec, cœur de la contestation, et que Ruxandra connaît bien, semble lui ouvrir les yeux sur la réalité du terrain et sur les nécessaires négociations à mener.
Visiblement, Gaspard Koenig maîtrise son sujet et l’art du roman. La vie londonienne avec ses rites et ses clivages sociaux, la Roumanie dans sa diversité, Bucarest, son animation et ses excès, les campagnes profondes, les monastères et leurs traditions (certains clichés tenaces aussi), les ambitions souvent restées lettre morte des instances européennes, les péripéties que les confrontations entre ces univers entraînent, les traits satiriques auxquels peu échappent : tout est réuni pour procurer une lecture à la fois rebondissante et documentée, qui n’exclut pas la réflexion sur la marche économique du monde et les dissensions qu’elle induit au sein de l’Europe. Un simple échange entre David le banquier de la City et Veronica la bibliothécaire du monastère de Varatec résume parfaitement l’incompréhension réciproque : « Avec l’autoroute, la croissance du département de Neamt devrait attendre les 5% par an. – La croissance de quoi, mon fils ? ». Kidnappeur, kidnappé, les rôles ne sont pas définitivement distribués…
Jean-Pierre Longre
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07/12/2015
Un père, malgré tout?
Pascal Bruckner, Un bon fils, Grasset, 2014, Le Livre de Poche, 2015
« Mon père m’a permis de penser mieux en pensant contre lui. Je suis sa défaite : c’est le plus beau cadeau qu’il m’ait fait ». Tel est le point de convergence des souvenirs et des réflexions dont est composé Un bon fils. Récit de vie paternelle ? Autobiographie ? Règlement de compte ? Essai de psychologie familiale ? Il n’y a pas à choisir : le livre est un peu tout cela, qui, entre narration discontinue et mosaïque de maximes philosophiques, en fait une œuvre littéraire.
En trois parties (« Le détestable et le merveilleux », « L’échappée belle », « Pour solde de tout compte ») et un épilogue-surprise, Pascal Bruckner développe le paradoxe du « bon fils » d’un père qui, dirait-on, fait tout pour être haï : mari brutal, pervers et infidèle, antisémite, xénophobe, pronazi s’empressant d’aller travailler pour l’ennemi, être despotique et imprévisible, puis exemple encore vivant de la décrépitude physique – s’accrochant envers et contre tout à son fils unique qui, en réaction, s’éloigne avec vigueur et passion d’une enfance inquiète. « Je me suis allégé de ma famille en m’alourdissant d’autres liens qui m’ont enrichi ».
Le salut, pour le fils du tyran, ce sera d’abord la lecture. « Dans les livres, enfin, j’apprends la grammaire de la liberté grâce aux dieux de ma jeunesse, Sartre, Gide, Malraux, Michaux, Queneau, Breton, Camus. Je me construis à travers eux une forteresse inexpugnable ». Ce sera aussi la prise de l’indépendance et de la liberté (les voyages, les amours, le rejet des contraintes de l’existence bourgeoise). Et ce sera, bien sûr, l’écriture, ces livres qui font de Pascal Bruckner un auteur original, à la fois penseur (de ceux que l’on rangeait naguère parmi les « nouveaux philosophes ») et auteur de belles fictions romanesques. « Tant qu’on crée, tant qu’on aime, on demeure vivant ». Ce récit initiatique, qui ne s’arrête pas au simple dévoilement de secrets de famille, mais élargit le champ d’investigation à l’apprentissage de la vie, le prouve avec limpidité.
Jean-Pierre Longre
14:47 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, autobiographie, récit, pascal bruckner, grasset, le livre de poche, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
08/09/2014
Se remettre en selle
Pascal Quignard, Les désarçonnés, Grasset, 2012, Folio 2014
L’Histoire est jonchée de cavaliers désarçonnés. Pascal Quignard, évoquant le passé lointain et proche, rapporte un certain nombre de chutes de cheval, parmi les plus fameuses. Évidemment, les anecdotes ne sont que des points de départ : « Saint Paul, Abélard, Agrippa d’Aubigné se mettent à écrire parce qu’ils tombent de cheval ».
Peu à peu, par courts chapitres, l’auteur explore les lourds secrets de l’humanité, et ses tentatives désespérées pour se les dévoiler à elle-même. « La première langue de l’humanité consistait dans le silence de mort ». Le rappel de certains épisodes n’est pas le moindre charme du livre : la mort du maréchal de la Palisse et la complainte qui s’ensuivit, Roland (désarçonné) appelant à l’aide avec son olifant, Pétrarque bébé sauvé in extremis de la noyade… Voilà qui ravive la mémoire et, surtout, laisse à penser. Car là encore, ces épisodes ne sont que les préludes d’une réflexion sans concessions sur la vie, la mort, la guerre, la violence, les « joies animales » auxquelles jamais l’humanité n’a su se soustraire. « Ce qui était férocité chez les animaux devint cruauté chez les hommes. Ce qui était périssement et dévoration chez les animaux devint mort et funérailles chez les hommes. La cruauté est la sublimation de la férocité comme la guerre est la sublimation de la chasse, qui elle-même était la sublimation de la prédation. Chasse et sacrifice sont les deux faces de la même pièce de monnaie infernale ».
Pascal Quignard revendique la solitude, celle dans laquelle il s’est volontairement enfermé, celle que nécessitent l’écriture, la musique, l’art, le recueillement, la liberté, l’indépendance ; celle des ermites, de Rousseau, de Louise Michel, du patricien romain Paulin ; celle de l’homme tombé de cheval qui se relève sous une autre lumière. Et l’auteur a l’art de débusquer ce que les mots recèlent, en remontant à leurs origines. C’est, par exemple, la présence de la « chair » dans le substantif « acharnement », qui reprend ainsi ses dimensions sexuelle, sanglante, carnivore. C’est encore le rapprochement entre nation, nativité, nature : « Natio comme natura renvoyaient au fait de naître ». Ainsi de suite, selon un cheminement original et complexe qui va de la définition à la méditation, de la mise au point à la remise en cause. La remise en cause, voilà le seul moyen de se remettre en selle, et voilà l’un des centres de ce livre multiple, profond, exigeant.
Jean-Pierre Longre
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05/07/2014
« Je ne sais plus pourquoi je meurs »
Sorj Chalandon, Le quatrième mur, Grasset, 2013, Le Livre de Poche, 2014
Prix Goncourt des lycéens 2013
Le récit commence sur un rythme essoufflé, violent, dans le sang et la souffrance, et toute la suite du roman est un long retour en arrière haletant – mieux qu’un reportage sur la guerre du Liban, un roman à la fois personnel et collectif, où la réalité se laisse déborder par la fiction narrative.
Georges, un peu étudiant, un peu théâtreux, un peu pion, a participé à toutes les luttes gauchistes et pro-palestiniennes des années 1970, mais vit aussi l’amour et les joies de la paternité. En 1982, il se laisse persuader par son ami et mentor mourant, Sam, Grec et Juif, qui fut victime de la dictature des Colonels et militant de la justice et de la liberté, de partir pour le Liban en guerre prendre la relève de son utopie. Il s’agit de mettre en scène Antigone d’Anouilh et de faire jouer la pièce par des comédiens issus de toutes les religions, de toutes les factions qui se combattent les unes les autres, Druzes, Chiites, Palestiniens, Chrétiens, et ainsi de donner au théâtre l’occasion de mettre un instant entre parenthèses les tirs, les bombardements, les attentats, les embuscades et les contrôles meurtriers, laissant aux acteurs la liberté de tirer au profit de leur cause l’interprétation de leur rôle.
Tout cela est une histoire de combats. Pas seulement ceux qui se déroulent à Beyrouth, mais aussi celui de Sam contre la mort (de son corps et de son projet), celui de Georges en proie à sa lutte intérieure (choisir entre le bonheur simple de la vie familiale et le malheur irrésistible, confinant à la folie, de la guerre fratricide), celui du lecteur contre l’émotion et la rage qui l’étreignent devant le récit des massacres, devant la description du camp de Chatila dévasté par la barbarie aveugle, et celui de la petite Antigone contre le pouvoir de Créon, du devoir fraternel et mortel contre la tentation de la vie ; le choix d’Antigone sera-t-il aussi celui de Georges ?
Sorj Chanlandon, vrai journaliste et vrai romancier, montre ici combien la réalité peut fournir une matière romanesque prenante et terrible, et combien la fiction peut permettre de saisir la réalité et de poser les questions essentielles. De quoi faire résonner la fameuse réplique d’Antigone : « Je ne sais plus pourquoi je meurs ».
Jean-Pierre Longre
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Traitres, héros, victimes
Dan Franck, Les champs de bataille, Grasset, 2012, Le Livre de Poche, 2014
« L’affaire de Caluire » est bien connue de ceux qui s’intéressent un tant soit peu à l’histoire de l’occupation nazie et de la Résistance. Jean Moulin et ses compagnons, réunis le 21 juin 1943 dans la maison du Docteur Dugoujon pour procéder à la nomination du chef de l’Armée secrète, sont arrêtés par Klaus Barbie et ses sbires. Qui a trahi ? René Hardy, qui s’était invité à cette réunion après avoir été arrêté puis relâché par la Gestapo ? Deux fois de suite pourtant, après la Libération, il fut jugé puis acquitté.
C’est à partir de là que se construit le roman. Dan Franck ne raconte pas les faits une énième fois ; il ne les réinvente pas non plus : il imagine qu’un juge à la retraite « instruit un troisième procès, totalement imaginaire ». Ce faisant, il pénètre dans le labyrinthe des relations complexes entre Résistance et collaboration, entre les Résistants eux-mêmes, des calculs politiques et des ambiguïtés idéologiques. Entrent en jeu notamment les rapports de force entre Gaullistes, communistes, ex-cagoulards… Parmi ceux-ci, par exemple, Pierre de Bénouville, alias Barrès, qui aurait cherché à neutraliser Jean Moulin, dit Max, homme de gauche… Sur ces points, le juge, qui a participé à bien des combats pour la liberté, a ses propres convictions, voire ses colères, qui peuvent aller loin : « Barrès ! Encore Barrès ! Toujours Barrès ! Lui aussi, cagoulard fasciste ! Et pourquoi tout cela ? Pour que la droite de la Résistance s’unisse à Vichy contre les communistes ! Et la suite doit se faire sans Max ! ».
La fiction brouille et confond habilement les époques (les années 1940 et la période actuelle), les lieux (le Palais de Justice, l’appartement du juge, Paris, Lyon), les personnages (Jean Moulin et le juge lui-même). Celui-ci a d’ailleurs sa propre histoire, qui nous est périodiquement contée. Les deux intrigues imbriquées, celle qui relève de l’Histoire collective et celle qui relève de la biographie individuelle, ne nous donnent pas de certitudes sur la culpabilité de Hardy ou de certains autres personnages impliqués dans le « complot » contre Jean Moulin. Mais le dénouement romanesque, avec le fin mot sur l’identité du juge, nous apporte une autre vérité : face au malheur, à la trahison, à la cruauté, l’être humain peut encore réagir comme tel, choisir son attitude et son destin.
Jean-Pierre Longre
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24/06/2013
À la recherche du temps disloqué
Marien Defalvard, Du temps qu’on existait, Grasset, 2011, Le Livre de Poche, 2013
360 pages d’errances dans le temps (presque 50 ans), dans l’espace (des milliers de kilomètres), dans l’imaginaire, dans le monde et à l’écart du monde ; une vie entière enfermée à l’intérieur d’un enterrement. 360 pages emplies d’« aspérités profondes et distordues », de couleurs et de formes, de va-et-vient entre deux villes, entre deux paysages, entre deux maisons, entre deux dates, entre deux rêves…
Ces pages évoquent, plus qu’elles ne racontent, une vie de dandy postromantique avec ses rencontres, sa solitude, ses livres, ses routes entrecroisées, ses dates et ses lieux, repères auxquels se raccroche une vie entière de rêverie, d’écriture et de peinture (« Je devenais un peintre, et une envie soudaine commençait alors à grimper en moi, puissante ; il me fallait, tout de suite, un chevalet, une blouse, un pinceau, car devant cette scène forestière, j’échangeais mon âme contre celle d’un artiste, et j’avais l’impression qu’en moi bouillait un talent fou »), de recherche à la fois détachée et présomptueuse de soi et du temps (« J’aimerais atteindre, quand trop d’églises en perspectives trompeuses, trop de raccourcis aux noms oubliés, trop d’immeubles noirs, lépreux, sous ciels bleus, maintenant anéantis m’auront abandonné, atteindre, comme une clairière, le jour du temps démoli. Le grand jour du temps démoli »).
Tout s’enchaîne sous nos yeux parfois ébahis par l’audace d’une écriture foisonnante et baroque qui, à la limite du bancal, se joue des normes, n’hésite pas à faire plier les mots sous le jeu des sonorités (« Paul était d’une hétérosexualité sans vergogne, sans verte guigne, ni repos ; droite, roide, stoïque, aimable. Rossé pensant ») et des formes (« Lyon. Un nom plein, qui adhère à la bouche, consistant, presque gras. Le L coulant du paysage, le L liquide des eaux, le L lit du fleuve et de la rivière. Le Y, aristocratique, petit doigt en l’air, le Y assez crâneur et le Y affecté, rare. Le Y confluent. Le ON plein, ample en bouche, le ON ascensionnel, le ON fort. Le tout pour un nom très court mais très expressif, sonore, comme la ville, concentrée et étirée à la fois ; ville diérèse, synérèse, chaude et froide, dorée, déshéritée »).
L’auteur, nous dit-on, a 19 ans. Peu importe. Du temps qu’on existait est un livre définitif, une quête où tout commence et où tout finit. Tout commence avec « Il y a la vie », tout finit avec « Moi ou la fin de tout ». Entre les deux, le monde défile en désordre, le temps s’en va, s’emmêle, s’enchaîne, se déchaîne, et les mots cherchent (y arrivent-ils ?) à donner une cohérence à tout cela : « Je ne savais plus ce que j’étais ; j’étais le temps ; tout était rentré dans l’ordre, le blanc ».
Jean-Pierre Longre
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24/07/2012
Toute la vérité ?
François-Guillaume Lorrain, L’homme de Lyon, Grasset, 2011. Le Livre de Poche, 2012.
Une « étrenne post-mortem », et la vie d’un homme peut s’en trouver bouleversée. Le père de l’homme en question, Pierre Rolin (un patronyme bien proche de celui de l’auteur…), mort en 2001, a laissé à sa mère un paquet à lui remettre le 1er janvier 2009, ce dont elle s’acquitte scrupuleusement. Pourquoi ce stratagème? Parce que, sans doute, le paquet contient à l’intention du fils une lettre et des photos mystérieuses, message dont l’élucidation ne devra se faire que par étapes successives.
C’est le point de départ, pour le narrateur, d’une quête complexe à travers les années et les lieux : entre France et Allemagne, un retour sur la période de l’occupation et sur des secrets familiaux qui vont peu à peu se laisser percer. Il y a Berlin, il y a surtout Lyon, ses rues, ses zones d’ombre et de clarté, la place Bellecour et ses environs, la Résistance et la milice, les soldats allemands et les bombardements alliés… Il y a ce que montrent, tout en le cachant, les photos contenues dans l’enveloppe. « Il est facile de ne dire que la vérité. Il est difficile de dire toute la vérité » : le père aimait à répéter certaines phrases, dont celle de Léon Blum, que l’on peut mettre au compte de tout le roman.
L’homme de Lyon est une lente remontée du temps à caractère vraisemblablement autobiographique, tâtonnante et angoissante, qui mêle avec art et subtilité les enjeux personnels, familiaux, politiques et historiques, et qui rappelle à juste titre que la vie charrie des vérités qu’il n’est pas si facile de révéler.
Jean-Pierre Longre
19:04 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, françois-guillaume lorrain, grasset, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
23/02/2011
« L’impromptu de Neuilly »
Patrick Rambaud, Quatrième chronique du règne de Nicolas Ier, Grasset, 2011
Patrick Rambaud, romancier de talent (Prix Goncourt pour La bataille en 1997), s’y connaît aussi en Histoire récente et contemporaine, et a fait ses preuves en matière de parodie (rappelons, entre autres, ses pastiches de Roland Barthes ou de Marguerite Duras, et un savoureux Bernard Pivot reçoit… qui réunit et fait parler, chacun dans son style personnel, quelques grands écrivains du XXème siècle).
Tout cela pour dire qu’il n’est pas le premier venu, et qu’il était tout désigné pour être, à la manière de Saint-Simon, le chroniqueur de « Notre Nerveux Souverain », qui prête si bien le flanc à la moquerie et à la protestation, et qui toutefois en est à sa quatrième année de règne – ce qui nous vaut, pour nous divertir et nous remonter le moral le temps d’une lecture, le quatrième tome (été 2009 – été 2010) des aventures de celui qui est « désormais pour l’Histoire Nicolas le Névrosé », « à cause de son obsession inassouvie de la bougeotte ». Histoire individuelle, mais aussi histoire collective, comprenant le grouillement de ceux qui gravitent autour de « Notre Vibrionnant Monarque ». Voilà donc des portraits hauts en couleur, tels ceux du « comte Chatel, qui s’occupait des écoles de Sa Majesté », de M. le duc de Villepin, l’ennemi juré, de « Monsieur Fredo », nommé « marquis de Valois » pour régner sur la Culture, du « lieutenant criminel Besson », transfuge par excellence, du « chevalier d’Ouillet », sorte de colosse « fermement ancré dans la balourdise », de M. Raoult, « lieutenant général du Raincy », qui « servait deux maîtres, notre Phosphorescent Monarque et le tyran de Tunis, M. Ben Ali », et qui pensait que les écrivains obtenant le prix Goncourt ne devaient pas exprimer leurs opinions, de M. Woerth, « duc de Chantilly », de « la Grande Duchesse de Bettencourt »…
Il serait vain de rappeler tous les exploits accumulés en une année par Sa Majesté et ses courtisans, et relatés ici sur le mode satirique et néanmoins réaliste. L'art de Patrick Rambaud est de décrire les faits sans cacher ce qu’il en pense, de dénoncer les excès, les vanités, les incompétences, les mensonges et les ratages, le tout dans le style fleuri, métaphorique, ironique, pince-sans-rire et pour tout dire fort plaisant des prosateurs classiques. Il ne mâche pas ses mots, ne manque pas de dire leurs vérités aux puissants et aux riches qui nous gouvernent et de mettre au jour les injustices et les abus, mais il le fait toujours avec une élégance qui tranche furieusement sur les ânonnements de « Notre Bravache Souverain », avec un lexique choisi (les journaux sont les « gazettes », la télévision les « fenestrons », la Parti socialiste le « Parti Social » et l’UMP le « Parti Impérial », les autobus des « diligences » conduites par des « postillons » etc.) et un sens inégalable de la formule qui fait mouche (« Madame rentra tardivement du Bénin, où elle était allée regarder le sida »… Impayable et implacable « regarder »…).
Cette Quatrième chronique est dédiée, entre autres, « à M. Molière qui aurait écrit puis joué L’Impromptu de Neuilly, c’est-à-dire l’envers du décor ». Molière, La Bruyère, Saint-Simon, Voltaire… Patrick Rambaud a d’illustres maîtres, et sans conteste il en est digne.
Jean-Pierre Longre
10:15 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, histoire, francophone, patrick rambaud, grasset, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
01/08/2010
Le goût de la reprise
Dany Laferrière, Je suis fatigué, Typo, 2005.
Vers le Sud, Grasset, 2006
Dany Laferrière se dit fatigué, et voilà qu’à deux mois d’intervalle il publie deux livres. Certes, l’un est la réédition, revue et augmentée, d’un recueil paru en 2001 chez Lancrôt (à Montréal, déjà), et l’autre un ensemble de récits (réunis sous l’appellation générique de « roman », confirmant leur unité de ton, de lieu et de sujet), dont quelques-uns ont servi de scénario au film de Laurent Cantet. Gageons que si la fatigue de l’auteur est sincèrement proclamée, elle n’est pas stérile.
C’est d’ailleurs ce dont semble le persuader son éditeur, dans l’avant-propos plein d’humour de Je suis fatigué : « Quand il n’y a plus rien à dire, tu me conseilles de redire ? » Et qu’il redise ou qu’il ajoute, c’est toujours un régal pour le lecteur ; en douze chapitres (depuis « Le parc » jusqu’à « Un monde sec » – toute une géographie littéraire), se succèdent anecdotes, réflexions, dialogues avec soi-même, monologues, humeurs, souvenirs… Le tout, flottant sur une écriture limpide, navigue entre les trois villes où Laferrière a vécu, où il vit encore simultanément, par la présence physique ou mentale : « Port-au-Prince occupe mon cœur. Montréal, ma tête. Miami, mon corps. […] Moi, je ne quitte jamais une ville où j’ai vécu. Au moment où je mets les pieds dans une ville, je l’habite. Quand je pars, elle m’habite. » Pot-pourri, « pot-au-feu », comme le dit l’auteur, Je suis fatigué est un livre bouillonnant, dont le fumet tient ses promesses : une fois qu’on a soulevé le couvercle, on ne peut pas se lasser d’y goûter, même à brèves lampées.
La lecture de Vers le Sud est un autre type de consommation. On y retrouve bien sûr la prédilection pour le lapidaire, puisqu’il s’agit là encore d’un ensemble de textes relativement brefs, mais dont l’assemblage, clairement narratif, est plus visiblement cohérent, autour du personnage de Fanfan, jeune « faune » à la peau noire d’Haïti. Tout se passe dans la chaleur sensuelle de l’île, où s’affrontent, s’attirent en des relations irrésistibles et passionnelles les corps blancs (souvent ceux de femmes en mal d’amour) et les corps noirs (ceux de jeunes garçons en quête de reconnaissance et d’argent). Le sexe a ses exigences, mais aussi la vie, tout simplement, avec ses évidences et ses mystères, les manques et les besoins du corps et du cœur ; et il y a ce Sud obsédant, avec la clarté de la mer, de la terre et du ciel, avec ses nuits torrides et angoissantes, avec son présent où se côtoient sans vergogne l’amour et le commerce, avec son passé colonial qui ressurgit lorsqu’on nous rappelle que pour un Noir, le corps blanc, même si on s’en éprend, reste encore « la chair du maître ».
Deux livres différents quant à l’atmosphère, quant à la portée aussi, personnelle ou romanesque ; deux livres qui pourtant peuvent se lire coup sur coup ; deux livres qui, malgré les dénégations de l’auteur, en appellent d’autres.
Jean-Pierre Longre
22:39 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, essai, francophone, dany laferrière, typo, grasset | Facebook | | Imprimer |