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18/08/2017

Les paradoxes du réel

Egon Bondy, Réalisme total / Totální realismus, traduit du tchèque par Eurydice Antolin, édition bilingue, Black Herald Press, 2017

Kathleen Raine, David Gascoyne et la fonction prophétique / David Gascoyne and the Prophetic Role, traduit de l’anglais par Michèle Duclos, édition bilingue, Black Herald Press, 2017

poésie,essai,tchèque,anglophone,egon bondy,eurydice antolin,david gascoyne,kathleen raine,michèle duclos,black herald press,jean-pierre longreEgon Bondy (Zbyněk Fišer), né à Prague en 1930, mort à Bratislava en 2007, est de ces poètes trop méconnus en France, et qui dans leur pays ont eu un impact décisif. Influencé par le dadaïsme et le surréalisme, devenu par la suite prosateur, essayiste, historien de la philosophie, il fut à partir des années 1970 « une figure tutélaire de l’underground tchèque », ainsi qu’un personnage des œuvres de Bohumil Hrabal, qui l’appelait « mon ami le poète Egon Bondy ». Publié pour la première fois en 1951 dans la Collection Minuit, maison d’édition clandestine, Réalisme total réapparut au grand jour en 1992, et la traduction d’Eurydice Antolin est la première en français, contribuant ainsi à la connaissance d’une œuvre qui n’a été publiée dans notre langue que par bribes.

Le « réalisme total » est une réaction poétique au « réalisme socialiste » qui envahissait la vie pseudo-culturelle de la Tchécoslovaquie et des autres pays tentant de vivre sous la dictature staliniste. La tentative, en l’occurrence, est celle qui consiste à trouver dans toutes les combinaisons verbales (le premier poème en est une démonstration formelle) la dimension nécessaire à la vie : « Et nous devons recommencer / si de fait nous ne voulons pas mourir ». Les scènes de l’existence quotidienne, les tableaux montrant les êtres, les objets et les paysages familiers (le tramway, un vieillard, les rues de Prague, Noël, l’achat d’un livre…) sont soumis à l’ironie mordante, aux confrontations choquantes, telle celle des femmes « bien habillées » des officiers et des détenus « mal vêtus » des commissariats. Les chants d’amour fou pour « Marie » sont aussi les plus implacables des paradoxes : « Elle me hait encore plus que je ne la hais / car moi en même temps je l’aime ».

À l’opposé des promesses de lendemains qui chantent et de grands soirs, l’engagement poétique d’Egon Bondy donne du réel une vision à la fois complexe et transparente, provocatrice et désespérée. Le « tout est vain » qui émane de sa poésie est lié à ses « monstrueux cauchemars », ses « épouvantables lassitudes », et à la révolte contre un régime qui peut faire dire, au comble du cynisme : « Il n’est pas besoin d’attendre longtemps / conseillait la camarade dans la file d’attente du Comité national / Si vous cherchez un appartement d’emprisonné / il vous sera attribué sans délai ». Dix ans après la mort d’Egon Bondy, on n’en a pas fini avec le « réalisme total ».

Jean-Pierre Longre

J

poésie,essai,tchèque,anglophone,egon bondy,eurydice antolin,david gascoyne,kathleen raine,michèle duclos,black herald press,jean-pierre longreJuste avant Réalisme total, Black Herald Press a publié David Gascoyne et la fonction prophétique, de Kathleen Raine, traduit par Michèle Duclos. À la suite des précédentes publications de David Gascoyne (La vie de l'homme est cette viande et Pensées nocturnes), cet essai d’une amie du poète, poète elle aussi, permet de mettre en perspective l’œuvre d’un écrivain attiré par « l’aspect messianique du surréalisme », et dont les « poèmes sont parmi les rares poèmes de notre temps à témoigner aussi éloquemment de la vérité de l’imagination au nom de laquelle ils parlent. ».

J.-P. L.

https://blackheraldpress.wordpress.com

10/08/2017

L’Espace d’un instant, centième

Milena Marković, La forêt qui scintille, traduit du serbe par Mireille Robin, avec la collaboration de Karine Samardžija, éditions L’espace d’un instant, 2017

Dominique Dolmieu, Bleuenn Isambard, Mouradine Olmez, Vivra, traduit du russe par Bleuenn Isambard , éditions L’espace d’un instant, 2017

Théâtre, Serbie, Russie, Milena Marković, Mireille Robin, Karine Samardžija, Dominique Dolmieu, Bleuenn Isambard, Mouradine Olmez, L’espace d’un instant, Jean-Pierre Longre

En Europe orientale, entre Adriatique et Mer Noire, entre Balkans et Russie, la jeune production théâtrale foisonne. Depuis les années 1990, la liberté de créer se manifeste par une effervescence qui traduit l’espoir, la désillusion, les révoltes, la violence, la force poétique accompagnant les changements et les recherches de repères sociaux, politiques, spirituels, artistiques… La connaissance de cette nouvelle création, nous la devons en grande partie, en France, aux éditions L’Espace d’un instant, rattachées à la Maison d’Europe et d’Orient, fondée par Dominique Dolmieu et Céline Barcq. Les nombreuses traductions de textes théâtraux publiées par cette active maison d’édition, accompagnées de présentations et notices biobibliographiques détaillées, enrichissent singulièrement le répertoire dramaturgique contemporain et sont représentatives des écritures issues de cultures qu’on ne peut plus méconnaître.

La diversité des choix de l’Espace d’un instant se manifeste dans les deux derniers ouvrages publiés, bien différents l’un de l’autre.

Théâtre, Serbie, Russie, Milena Marković, Mireille Robin, Karine Samardžija, Dominique Dolmieu, Bleuenn Isambard, Mouradine Olmez, L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreDans La forêt qui scintille, « drame qui commence un soir et se termine au matin », des êtres au passé un peu mystérieux et au présent vacillant (un entraîneur alcoolique, une chanteuse vieillissante, un ancien toxicomane, des jeunes femmes sans doute destinées à la prostitution, leur accompagnateur) se rencontrent dans un cabaret promis à la démolition, aux abords d’une forêt. De leurs dialogues émanent quelques pans de leur passé, des aveux énigmatiques, des non-dits, des querelles anciennes ou récentes… La présence des personnages s’ancre dans une réalité parfois sordide, parfois très humaine, où la laideur des choses peut cacher la beauté : « C’est beau, si beau, la terre, lorsqu’elle donne ses fruits. Quand de la main tu palpes ce qu’elle t’offre sans pouvoir encore y goûter. Tu ressens alors de l’amour, tu as envie de sourire. Elle est là à t’attendre, toi et les tiens, et toutes ces bouches qui se nourrissent de ses bienfaits. ». La pièce entière est parsemée de chansons, de poèmes qui, alternant avec la trivialité ou la violence des paroles échangées, font de La forêt qui scintille (scintillement des âmes de jeunes filles fusillées, dit-on) un texte sensible et fort.

Théâtre, Serbie, Russie, Milena Marković, Mireille Robin, Karine Samardžija, Dominique Dolmieu, Bleuenn Isambard, Mouradine Olmez, L’espace d’un instant, Jean-Pierre Longre« Théâtre documentaire », Vivra (centième volume publié par L’Espace d’un instant, soulignons-le) représente le procès de Koulaev, unique survivant des preneurs d’otages de Beslan : début septembre 2004, des terroristes prennent en otages plus de mille enfants dans une école d’Ossétie-du-Nord. Un cauchemar de trois jours pour les enfants et les adultes qui se trouvent avec eux, et un dénouement terrible : refusant de négocier sur la Tchétchénie, les autorités russes ordonnent l’assaut de l’école à coups d’armes lourdes, un assaut qui se solde par 334 morts, dont 186 enfants. Le procès de Koulaev est un support permettant d’élargir le champ de la réflexion au système qui a permis cette aberration meurtrière, et à la responsabilité des autorités politiques et militaires. La théâtralisation diversifie les points de vue, les répartit entre les différents acteurs du drame (juge, procureure, avocat, fonctionnaires, militaires, « celle qui reste », représentant les victimes). Tout est rigoureusement relaté, précisément analysé et décortiqué, mais c’est du théâtre, avec tout ce que le genre implique de vérité profonde et d’émotion contenue ou manifeste. Si le mot « sanglot » remplace le mot « scène » (il y en a 13 dans la pièce), tout se déroule sans pathos inutile, mais en déclinant la gamme des sentiments et des attitudes : la colère, la souffrance, l’hypocrisie, l’abjection, l’indifférence, le froid calcul – et dans la bouche de l’avocat des victimes, une promesse : « Tant que nous vivrons, cette mémoire vivra en nous, et nous continuerons à nous battre en son nom. ».

Jean-Pierre Longre

www.sildav.org

01/08/2017

Ne pas se perdre entre les remparts

Avignon, Festival Off, 2017

1480 spectacles… Comment s’y retrouver ? Le hasard, le bouche à oreille, les parades de présentation, la critique (pour ce qui a déjà été représenté), les auteurs, les comédiens… Avignon en juillet, c’est un grouillement, un bouillonnement urbain et culturel, un mélange inédit des genres et des populations – et c’est un immense choix, un indispensable tri à effectuer. Quelques pépites ? En voici.

 

Théâtre, Littérature, Festival Off Avignon, Jean-Pierre LongreCour Nord (texte d’Antoine Choplin, adaptation et mise en scène d’Antoine Chalard), met en scène le conflit entre lutte sociale et amour de l’art : le père ouvrier en grève, le fils musicien passionné de jazz. Double combat, double engagement, deux idéaux, un rêve d’avenir pour chacun, deux protagonistes et douze personnages très bien figurés, grâce à de subtils changements a minima, par trois comédiens, Clémentine Yelnik, Antoine Chalard et Florent Malburet.

Théâtre de l’Alizé, Compagnie du midi. www.compagniedumidi.fr

 

Théâtre, Littérature, Festival Off Avignon, Jean-Pierre LongreLa révolte gronde aussi, et différemment, du côté de chez Jean-Luc Lagarce : Noce (mise en scène de Pierre Note, avec Grégory Barco, Bertrand Degrémont, Eve Herszfeld, Amandine Sroussi, et Paola Valentin) est une implacable fable socio-politique : cinq personnages prétendument invités à une noce n’arrivent pas à y trouver leur place, s’y enfonçant comme dans un cauchemar. La "farce noire" tourne à la leçon cruelle lorsque les rôles s’inversent. La violence des situations est accentuée par l’hystérisation et l’humour méchant de certains rôles. Irrésistiblement tragique.

Théâtre du roi René, Compagnie de la Porte au Trèfle. http://www.porteautrefle.fr

 

Théâtre, Littérature, Festival Off Avignon, Jean-Pierre LongreLa tragédie, Marguerite Duras l’a pratiquée à sa manière, en s’inspirant parfois de faits divers. C’est le cas avec L’Amante anglaise (mise en scène de Thierry Harcourt). Par le truchement de deux personnages, le mari et un psy/enquêteur/interrogateur, le texte tente de percer les raisons qui ont poussé une femme à commettre un crime sanglant. Judith Magre joue admirablement la folie (ou pseudo-folie) immobile et dérangeante, et ses deux comparses (Jacques Franz et Jean-Claude Leguay) accomplissent à la perfection la quête d’une vérité impossible

Théâtre du Chien qui fume, ID Production. http://www.idproduction.org

 

Théâtre, Littérature, Festival Off Avignon, Jean-Pierre LongreAutre genre de thème et de femme : Palatine (texte, mise en scène et scénographie de Jean-Caude Seguin) reprend et adapte des extraits de la correspondance de Charlotte-Elisabeth de Bavière, dite La Palatine (1652-1722), épouse de Monsieur Frère du Roi, mère du futur régent Philippe d’Orléans… et femme d’une franchise truculente, qui n’hésite pas à montrer les dessous les moins nobles de la Cour. La comédienne Marie Grudzinski la fait vivre avec beaucoup de malice, de drôlerie et de réalisme.

Théâtre des Corps Saints, Compagnie Théâtre du Loup Blanc. http://theatreloupblanc.net

 

Théâtre, Littérature, Festival Off Avignon, Jean-Pierre LongrePas de bon théâtre sans un bon texte. Les mots, parfois, peuvent devenir personnages, mis en scène avec malice. Le spectacle de et avec Michaël Hirsch, judicieusement intitulé Pourquoi ? (mise en scène d’Ivan Calbérac), pose avec drôlerie les questions qui se succèdent dans la tête des humains, de l’enfance à la vieillesse. Les mots sont triturés, manipulés, déformés, et bien sûr les questions restent en suspens… On est complice, on rit et on réfléchit. L’essentiel.

Théâtre du roi René, http://www.michaelhirsch.fr

 

Théâtre, Littérature, Festival Off Avignon, Jean-Pierre LongreD’autres mots encore, et des trouvailles subtiles et impayables avec Déshabillez mots, nouvelle collection (mise en scène de Marina Tomé). Savez-vous ce qu’est la sérendipité, ou ce que cachent l’oxymore ou le quiproquo ? Saisissez-vous toutes les subtilités du point-virgule, le mal-aimé de la ponctuation ? On en entend, voit et apprend de belles avec ce spectacle où les deux comédiennes et auteures (Léonore Chaix et Flor Lurienne) s’en donnent à cœur et à corps joie, où tout est fignolé (mise en scène, allées et venues, dialogues, inventions verbales, jeux sémantiques, humour…). Beau déshabillage d’une langue française qui ne demande qu’à se laisser faire.

Le Petit Louvre, Templiers, François Volard, Acte 2. http://www.acte2.fr

 

Jean-Pierre Longre

www.avignonleoff.com