10/08/2017
L’Espace d’un instant, centième
Milena Marković, La forêt qui scintille, traduit du serbe par Mireille Robin, avec la collaboration de Karine Samardžija, éditions L’espace d’un instant, 2017
Dominique Dolmieu, Bleuenn Isambard, Mouradine Olmez, Vivra, traduit du russe par Bleuenn Isambard , éditions L’espace d’un instant, 2017
En Europe orientale, entre Adriatique et Mer Noire, entre Balkans et Russie, la jeune production théâtrale foisonne. Depuis les années 1990, la liberté de créer se manifeste par une effervescence qui traduit l’espoir, la désillusion, les révoltes, la violence, la force poétique accompagnant les changements et les recherches de repères sociaux, politiques, spirituels, artistiques… La connaissance de cette nouvelle création, nous la devons en grande partie, en France, aux éditions L’Espace d’un instant, rattachées à la Maison d’Europe et d’Orient, fondée par Dominique Dolmieu et Céline Barcq. Les nombreuses traductions de textes théâtraux publiées par cette active maison d’édition, accompagnées de présentations et notices biobibliographiques détaillées, enrichissent singulièrement le répertoire dramaturgique contemporain et sont représentatives des écritures issues de cultures qu’on ne peut plus méconnaître.
La diversité des choix de l’Espace d’un instant se manifeste dans les deux derniers ouvrages publiés, bien différents l’un de l’autre.
Dans La forêt qui scintille, « drame qui commence un soir et se termine au matin », des êtres au passé un peu mystérieux et au présent vacillant (un entraîneur alcoolique, une chanteuse vieillissante, un ancien toxicomane, des jeunes femmes sans doute destinées à la prostitution, leur accompagnateur) se rencontrent dans un cabaret promis à la démolition, aux abords d’une forêt. De leurs dialogues émanent quelques pans de leur passé, des aveux énigmatiques, des non-dits, des querelles anciennes ou récentes… La présence des personnages s’ancre dans une réalité parfois sordide, parfois très humaine, où la laideur des choses peut cacher la beauté : « C’est beau, si beau, la terre, lorsqu’elle donne ses fruits. Quand de la main tu palpes ce qu’elle t’offre sans pouvoir encore y goûter. Tu ressens alors de l’amour, tu as envie de sourire. Elle est là à t’attendre, toi et les tiens, et toutes ces bouches qui se nourrissent de ses bienfaits. ». La pièce entière est parsemée de chansons, de poèmes qui, alternant avec la trivialité ou la violence des paroles échangées, font de La forêt qui scintille (scintillement des âmes de jeunes filles fusillées, dit-on) un texte sensible et fort.
« Théâtre documentaire », Vivra (centième volume publié par L’Espace d’un instant, soulignons-le) représente le procès de Koulaev, unique survivant des preneurs d’otages de Beslan : début septembre 2004, des terroristes prennent en otages plus de mille enfants dans une école d’Ossétie-du-Nord. Un cauchemar de trois jours pour les enfants et les adultes qui se trouvent avec eux, et un dénouement terrible : refusant de négocier sur la Tchétchénie, les autorités russes ordonnent l’assaut de l’école à coups d’armes lourdes, un assaut qui se solde par 334 morts, dont 186 enfants. Le procès de Koulaev est un support permettant d’élargir le champ de la réflexion au système qui a permis cette aberration meurtrière, et à la responsabilité des autorités politiques et militaires. La théâtralisation diversifie les points de vue, les répartit entre les différents acteurs du drame (juge, procureure, avocat, fonctionnaires, militaires, « celle qui reste », représentant les victimes). Tout est rigoureusement relaté, précisément analysé et décortiqué, mais c’est du théâtre, avec tout ce que le genre implique de vérité profonde et d’émotion contenue ou manifeste. Si le mot « sanglot » remplace le mot « scène » (il y en a 13 dans la pièce), tout se déroule sans pathos inutile, mais en déclinant la gamme des sentiments et des attitudes : la colère, la souffrance, l’hypocrisie, l’abjection, l’indifférence, le froid calcul – et dans la bouche de l’avocat des victimes, une promesse : « Tant que nous vivrons, cette mémoire vivra en nous, et nous continuerons à nous battre en son nom. ».
Jean-Pierre Longre
11:05 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, serbie, russie, milena marković, mireille robin, karine samardžija, dominique dolmieu, bleuenn isambard, mouradine olmez, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |