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31/08/2018

« Il n’y a pas de victoire »

Roman, francophone, Laurent Gaudé, Actes Sud, Jean-Pierre LongreLire, relire... Laurent Gaudé, Ecoutez nos défaites, Actes Sud, 2016. Rééd. Babel 2018

Le roman débute et se termine par la relation entre Assem Graïeb, agent de renseignements au service de la France, militaire aux multiples vies, et Mariam, archéologue irakienne qui tente de préserver le patrimoine en danger. Le temps d’une nuit dans un hôtel de Zürich, ils connaissent l’amour mutuel qui, même s’ils ont peu de chances de se revoir, les suivra partout dans leurs missions, dans les dangers qui les assaillent, dans la mort qui les entoure.

Voilà pour le fil conducteur, qui apparaît périodiquement à la surface de la narration. Entre temps, trois récits principaux s’imbriquent les uns dans les autres, en brefs épisodes : l’expédition qu’Hannibal, son armée et ses éléphants mènent contre Rome, à travers l’Espagne, les Pyrénées, la vallée du Rhône, les Alpes, jusqu’à la prometteuse victoire de Cannes et aux défaites qui s’ensuivent ; la Guerre de Sécession américaine, qui se solde par des milliers de morts et une sanglante victoire du général Grant et de l’Union ; les tentatives de résistance d’Hailé Sélassié, empereur d’Éthiopie, contre l’invasion de son pays par l’Italie fasciste, son appel à la moribonde Société des Nations, puis les soubresauts de son règne. Sans compter les incursions vers l’Antiquité (celle dont les monuments et les objets précieux subissent les destructions des barbares d’aujourd’hui, celle d’Agamemnon devant sacrifier sa fille pour aller vaincre Troie…) et vers l’Actualité violente du Moyen Orient – l’Irak, la Syrie, la Libye, les morts de milliers d’innocents, celles de Ben Laden et de Kadhafi…

roman,francophone,laurent gaudé,actes sud,jean-pierre longreDispersion des récits ? Narration morcelée ? Certes. Mais il s’agit plutôt d’une sorte de puzzle dont l’emboîtement des morceaux reconstitue l’Histoire humaine sans cesse recommencée et ses leçons sans cesse renouvelées. « L’Histoire hésite, n’a pas encore choisi. Après chaque bataille il faut se relever, quel qu’ait été le résultat de l’affrontement. ». Le « plus jamais cela » que l’on répète après « chaque massacre, chaque génocide, chaque convulsion de l’Histoire » est toujours, désespérément, d’actualité. Et toute bataille, même victorieuse, est une défaite : « Les batailles qu’on nous a demandé de gagner nous les avons gagnées, mais nous savons, vous et moi, que nous sommes vaincus, nous le sentons, à l’intérieur, quelque chose est allé trop loin, ou a perdu son sens… ». « Écoutez nos défaites », dit le titre. Donc « il n’y a pas de victoire », et pourtant il y a toujours un espoir : celui qu’entretiennent la poésie, l’art et, par-dessus tout, l’amour – cet amour que le vieux professeur Al-Khoury, qui enseignait Thucydide et dont Mariam se souvient avec émotion, plaçait au-dessus de tout : « À l’instant où vous proclamez votre amour, c’est pour toujours, n’est-ce pas ? Peu importent les risques que vous ne vous aimiez plus, […] à l’instant où vous vous aimez, c’est pour toujours et cela est vrai. Disons alors simplement que les historiens sont des amoureux… ».

Jean-Pierre Longre

www.actes-sud.fr

28/08/2018

L’amour en mer

Roman, francophone, Vincent Almendros, Les éditions de Minuit, Jean-Pierre LongreLire, relire... Vincent Almendros, Un été, Les éditions de Minuit, 2015. Rééd. Minuit double 2018

L’histoire paraît aussi simple que le titre : invité par son frère (Jean) à faire une croisière en Méditerranée, le narrateur (Pierre), avec Lone, sa compagne du moment, se rend donc à Naples où il retrouve Jean et son voilier. Un détail, toutefois, va être en quelque sorte le nœud du récit : Jean vit avec Jeanne, qui partagea autrefois la vie de Pierre… La simplicité du départ, donc, évolue vers la complexité inhérente à la situation : deux couples dans l’espace réduit d’un voilier, sous le soleil plombant de l’été méditerranéen, qui plus est deux anciens amants qui, à l’occasion d’une péripétie passagère, se retrouvent seuls dans la cabine du bateau.

On ne dévoilera pas ici le fin mot de l’intrigue, qui n’apparaît que dans les dernières lignes. Ce que l’on peut dire, c’est que ce bref roman recèle beaucoup plus que ce qu’il laisse flotter à la surface – comme la mer qui, à un moment donné, laisse émerger les méduses cachées sous l’écume. Le style est limpide mais riche de sous-entendus, les dialogues directs mais chargés de soupçons, la langue fluide mais trouble comme un fleuve après l’orage.

roman,francophone,vincent almendros,les éditions de minuit,jean-pierre longreEt si la modernité des personnages, de leurs comportements, du contexte dans lequel ils évoluent est indéniable, le drame ici déroulé par Vincent Almendros relève d’un non moins indéniable classicisme. On pense à la prose de Maupassant (tiens donc : les deux frères Pierre et Jean, et, comme dans Une vie, Jeanne, la femme entre deux hommes), à Flaubert (avec entre autres une histoire de casquette…), mais aussi au symbolisme poétique des paysages (le « plein soleil » qui pèse sur les corps et les cœurs, Capri, l’orage qui éclate sur les protagonistes) ou à celui des objets (un chapeau qui se perd, un moteur qui tombe en panne…). La lecture d’Un été ne se mesure pas strictement au nombre de pages : tout y est à prendre en considération, y compris ce qui est caché dans la profondeur des phrases.

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsdeminuit.fr

25/08/2018

Porter en soi le paysage

Roman, francophone, Yasmina Reza, Flammarion, Jean-Pierre LongreLire, relire... Yasmina Reza, Babylone, Flammarion, 2016. Prix Renaudot 2016. Rééd. Folio 2018

« Aux rives des fleuves de Babylone nous nous sommes assis et nous avons pleuré, nous souvenant de Sion. ». Ce verset de l’exil tiré du Livre des Psaumes, Jean-Lino Manoscrivi l’a souvent entendu lire par son père ; sans vraiment le comprendre, « il s’assimilait aux trimballés, aux apatrides », et dans sa solitude il se tenait « en position d’attente ». C’est en tout cas ce que ressent la narratrice, Elisabeth Jauze, sa voisine du dessous, avec laquelle il partage une amitié qui, sans qu’elle ait rien à voir avec l’amour (tous deux sont mariés et visiblement aiment leurs conjoints), les rend complices.

Complices jusqu’au bout, en quelque sorte. Lors d’une « fête de printemps » organisée par Elisabeth et Pierre, son mari, et à laquelle participent leurs amis et voisins, Jean-Lino, qui a trop bu, se moque ouvertement de Lydie, sa femme militante bio-écolo, sans conséquence apparente. Coup de théâtre : après la soirée, Jean-Lino vient avouer au couple qu’il a étranglé sa femme. Il y a eu dispute, coup plutôt involontaire donné à Eduardo, le chat chéri de Jean-Lino, l’enchaînement de la violence, et le meurtre. La scène de ménage a tourné au drame, et laisse l’ami d’Elisabeth sans réaction. « Il met du temps à comprendre ce qui vient d’arriver. Il croit d’abord, étant donné la personnalité de Lydie, qu’elle fait semblant d’être morte. […] Il met un doigt sous ses narines. Il ne sent rien. Ni chaleur ni souffle. Il n’a pas serré fort malgré tout. Il approche son visage. Il n’entend rien. Il pince une joue, il soulève une main. Il fait ces gestes avec terreur et timidité. Les larmes arrivent. Il s’effondre. ». Alors qu’après avoir conseillé à Jean-Lino de téléphoner à la police Pierre va se désintéresser de l’affaire, Elisabeth va tenter de prendre les choses en main. Une tentative d’escamotage du cadavre va donner lieu à une longue scène burlesque à souhait, du Grand Guignol de la meilleure veine – essais avortés, détails morbides, renonciations, situation inextricable… Tout y est.

roman,francophone,yasmina reza,flammarion,jean-pierre longreBabylone n’est ni un roman policier, ni une dissertation sur le couple, ni un vaudeville, ni une farce. Un peu tout cela, certes, mais c’est surtout un roman sur l’amitié, la solitude, l’exil social et sentimental, la place que l’on occupe au milieu du paysage humain, naturel, urbain (dans une localité, en l’occurrence, dont le nom de Deuil-l’Alouette donne à penser et à rêver). Le livre débute par la redécouverte de photos contenues dans The Americans de Robert Frank, « le livre le plus triste de la terre » : objets anciens et désuets qui « se tiennent aussi solitaires que l’homme […], trop lourds, trop lumineux, posés dans des espaces non préparés. Un beau matin, on les enlève. Ils feront encore un petit tour, bringuebalés jusqu’à la casse. On est quelque part dans le paysage jusqu’au jour où on n’y est plus. ». Entrecoupés de fausses digressions, rythmés par des retours en arrière, des pauses, des accélérations, les épisodes successifs, parfois surprenants,  sont autant d’étapes tragiques, humoristiques, poétiques vers un point de convergence qui pourrait être contenu dans ces quelques mots : « Le paysage éclaire l’homme. ». Voilà le fondement de l’amitié que la narratrice éprouve pour son voisin : « Je peux dire que c’est ça que j’ai toujours aimé chez Jean-Lino, la façon dont il portait le paysage en lui, sans se défendre de rien. ».

Jean-Pierre Longre

http://editions.flammarion.com

www.folio-lesite.fr

17/08/2018

Les paradoxes du désenchantement

Poésie, francophone, Jean-Baptiste Happe, Le Pédalo ivre, Jean-Pierre LongreJean-Baptiste Happe, Milieu de gamme, Le Pédalo ivre, 2018

Il y a dans la poésie de Jean-Baptiste Happe un désenchantement qui, heureusement pour elle (et pour lui, et pour nous), n’atteint pas « les cimes du désespoir » et ne se traduit pas en « syllogismes de l’amertume ». Si jamais comme beaucoup d’autres il pense au suicide, c’est « en amateur » (un peu comme Cioran, il faut le reconnaître), car « le suicide est trop voyant / l’absence devient tout un problème ». Il faut donc en finir avec le suicide, « Vivre un peu con / un peu intelligent / disons content quand même ».

Nous sommes là au cœur du propos : la vie en « milieu de gamme » qu’évoquent le titre et les vers du recueil est celle de tout un chacun, de ceux en tout cas qui, à la différence des « grands écrivains », « ne font pas la queue / avec leur squelette / à l’entrée du Panthéon ». Ce qui n’empêche pas de se voir, par exemple, « les jambes arquées sur un cheval imaginaire », ni de « s’indigner de l’injustice », ni d’aspirer au « silence / du sommet ». Mais l’existence est déroutante, coincée entre le quotidien et le rêve, faite de paradoxes (personnels, collectifs, universels…) qui laissent peut-être entrevoir un « passage / à l’horizon, au-dessus de l’autoroute / […] une sortie une aire une solution ». Mais pas sûr.

Quoi qu’il en soit, il reste la poésie et l’humour, d’autant plus drôle que sa noirceur décoiffe :

« - qu’est-ce qu’on fait de vous ?

demande la coiffeuse

- coupez la tête, je dis

pour plus l’entendre ».

Un peu comme chez Henri Michaux tendance Plume, il reste donc l’autodérision, ainsi que les mots, ceux qui se mélangent à l’envi, familiers ou savants, populaires ou distingués (pour cela il ne faut pas hésiter à « chiner des mots qu’on ne connaît pas »). Oui, il reste la poésie, et celle de Jean-Baptiste Happe (dont il est recommandé de visiter périodiquement le Journal pour goudron, grumes, voix) est de celle qu’on lit avec un sourire complice et qui, sans résoudre les paradoxes du désenchantement, nous rassure quant à l’étrangeté de notre sort et nous donne « la force / de résister au jour ».

Jean-Pierre Longre

www.lepedaloivre.fr

https://goudrongrumesvoix.wordpress.com

09/08/2018

Des nouvelles de l’art

Nouvelle, francophone, Michel Arcens, Art, Alter Ego éditions, Jean-Pierre LongreMichel Arcens, Lena, Les désordres du Caravage et autres nouvelles, Alter Ego Éditions, 2018

« Le musicien est privilégié. Des sons, des harmonies. Rien d’autre. Il est dans un monde spécial. La peinture aussi devrait être à part ; sœur de la musique elle vit de formes et de couleurs. Ceux qui ont pensé autrement sont tout près de leur défaite. ». C’est ce que Paul Gauguin écrivit à sa fille, et que Michel Arcens rappelle dans sa nouvelle intitulée « Une sorte de bleu ». Sous ce titre (discret hommage à Alain Gerber ?), l’auteur relate « le dernier voyage » du peintre, qui arriva le 16 septembre 1901 sur l’île Marquise d’Hiva Hoa, où il « disparaissait », emportant « quelques mystères avec lui et cette sorte de bleu que possède la mer lorsqu’elle éclaire. ».

Michel Arcens a beaucoup écrit sur la musique et a, au moins deux fois, donné des nouvelles de l’art en s’inspirant de la peinture : dans La maison d’Hannah, dont les textes sont inspirés par les tableaux d’Edward Hopper, et ici, dans Lena, dont le titre est celui du texte bâti sur « les désordres du Caravage ». Autre peintre, autre destin pour un artiste qui, comme Monteverdi son contemporain, « met en cause les règles anciennes. » : « En rapprochant l’auditeur et le spectateur de la musique ou du tableau. / En tentant de les unir. En ne séparant rien. / Ni la vie ni la foi qui ne s’opposent pas. / En ne forçant pas le trait. / En étant humains de chair. / En étant « vrais », en étant vivants. / En disant le cours de cette vie, la chair qui les habite. / En éprouvant et faisant renaître l’épreuve. ».

Les textes, qu’ils soient directement consacrés à un artiste ou inspirés par des photographes (Pascal Ferro notamment), sont tour à tour ou à la fois de l’ordre du récit, de l’essai, de la méditation et de la poésie, à l’image du premier, « Sur le chemin de Santa Pau ». Couleurs et formes des paysages, profondeur des êtres, rythme de la prose, références artistiques, philosophiques, littéraires, suggestivité des évocations… Il y a tout cela et bien d’autres choses dans ce beau recueil, qui tient de l’art de l’instantané et de l’œuvre de longue haleine.

Jean-Pierre Longre

https://leseditionsalterego.wordpress.com