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19/10/2023

Observateurs observés

Essai, art, photographie, sciences sociales, chanson, Gilles Bonnet, Éditions Universitaires de Dijon, Presses Universitaires de Provence, Jean-Pierre LongreGilles Bonnet, La photophonie au musée, Éditions Universitaires de Dijon, 2023

Pendant longtemps, il fut interdit de photographier les œuvres exposées dans les musées. Grand contraste avec ce qui se passe actuellement, le téléphone mobile, dans sa version photo (d’où le mot « photophonie » remplaçant celui de « photographie ») étant devenu, chez beaucoup de visiteurs, une sorte de prolongement, voire de suppléant du regard. Gilles Bonnet, qui pour l’occasion a dépassé les frontières de ses recherches littéraires, s’est fait savant et lucide observateur de « visiteurs-photographes, aux pratiques photophoniques aussi diverses que massives » – se faisant lui-même photographe de ces pratiques et de ces pratiquants. En cinquante textes, tous accompagnés d’un cliché, il analyse chaque type d’approche.

Ce qui ressort de ces commentaires illustrés, détaillés, érudits, richement documentés (voir l’abondante bibliographie finale), c’est principalement la double idée d’appropriation à caractère autobiographique et de partage social : « La photophonie, au musée comme ailleurs, on le sait bien, instaure une séquence de gestes successifs, dont le principal est probablement le partage. Le cliché est souvent pris et pensé, dès le départ, comme devant être envoyé aux « amis » des applis et à leur communauté. » Ce cliché, qui plus est, peut être retouché, recadré, transformé : « Transgression tactile : pouvoir manipuler ce qui, parce qu’œuvre, est devenu irrémédiablement intouchable. »

Les analyses ne reculent pas devant la complexité des processus enclenchés par l’usage muséal du smartphone, instrument de communication et de fixation, instrument à la fois personnel et collectif, « qui nous donne à voir, littéralement et dans tous les sens, selon que le pronom « nous » se fait COI ou COD : accès à l’infini des connaissances comme à la diversité des communautés en même temps qu’aspirateur à données personnelles capable de tracer la moindre de nos activités. » L’auteur se fait volontiers sociologue, au plus près des individus et des groupes qu’il donne à voir, eux-mêmes en train de voir. Il y a un « consensus social » dans cette activité qui réunit bourgeoisie et classes populaires via l’instrument utilisé. Et ce constat d’apparente « symétrie des classes » n’entraîne aucune critique, au contraire, de l’attirance « touristique » pour les « tableaux-stars » que, malgré la « reconnaissance du déjà vu », chacun veut et peut s’approprier. Un peu d’humour, dans ce contexte, se glisse entre clichés et textes, par exemple lorsque des mains que l’on croirait sculptées par Rodin se referment sur un smartphone, ou lorsqu’on voir un corps se plier à de drôles de mouvements voulus par la prise d’une vidéo…

Étude esthétique, psycho-sociologique, d’où les considérations techniques ne sont pas exclues, La photophonie au musée est un essai indispensable pour qui s’intéresse aux mœurs d’aujourd’hui.

Jean-Pierre Longre

Essai, art, photographie, sciences sociales, chanson, Gilles Bonnet, Éditions Universitaires de Dijon, Presses Universitaires de Provence, Jean-Pierre LongrePour rappel : Gilles Bonnet, qui n’hésite pas à fréquenter les marges littéraires et artistiques, a publié en 2021 un ouvrage sur les œuvres littéraires écrites par des chanteurs du début du XXe siècle : Auteur-Compositeur-Interprète-Écrivain, L’âge de l’ACIÉ (2000-2020), aux Presses Universitaires de Provence. Ne pas oublier ce livre-carrefour qui n’exclut aucune zone culturelle.

 

http://eud.u-bourgogne.fr

https://presses-universitaires.univ-amu.fr

03/05/2019

Francis Bacon et Matthias Grünewald, souffrance et transformation.

Essai, anglophone, art, Francis Bacon, Rosamund Richardson, Blandine Longre, Paul Stubbs, Will Stone, Black Herald Press, Jean-Pierre LongreRosamond Richardson, « A terrible beauty ». Francis Bacon : discorder and reality / « Une beauté terrible ». Francis Bacon : désordre et réalité. Ouvrage bilingue, traduit de l’anglais par Blandine Longre. Postfaces de Paul Stubbs et Will Stone. Black Herald Press, 2019.

Rosamond Richardson (1945-2017), écrivaine éclectique, spécialiste entre autres de Dante et de T. S. Eliot, établit ici un rapport circonstancié entre les tableaux de Francis Bacon (1909-1992) et le retable d’Issenheim, de Matthias Grünewald (1475-1528), « œuvre hyperréaliste » dont Bacon, bien qu’athée, reconnut d’emblée « la grandeur ». Pour lui, écrit Rosamond Richardson, la chair souffrante est inextricablement liée à l’expérience de la vie même. « L’horreur de la crucifixion de Grünewald nous contraint à ressentir ce qu’être crucifié peut représenter, tout comme les toiles de Bacon nous contraignent à éprouver la noirceur et la violence de la condition humaine. Deux expériences également choquantes. ». La violence en question est toutefois source de transformation, et celle que Bacon décèle dans le retable et pratique dans ses œuvres peut être considérée comme une quête d’ordre religieux – et l’on sait combien le crucifix fut pour le peintre une image importante. Rosamond Richardson conclut son essai en imaginant « l’artiste vieillissant » voyant « des images de l’homme vaincu, mais aussi, dans les figures aux épouvantables difformités, la vision d’un esprit qui affronte et défie les Furies. ».

Essai, anglophone, art, Francis Bacon, Rosamund Richardson, Blandine Longre, Paul Stubbs, Will Stone, Black Herald Press, Jean-Pierre LongrePaul Stubbs, poète et philosophe, et Will Stone, poète et traducteur, tous deux amis de Rosamond Richardson, complètent ce volume avec deux « postfaces » qui sont en fait des essais sur l’écrivaine. Le premier, dans « L’amour et la crise religieuse », évoque les conversations qu’il avait avec elle sur le mysticisme, Pascal, Simone Weill, ainsi que la passion qu’il partageait avec elle pour Francis Bacon, et réfléchit à ce propos sur la nature de l’art : « Nous pensions tous deux, me semble-t-il, que tout artiste ou écrivain véritable doit (assurément ?) faire passer le cri avant le verbe ». Will Stone, dans « Le calvaire de Colmar. Un hommage à la vie spirituelle de Rosa Richardson », relate la découverte qu’il fit avec elle des œuvres de Matthias Grünewald réunies dans deux expositions temporaires à Colmar et Karlsruhe, « une expérience unique, qui représentait bien plus qu’une simple visite culturelle » pour celle dont Will Stone affirme que « ses écrits se nourrissent de philosophie, d’histoire, de poésie, pour ne citer que trois de ses passions. ».

Un essai principal et deux textes qui le complètent et se complètent entre eux : ce volume dense en forme de triptyque offre plusieurs pistes de réflexion : sur Francis Bacon et son cheminement artistique, sur le retable d’Issenheim et l’œuvre de Matthias Grünewald, et, surtout, sur la pensée de Rosamond Richardson, dans des perspectives essentiellement esthétiques et spirituelles.

Jean-Pierre Longre

https://www.blackheraldpress.com

09/08/2018

Des nouvelles de l’art

Nouvelle, francophone, Michel Arcens, Art, Alter Ego éditions, Jean-Pierre LongreMichel Arcens, Lena, Les désordres du Caravage et autres nouvelles, Alter Ego Éditions, 2018

« Le musicien est privilégié. Des sons, des harmonies. Rien d’autre. Il est dans un monde spécial. La peinture aussi devrait être à part ; sœur de la musique elle vit de formes et de couleurs. Ceux qui ont pensé autrement sont tout près de leur défaite. ». C’est ce que Paul Gauguin écrivit à sa fille, et que Michel Arcens rappelle dans sa nouvelle intitulée « Une sorte de bleu ». Sous ce titre (discret hommage à Alain Gerber ?), l’auteur relate « le dernier voyage » du peintre, qui arriva le 16 septembre 1901 sur l’île Marquise d’Hiva Hoa, où il « disparaissait », emportant « quelques mystères avec lui et cette sorte de bleu que possède la mer lorsqu’elle éclaire. ».

Michel Arcens a beaucoup écrit sur la musique et a, au moins deux fois, donné des nouvelles de l’art en s’inspirant de la peinture : dans La maison d’Hannah, dont les textes sont inspirés par les tableaux d’Edward Hopper, et ici, dans Lena, dont le titre est celui du texte bâti sur « les désordres du Caravage ». Autre peintre, autre destin pour un artiste qui, comme Monteverdi son contemporain, « met en cause les règles anciennes. » : « En rapprochant l’auditeur et le spectateur de la musique ou du tableau. / En tentant de les unir. En ne séparant rien. / Ni la vie ni la foi qui ne s’opposent pas. / En ne forçant pas le trait. / En étant humains de chair. / En étant « vrais », en étant vivants. / En disant le cours de cette vie, la chair qui les habite. / En éprouvant et faisant renaître l’épreuve. ».

Les textes, qu’ils soient directement consacrés à un artiste ou inspirés par des photographes (Pascal Ferro notamment), sont tour à tour ou à la fois de l’ordre du récit, de l’essai, de la méditation et de la poésie, à l’image du premier, « Sur le chemin de Santa Pau ». Couleurs et formes des paysages, profondeur des êtres, rythme de la prose, références artistiques, philosophiques, littéraires, suggestivité des évocations… Il y a tout cela et bien d’autres choses dans ce beau recueil, qui tient de l’art de l’instantané et de l’œuvre de longue haleine.

Jean-Pierre Longre

https://leseditionsalterego.wordpress.com