18/05/2016
Journal de l’hypermarché
Lire, relire: Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Seuil, « Raconter la vie », 2014, Folio, 2016
Rien de plus trivial, rien de plus nécessaire que de « faire ses courses » en grande surface, lieu de survie de l’espèce humaine dans le monde occidental actuel. De cette réalité quotidienne (ou, disons, hebdomadaire), Annie Ernaux a tiré une substance mi-sociologique mi-littéraire en tenant pendant un an le journal de ses passages à l’hypermarché Auchan de Cergy.
On retrouve dans cette relation régulière les sensations, les impressions que l’on éprouve en ces lieux sans leur prêter vraiment attention, en tout cas sans leur donner plus d’importance qu’aux gestes répétitifs d’une existence banale. On y retrouve aussi des contraintes et des agacements plus ou moins éprouvants (le caddie bancal, les bousculades dans des rayons surpeuplés, l’attente aux caisses, la déshumanisation des machines automatiques…), ainsi que la reproduction presque caricaturale des divisions sociales (hommes / femmes, jeunes / vieux, classes populaires / classes moyennes et supérieures). Paradoxalement, l’hypermarché est aussi comme un refuge, un lieu de plaisir personnel, sinon de fascination : « Je suis allée à Auchan au milieu de l’après-midi après avoir travaillé depuis le matin à mon livre en cours et en avoir ressenti du contentement. Comme un remplissage du vide qu’est, dans ce cas, le reste de la journée. Ou comme une récompense. Me désoeuvrer au sens littéral. Une distraction pure ». Une « distraction » qui fait prendre conscience de sa modestie et de son impuissance devant les interdictions diverses (de photographier, de consommer ou de lire sur place etc.) et devant le gigantisme : « L’hypermarché contient environ 50 000 références alimentaires. Considérant que je dois en utiliser 100, il en reste 49 900 que j’ignore ».
Sociologie et littérature, donc, devant ce qui relève à la fois de l’observation de soi et des autres dans un contexte qui dépasse l’individu : l’auteure est à la fois, sans honte affichée ni fausse modestie, dans le monde (la foule des acheteurs) et hors du monde, puisqu’il s’agit pour elle de prendre du recul par l’écriture. « Voir pour écrire, c’est voir autrement. C’est distinguer des objets, des individus, des mécanismes et leur conférer valeur d’existence ».
Jean-Pierre Longre
23:55 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, journal, autobiographie, annie ernaux, le seuil, jean-pierre longre | Facebook | |
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03/05/2013
Dans l’intimité du Cantor
Jean Miniac, Et ta main fermera mes yeux… Bach, journal intime, Fondencre, 2013
Le rayonnement de Jean-Sébastien Bach est tel que, souvent, on voudrait percer les secrets de son génie. Vœu irréalisable, bien sûr. Nous sommes voués à écouter (ou à jouer) sa musique, à nous laisser prendre par elle, tout en ayant conscience que jamais nous ne pourrons en mesurer la profondeur.
Percer les secrets du génie, non. L’imaginer dans ses réflexions, ses méditations, ses souvenirs, oui. Pour cela, il fallait un poète qui soit aussi un musicien (ou l’inverse). Jean Miniac, organiste et auteur de plusieurs recueils poétiques, réussit à plonger le lecteur dans l’intimité du Cantor – sans prétendre ni à l’exhaustivité ni à la vérité absolue, bien heureusement.
Et ta main fermera mes yeux… est donc le « journal intime » que Bach aurait pu écrire durant les derniers mois de sa vie. Il aurait pu tenter d’expliquer, par exemple, « pourquoi [il est] devenu musicien », se rappelant un air de son enfance qui le poursuit toujours et avouant sa « manie de la résolution » qui lui fait détester l’inachèvement. Il aurait pu écrire des pages sur le jeu de l’organiste, sur le contrepoint et les voix « mises en dialogue », sur l’univers clos du choral, sur la composition de la fugue, sur les fondements sacrés de sa musique… Il aurait pu évoquer avec pudeur et émotion la mort de Maria Barbara, sa première femme, ou la rencontre de la seconde, Anna Magdalena (en n’hésitant pas, pour l’occasion, à se décrire lui-même sur le mode burlesque).
Jean Miniac tient en quelque sorte la plume du compositeur, en connaisseur et en écrivain. La poésie et la musique fondent ces pages, comme elles fondent l’existence de Jean-Sébastien Bach. Qu’on en juge tout simplement par ces quelques lignes : « J’aime l’eau lustrale qui baigne les accords épanchés du fond du cœur. J’aime leur intense vibration parcourant les cordes qui relient le cœur à la structure même du clavier – et presque nonchalamment – déjà entaché de cette même vibration (les pleurs aussi la ravivent) ; j’aime tout ce qui nous fait bruire, sentir, résonner, palpiter, ondoyer, j’aime les pleurs de l’eau (ou ses murmures), la caresse du vent (ou sa colère), la fureur de l’océan (ou son apaisement) – tous ces excellents maîtres qu’enfant déjà j’aimais appeler : « Mes instituteurs sauvages ». Je leur dois la vie, comme à Dieu même ; tout le reste n’est que broutilles et poussière, acharnement de niais, conquête du vide ».
Jean-Pierre Longre
09:59 Publié dans Littérature et musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, journal, musique, francophone, jean-sébastien bach, jean miniac, fondencre, jean-pierre longre | Facebook | |
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05/03/2013
Les déambulations d’un érudit
Pierre Brunel, Rue des Martyrs, Les éditions du littéraire, 2012
En adoptant le genre, le rythme et le ton du journal personnel, Pierre Brunel s’écarte apparemment de sa vocation de professeur dont les multiples publications sont des références indispensables à la recherche littéraire. Mais il ne rompt pas avec elle. Car toutes les chroniques, tous les rappels, tous les mystères dévoilés qui peuplent ces pages sont d’un grand lecteur, d’un érudit sans cesse à l’affût d’anecdotes littéraires ou historiques, d’un érudit qui se plaît parfois à laisser échapper quelque confidence.
Profitant des promenades de l’auteur dans ce quartier de Montmartre (le Mont des Martyrs) qu’il affectionne, nous croisons aussi bien Rimbaud que Napoléon, Nerval qu’Octave Mirbeau, Mérimée que Victor Hugo, Dreyfus que Zola, Baudelaire que Péguy, André Breton que Georges Duhamel, Edgar Quinet qu’Offenbach (on en passe), et aussi nous faisons la connaissance de Jean-Claude le boucher, de Léon Cladel (auteur des Martyrs ridicule) et d’autres obscurs…
Comme on passe sans raison consciente d’une rue à l’autre, comme on tourne au hasard à gauche plutôt qu’à droite et inversement, Pierre Brunel nous fait passer d’un sujet à l’autre, au gré des rapprochements d’idées et des méandres de la mémoire.
« Et sans un plan sous les yeux
on ne comprendra plus
car tout ceci n’est qu’un jeu
et l’oubli d’un temps perdu »,
a écrit Queneau, qui comme Apollinaire s’y entendait en « antiopées » et a si bien couru les rues de Paris. Ici, le hasard, certes, joue son rôle ; mais il tourne toujours autour des martyrs et de leur rue.
C’est avec les délices mesurées des promenades à pas comptés que nous suivons les itinéraires dans l’espace et dans le temps proposés par l’auteur. À le lire, on a le sentiment que cette rue des Martyrs résonne de rencontres sans lesquelles notre patrimoine ne serait pas ce qu’il est. Et, semble-t-il, elle attire toujours autant qu’aux siècles passés, celle que chantait encore récemment François Hadji-Lazaro dans une rocailleuse et truculente chanson, « Dans la salle du bar-tabac de la rue des Martyrs ».
Jean-Pierre Longre
15:48 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : journal, récit, francophone, pierre brunel, les éditions du littéraire, jean-pierre longre | Facebook | |
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