02/09/2024
Le train des inscriptions
Paul Lambda, La petite robe noire du néant, Cactus Inébranlable éditions, 2024
Comment écrire une chronique sur un livre qui, à l’instar de ceux qu’a publiés Paul Lambda auparavant, est découpé en de multiples « inscriptions » (comme le grand Scutenaire appelait ses petites phrases) ? Tout simplement en prenant le droit de reproduire quelques-uns des morceaux après avoir picoré çà et là ou, mieux, avoir tout lu à la suite, au risque, avouons-le, de se donner le tournis.
Prenons donc le train en marche, s’il veut bien se manifester (car « un passager sur un quai désert est une image de l’éternité, surtout si le train ne vient pas ») ; l’éternité, une idée de la mort en général, ou de morts particulières : « Finir à la fosse commune, cauchemar du misanthrope », mais « Mourir en riant est-il consolatoire ? « ; tentons donc de vivre en riant, même si le rire est coloré de noir : « Il pousse la délicatesse à faire en sorte que, lorsqu’il partira, personne ne le regrette. », ou : « Le ciel lui tomba sur la tête mais heureusement le sol se déroba sous ses pieds. » ; noir comme la « petite robe » et son élégance qui se passe de mots : « Le silence est la petite robe noire de la beauté humaine. »
Il y a les assertions, et il y a les dialogues, qui parfois poussent aux retranchements interrogatifs (« - L’amour sauvera le monde. / - Quand ? » ; « - Je veux la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. / - Quelle version ? »), ou à la tranquillité (« - Je suis venu avec mon ennui, j’espère que cela ne vous dérange pas. / - Pas du tout ! On le fera dîner en bout de table avec le mien. »). Parfois aussi, le questionnement philosophique s’impose : « Quelle est la pire, la culpabilité ou la bonne conscience ? » Parfois encore, passe comme un ange un léger haïku lesté d’un brin de poésie : « Soleil et vent / jouent à faire miroiter / les peupliers. » ; « Trois arbres jaunes / à l’angle de trois rues grises / éclairent mon chemin. » Et l’humour, toujours, qui donne à réfléchir : « C’est quand les gens m’écoutent que je n’ai plus rien à dire. » ; « Alors le temps, suspendant son vol, s’écrasa au sol. »
Si nous nous écoutions, nous n’en finirions pas de citer. Alors ne nous écoutons plus, finissons-en. Et rassurons l’auteur, qui tente lui-même de le faire : « Si l’on ne parle pas beaucoup de mes livres, c’est sûrement qu’on est trop occupé à les lire. »
Jean-Pierre Longre
19:50 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aphorisme, francophone, paul lambda, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
22/12/2023
Sous la surface des mots
Paul Lambda, Les icebergs de la mélancolie, Cactus Inébranlable éditions, 2023
Chacun sait qu’une bonne partie des icebergs reste mystérieusement cachée sous la surface de l’eau. De la même manière, une bonne partie de la mélancolie de Paul Lambda navigue sous la surface des mots qui, assemblés et concentrés avec virtuosité en micro-textes, forment ce nouvel ouvrage. Ce « gentleman-flâneur », toujours sur le qui-vive, a le don de saisir au vol tout aphorisme passant à sa portée, et n’a pas son pareil (sinon la petite troupe de ses semblables menée par Scutenaire et Chavée) pour le coucher sur le papier.
Jouant souvent avec l’épaisseur polysémique, voire homonymique des mots (« Celui que je suis a cessé de m’attendre. »), les textes fulgurants laissent entrevoir de vastes espaces poétiques (« La montagne, pour ne pas me voir partir, s’est couverte de brume. » ; « C’est moi qui ralentis ou les nuages qui se pressent ? » ; « Il pleut sur la rivière comme du temps sur le temps. »), et parfois Verlaine n’est pas loin (« Console-toi mon bel oiseau, depuis ta cage tu peux voir le ciel. »), et à propos d’oiseau, cas désespéré : « Si tu laisses la cage ouverte, il reviendra ».
Si l’on veut de l’humour, toutes les précautions sont prises : « Quand l’humour est trop grinçant, il faut ajouter de l’huile », et ce n’est pas ce qui manque, l’humour, du genre érotico-sentimental (« Nos ombres ses sont mêlées, c’était bon. ») ou philosophico-absurde (« - La vérité, c’est que la liberté n’existe pas. / - Oui, mais si la vérité n’existe pas ? »). Et parfois on touche à des abîmes sociologico-mondiaux (« Trop d’humains tue l’humain »), voire à un mysticisme tout personnel mais qui ferait bien d’être universel : « Quoi ? Ce ne serait pas Dieu qui aurait créé le rire ? ».
Sans cela, l’angoisse risque de nous étreindre (« Pour plus de sûreté, la ligne d’horizon fut électrifiée. » ; « Il ferma les yeux mais dut les rouvrir : à l’intérieur c’était pire. »), même quand elle se laisse aller à la susdite polysémie (« Je tue le temps, mais ce n’est que légitime défense. »). Car souvent, la vie n’est que désillusion (« Elle ne m’a pas vu, elle a juste regardé si je la regardais. » ; « -J’ai acheté votre livre. / – Ah oui ? IL vous a plu ? / - Je ne sais pas, je l’ai offert. »). Tout de même, laissons-nous aller à l’optimisme : « C’est fou ce qu’un sourire sincère produit de lumière. » Et en toute sincérité, on sourit, on rit même, en se laissant aller à la mélancolie lumineuse (bravons l’oxymore) des icebergs de Paul Lambda.
Jean-Pierre Longre
18:46 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aphorisme, francophone, paul lambda, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
01/06/2023
« Je tire mon irrévérence »
André Stas, Je pensai donc je fus, Cactus Inébranlable éditions, 2021
Quel meilleur éloge funèbre que cet aphorisme d’André Stas lui-même, décédé le 26 avril dernier à l’âge de 73 ans ? Et quelle belle inspiration le Cactus Inébranlable, avec la permission de l’auteur, a-t-il eue de publier les « Aphorismes complets, 1993-2023 » de celui qui, comme je l’écrivais naguère, à la fois belge et surréaliste (c’est ô combien compatible), pataphysicien et humoriste, digne successeur de Nougé, Scutenaire, Chavée ou Blavier, est en somme un écrivain qu’on ne se lasse pas de lire !
Et là, on ne risque pas de se lasser : quasiment 380 pages dans lesquelles puiser une infinité de morceaux de littérature – proverbes et dictons détournés, sentences provocatrices, formules satiriques et malicieuses, calembours et contrepèteries… Après les « coups de chapeaux » bien ciblés de plusieurs de ses amis et un beau portrait dessiné par Roland Topor, et avant un ultime chapitre de « rab » dans lequel figurent un certain nombre de citations de congénères du passé et du présent, tels Gorges Brassens, savoureux (« Je suis anarchiste au point de toujours traverser dans les clous afin de n’avoir pas à discuter avec la maréchaussée. ») ou « l’immense Scut » (« Souvent, au lieu de penser, on se fait des idées. »), après et avant, donc, il y a l’œuvre elle-même, rassemblant les aphorismes extraits d’une bonne quantité de recueils, dont les titres sont en eux-mêmes tout un programme de jeux verbaux (voyez, par exemple, « Les Radis artificiels », « Les Bornes reculées », « Le décollement de la routine », « Le pas sage à l’acte » etc.).
Évidemment, Je pense donc je fus ne se lit pas comme un roman, tout d’un trait de la première à la dernière page. Et c’est tant mieux, car il y a de quoi picorer à satiété, dans tous les domaines. Au choix : les aveux d’un pessimiste (« Si mon humour est noir, c’est pour éviter que les idées le soient », « Écrire pour ne pas pleurer ») ou les constats presque définitifs (« D’un point à l’autre, souvent la ligne droite est le chemin le plus emmerdant »), les fausses citations (« - Existentiel mon mari ! Simone de Beauvoir ») ou les maximes larochefoucaldiennes (« Faire de l’esprit n’est pas nécessaire quand on en a », « Pour garder le moral, il faut d’abord rire de soi »), la parodie (« Un seul être vous manque et les bars vous attendent / Un seul être vous manque, mais en voici un autre |…] ») et, bien sûr, les jeux de mots (« Ineptes scies », « Qui trop embrase, mal éteint », « Mon sport : J’écris, je dessine. Je m’aère au Bic », « Et Dieu créa la flemme (le septième jour) »)… On voudrait en citer d’autres, beaucoup d’autres, quitte à céder à une subjectivité immodérée. Disons donc : il y en a pour tous les goûts, et pour tous ls prolongements possibles. L’œuvre d’André Stas est achevée, elle reste infinie.
Jean-Pierre Longre
Parmi les autres parutions récentes du Cactus Inébranlable :
Mario Alonso, Bandes réfléchissantes
« Jouant avec les codes du genre aphoristique, Mario Alonso continue de fustiger le petit esprit en dynamitant les idées reçues à la faveur d’une poésie toujours aussi stimulante, tout comme nous avions pu le découvrir dans son premier recueil Lignes de flottaison, paru en 2021. »
Christophe Esnault, Hilarité confite suivi de Cas contact de cas social
« Soucieux de santé, ça ne les dérangeait pas trop pourtant au gouvernement, les burn-out et les suicides dans l’Éducation nationale, les grèves de la faim ou les défenestrations des médecins alertant sur le manque de moyens. »
18:56 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aphorisme, francophone, belgique, humour, andré stas, mario alonso, christophe esnault, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
07/12/2021
« L’aphorisme, cette phrase solitaire »
Paul Lambda, Le désespoir, avec modération, Cactus Inébranlable éditions, 2021
Le titre de l’ouvrage nous l’indique : il faut le consommer à doses raisonnables, comme l’alcool, comme les médicaments, et c’est ainsi que le désespoir peut se muer en plaisir. Et disons-le, la forme encourage ce type de consommation, l’aphorisme étant forcément isolé de ses congénères – ce qui fait que tout résumé de ce genre de livre est impossible.
Tout juste pouvons-nous déceler des retours thématiques ou formels, et les illustrer. La subtilité (« Ils n’ont rien fait de l’après-midi mais apparemment ce n’est pas le même rien. ») n’est pas éloignée de l’absurde (« Ce n’est pas vraiment de leur faute, tu sais : comment auraient-ils pu prévoir qu’en se rencontrant, ils se traverseraient ? »), et la poésie (« Un silence plein de cigales » ou « En attendant la fin du monde, la bruyère est en fleurs. ») voisine avec l’humour (« – Oh vous savez, je ne suis rien ni personne. – Prétentieux. » ou « Le temps fuit et ce plombier qui ne vient pas. ») ; il faut dire que « La poésie ne sert à rien mais elle y contribue. » Et lorsque le fantastique est trop affolant (« Catastrophe ! La montagne a fondu avec la neige. »), c’est la philosophie qui prend le pas (« Le suivant tel un caniche bien dressé, son destin. » ou « J’ai une mauvaise et une bonne nouvelle : j’ai trouvé le sens de la vie, il n’y en a aucun. »)
On surprend çà et là quelques mots qui résument l’enjeu du livre et l’ambition plus ou moins claire de l’auteur : « J’ai le monde au bout de la langue. » Et c’est vrai, mine de rien, le monde entier s’impose dès le début grâce aux mots, puisqu’on commence avec deux événements d’importance (des oiseaux qui s’envolent, d’autres qui se posent) arrivant en même temps à Paris et au Mexique ; il y en a d’autres, qui nous font « enjamber l’horizon », entre Budapest et Gdansk ou entre le Groenland et Berlin… Il paraît que Paul Lambda, qui est aussi l’auteur, entre autres, du Cabinet Lambda, 5014 citations à siroter, croquer, injecter ou infuser, n’est ni belge ni surréaliste. Osons dire que, pourtant, il mériterait de l’être.
Chez le même éditeur : André Stas, Tout est relatif (et tondu) ; Patrick Henin-Miris, Zadigacités
Tout est relatif (et tondu) est un livre signé par un auteur qui, lui, est à la fois belge et surréaliste, pataphysicien et humoriste, digne disciple de Nougé, Scutenaire, Chavée ou Blavier… Lui nous l’avoue tout crûment, « Les recueils d’aphorismes sont des œuvres de cabinet. » (à comprendre comme on le sent), et relativise l’ambition de la création littéraire : « Les cons signent. Et on devrait les respecter… » C’est tout à sa gloire.
Zadigacités vient aussi d’être publié par le prolifique Cactus Inébranlable. Pas d’aphorismes, cette fois, mais des sortes de contes très courts (une demi page au maximum). Pour terminer cette chronique, voici un encouragement à la lecture, intitulé « Voyage » : « Partout on repeignait les façades en vives couleurs. On plantait des arbres, et surtout des fruitiers pour l’été ou l’automne. On ouvrait des routes qui menaient à de vastes paysages de mer ou de montagne. De nombreux personnages lumineux et désirables se promenaient de tous côtés, comme sur une riche scène de théâtre. Il n’en revenait pas de toutes ces merveilles, la tête lui tournait, et il n’avait encore lu que trois pages. » Poursuivons avec lui.
Jean-Pierre Longre
16:18 Publié dans Humour, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aphorisme, conte, humour, francophone, paul lambda, andré stas, patrick henin-miris, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
29/01/2021
Les jeux du bref
Jean-Philippe Querton, Délit d’initiales, Cactus Inébranlable éditions, 2020
« - Et comment faites-vous, Monsieur l’éditeur, pour vous détendre de ce travail si harassant ?
- J’écris des livres. »
Jean-Philippe Querton étant éditeur, on peut donc penser que ce petit livre si dense est pour lui une manière d’amusement. C’est un fait : l’humour, les jeux (de mots et d’idées) forment l’ossature principale de ces 90 pages, qui sous le prétexte de la « détente » sont soupçonnables d’être le fruit mûr d’un travail de longue haleine. Certes, il y a de nombreux jeux du genre : « Si tu prêtes à confusion, tu ne risques pas d’être remboursé de sitôt », « Bénévole à l’étalage » ou, dans un registre un peu différent : « L’honneur ? Vous m’en mettrez juste un doigt. » Mais pas que cela.
En préambule, l’auteur pose une « question d’organisation » : ranger les aphorismes dans un ordre précis, par rubriques, ou les laisser aller en un « joyeux bordel » ? Entre l’ordonnancement à la Perec et « le foutraque » à la Scutenaire, il choisit (on pouvait d’y attendre) le Belge, d’ailleurs plusieurs fois évoqué dans le recueil. C’est donc au lecteur de s’y laisser perdre, ou de s’y retrouver en repérant quelques motifs récurrents. Accompagnant le ludisme et l’humour, il y a une petite dose de morale teintée d’ironie (« Elle était fort généreuse dans sa manière de mettre en scène sa générosité », ou « La réalité, c’est qu’on n’a pas tous la même »), et une bonne dose de poésie : sous forme de haïkus (ici nommés « haïkouilles », par pudeur sans doute), de métaphores bucoliques (« Seul l’oiseau saisit le sens des phrases lancées en l’air ») ou de variation musicales sur des « Impressions de salon (du livre »).
Justement, la vie littéraire figure ici en bonne place, dans une sorte de « pessimisme rigolo » (oui, Jean-Philippe Querton cultive volontiers l'oxymore et le paradoxe). La « vie d’éditeur » (titre de plusieurs aphorismes), celle du livre lui-même, qui « demeure imperturbable dans une armoire, un grenier ou mieux encore la bibliothèque, […] s’accommode de nombreux déménagements, […] ne se formalise pas des pages écornées, des notes dans les marges ni même des gros surlignages multicolores… » Et aussi la vie de l’auteur de ces lignes et de ses semblables : « Fuyez, fuyez les critiques littéraires autoproclamés ! » Qu’on se le dise, et qu’on aille directement lire Délits d’initiales !
Jean-Pierre Longre
19:37 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aphorisme, humour, francophone, jean-philippe querton, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
04/10/2020
Récidiviste
Jean-Jacques Nuel, Chassez le mégalo, il revient à vélo, Cactus Inébranlable éditions, 2020
En 2018, à propos du Journal d’un mégalo, j’écrivais ceci : « Le mégalo dévide ses aphorismes sur tous les tons, dans tous les registres, du premier degré (sait-on jamais ?) au énième, de la gloriole à l’autodérision en passant par l’autosatisfaction apparente ou l’absurde profond. Tout cela, bien sûr, conduit par l’amour des mots » ; et encore ceci : « Je m’aperçois que ma chronique n’en est pas une ; plutôt un patchwork de citations. Comment faire autrement ? Comment rendre la saveur de ces texticules dont chacun renferme sa propre originalité substantielle et comique ? ».
Que dire d’autre sur ce retour « en vélo » (et « au galop »), sinon que l’humour et la satire s’en donnent encore à cœur joie, avec une lucidité à toute épreuve? Car Jean-Jacques Nuel ne fait pas « partie des génies qui s’ignorent ». Bon, n’exagérons rien. On trouve à boire et à manger dans cette succession de phrases dont on serait encore tenté de citer un bon nombre. Du genre : « J’ai recruté une femme, deux enfants et un chien pour faire des photos de famille dans Paris-Match », ou « J’ai entamé une traversée du désert, suivi par une caravane publicitaire »…
Mais ne tombons pas dans le travers signalé ci-dessus, et enrichissons-nous, car « Heureux les pauvres d’esprit, ils vont s’enrichir à la lecture de mon livre », et laissons l’auteur s’épanouir dans l’écriture, car, avoue-t-il, « Vivre ne m’a jamais suffi ».
Jean-Pierre Longre
23:00 Publié dans Humour, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aphorisme, francophone, jean-jacques nuel, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
15/10/2018
Les drôles de ravages de l’amour-propre
Jean-Jacques Nuel, Journal d’un mégalo, Cactus Inébranlable éditions, 2018
En cinq chapitres, comme cinq étapes d’une vie bien remplie par soi-même, le mégalo dévide ses aphorismes sur tous les tons, dans tous les registres, du premier degré (sait-on jamais ?) au énième, de la gloriole à l’autodérision en passant par l’autosatisfaction apparente ou l’absurde profond. Tout cela, bien sûr, conduit par l’amour des mots. Cet amour-là bien plus que l’amour-propre, d’ailleurs, avec un ludisme savoureux. Par exemple : « Je ne suis ici-bas que de passage, mais vous allez me sentir passer. » ; « Aussi loin qu’il m’en souvienne, j’ai voulu vivre au-dessus des moyens. » ; « À force d’attendre des jours meilleurs, le meilleur des jours est passé. ».
Ne nous leurrons pas. Chez tout écrivain, chez tout artiste, l’ego atteint une certaine dimension. Mais Jean-Jacques Nuel passe le sien au crible de l’humour, de la satire, de l’autobiographie, voire de la philosophie. L’humour ? Il fuse à tous les coins de pages, en général aux dépens du scripteur, jusqu’au bout : « Les rats de bibliothèque seront les derniers à veiller sur mon œuvre. ». La satire ? Surtout celle des personnalités en vogue : « Je signe, sans les lire, toutes les pétitions pour faire circuler mon nom. », ou encore : « Je veux bien soutenir gratuitement toutes les causes humanitaires et caritatives, à condition d’être bien placé sur la photo. ». L’autobiographie (ou passant pour telle) ? « Je n’ai pas d’ami d’enfance, car l’enfance ne fut pas une amie. ». La philosophie ? Celle qui recourt à la logique : « On naît sans expérience de la vie ; on meurt sans expérience de la mort. » ; « La fuite du temps prouve qu’il est coupable. », ou à la phénoménologie : « Fermant les yeux je congédie le monde. » et à l’absurde : « J’ai trouvé le secret de l’immortalité, que j’emporterai dans ma tombe. ». Le jeu des mots confine parfois à la morale pessimiste d’un La Rochefoucauld qui écrirait avec une verdeur d’aujourd’hui : « La convivialité, c’est vivre avec des cons. ».
Arrivé à ce stade, je m’aperçois que ma chronique n’en est pas une ; plutôt un patchwork de citations. Comment faire autrement ? Comment rendre la saveur de ces texticules dont chacun renferme sa propre originalité substantielle et comique ? En guise de conseil au lecteur, suivons pour conclure celui de l’auteur : « Lisez mon livre moins vite, pour faire durer votre plaisir. ».
Jean-Pierre Longre
11:04 Publié dans Humour, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aphorisme, francophone, jean-jacques nuel, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
19/05/2011
Du fond des insomnies
Radu Bata, Mines de petits riens sur un lit à baldaquin, Éditions Galimatias, 2011.
À paraître en mai 2011
Voilà de « petits riens » qui disent beaucoup, venus comme par la grâce du rêve, comme saisis en plein sommeil, en réalité vus, revus, travaillés, retravaillés dans un style qui ne doit rien au hasard. Le nom de l’éditeur, d’ailleurs, s’il cède au plaisir de la parodie, évoque par antiphrase l’amour d’une langue acquise tendrement et obstinément, avec laquelle on peut se permettre de jouer sans lui manquer de respect – comme en témoignent la dédicace et plusieurs mentions contenues dans le recueil.
Le recueil ? Comment nommer autrement un ouvrage aux genres aussi divers que les sujets abordés – même si tous sont attachés par les liens du sommeil et des images qui le peuplent, ce sommeil qui fait l’objet d’autant de définitions que, devine-t-on, de nuits passées à l’élucider, comme on passe sa vie à tenter de percer le mystère de la mort. Genres divers : journal nocturne, souvenirs fantasmés, essai cioranesque, conte merveilleux, nouvelle fantastique, fable morale, récit de rêve, jeu verbal, poésie versifiée, prose introspective, traduction… Le tout assorti d’un goût avéré pour les définitions, les inventaires, les listes, dans une tentative d’épuisement des significations : non seulement celles du grand sommeil noir et de ses accessoires, mais aussi celles de l’insomnie, d’où tout provient.
La diversité générique s’assortit, comme on peut s’y attendre, d’une pluralité thématique. Surgissant des profondeurs de la vie nocturne, viennent nous faire signe, çà et là, un ange gardien, le vin vivant sa vie multiple, de beaux hommages (à Ben Corlaciu, écrivain, ami de la famille, à Enrique Vila-Matas…), des bribes d’existence quotidienne, et bien sûr de nombreuses résonances autobiographiques, où l’enfance, la Roumanie, « l’exil permanent » prennent une place discrète et émouvante. Résonances autobiographiques et, dirons-nous, autolinguistiques. Car le changement de langue, le « troc linguistique » est au cœur des textes. « Hormis quelques moments d’enchantement, le passage dans une autre langue est un exercice douloureux ».
Ce « journal de bord judicieusement déraisonnable » met en scène un « amour immodéré pour les mots » que Radu Bata fait abondamment partager à son lecteur. Vu de l’entre-deux-langues, le français se prête à la redécouverte, à la mise en perspective, aux effets d’assonances et d’allitérations, à l’« orage lexical », aux détournements, aux variations sémantiques et typographiques, dans une jubilation qu’entache à peine la désagrégation finale. Et le renouvellement de la langue s’assortit d’une intertextualité tout azimut : l’écriture est celle d’un grand lecteur, qui ne se prive pas de glisser la littérature universelle entre les lignes de son invention : allusions, citations, références, démarquage, parodie voire satire, tout y passe et beaucoup, sûrement, nous échappe.
Radu Bata, dont les publications précédentes (Fausse couche d’ozone, Le rêve d’étain) avaient déjà réjoui un public choisi, propose ici une réflexion en forme de puzzle, dans laquelle se livrent combat le pessimisme et la joie de vivre, la résignation et l’espoir, le cauchemar et l’utopie, le sommeil et la veille. Au bout du compte, le gagnant est le langage, cet « idiome intérieur » que l’auteur, généreusement, laisse à notre disposition.
Jean-Pierre Longre
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03/07/2010
Images de l’amertume
Emil Cioran, Aphorismes traduits en rébus par Claude et Chris Ballaré, préface de Frédéric Schiffter, Finitude, 2009
Le rébus met en images non seulement les mots, mais aussi les sons. Créant des images, il crée d’autres mots, et le hasard, complété par l’imagination des auteurs, fait parfois admirablement les choses : inaugurer l’amertume (et le livre) avec une lame de rasoir, c’est une trouvaille… Bien sûr, une vache en train de meugler pour traduire la syllabe « me » ou un nœud pour traduire le « ne » illustrent la prédominance de l’image sur le son, de l’imagination sur la lettre ; et c’est tout le charme du rébus, surtout lorsque les objets qu’il donne à voir, comme ici, sont délicieusement kitsch.
Pourquoi Cioran ? Sans doute parce que l’auteur du Précis de décomposition a le sens de la formule percutante ; mais il n’est pas le seul. Le goût des illustrateurs ? Sans doute. Alors on sent une accointance entre les suites de dessins souvent énigmatiques (bien que les objets pris séparément soient clairement identifiables) et les suites de mots, dont la construction vigoureuse et provocatrice ne peut laisser indifférent. Chaque objet, chaque mot, chaque son est d’une simplicité enfantine ; mis ensemble, ils se « décomposent » les uns les autres, et leurs combinaisons deviennent désespérément mystérieuses. L’œuvre est accomplie.
Jean-Pierre Longre
19:12 Publié dans Essai, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aphorisme, dessin, francophone, cioran, ballaré, finitude, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |