30/07/2023
Vers quelle destination ?
Jean Miniac, Notre traversée, Éditions Conférence, 2023
Destination, destinée, destin… Si comme on le dit la vie est un voyage, Jean Miniac nous emmène dans une « traversée » qui va bien au-delà du cliché. Dans les vingt et un chants de son épopée, une Odyssée d’aujourd’hui et, tout bien réfléchi, de tout temps, les vers, les phrases, les mots, les rythmes, les sons nous poussent au « souffle venu du large », sur « cette eau / insinuante / insinuée », comme Ulysse dans sa navigation louvoyante vers Ithaque.
Destination… destin… Toutes les composantes du « désir / de vivre » sont là : l’amour, bien sûr, qui « n’est pas une réponse ; / Il ouvre des corridors de questions / Dans lesquels on s’engage, tremblant » ; la solitude qui accompagne la douleur et la maladie ; la mort même, dont l’incertitude inquiète ; mais aussi la bonté, l’attention aux autres, particulièrement à ceux que l’on dit « problématiques » ; une attention aux « visages / Où plonger ». Car « De limite il n’y en a pas. / C’est la mer vivante / […] Nous effectuons – à la mesure de nos erreurs, nos tâtonnements – / Notre traversée. De l’autre. / Des autres. »
Surtout, ne l’oublions pas, cette « traversée » est un vaste poème, dont les vers libres (libres comme les navigateurs) ou les amples versets (amples comme la navigation) sont des composantes vivantes, qui peuvent avancer à grandes enjambées (« Car un semblant d’amitié nous retient malgré tout / De rompre, définitivement, / Avec ce que nous serions tentés d’appeler / Notre pauvre vie… ») ou faire halte pour s’extasier sur une merveille naturelle (« Le murmure des eaux est cerné de silence »). S’arrêter parfois, oui, mais momentanément ; et il faut laisser l’initiative à la jeunesse : « La jeunesse n’a rien à raconter, car elle a tout à vivre ; / Elle édifie la syntaxe vivante de ses actes ». Et c’est ainsi qu’on peut le penser : « Il n’y a pas de fin au poème ». Au poème de la vie.
Jean-Pierre Longre
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11/01/2021
« À l’école de l’enfance »
Jean Miniac, Béquille d’école, éditions Conférence, 2020
Ils sont quelques élèves de cours préparatoire à être « accompagnés », après la classe, au sein d’un atelier de lecture et d’écriture, dans le but de lever leurs difficultés. Dans cette école parisienne située en REP (réseau d’éducation prioritaire), nous faisons la connaissance d’Audrey, Jade, Yacine, Mathis, Adama, Ismaël, Alinaya, et nous rencontrons aussi Madame la Directrice et les enseignants, pleins de bonne volonté et, s’ils sont gagnés par la fatigue, portés par l’espoir, des parents parfois démunis, parfois méfiants, ainsi que le REV (ne nous méprenons pas, le « Responsable éducatif ville », qui veille sur la sécurité et gère les problèmes matériels…). Et il y a l’auteur, qui n’en est pas à son premier livre, loin s’en faut, mais qui en l’occurrence raconte son expérience d’accompagnateur (j’allais dire de « simple » accompagnateur, mais non ; c’est au contraire une expérience fort complexe !), l’auteur, donc, qui décrit ses activités quotidiennes avec des enfants dont l’apprentissage de la lecture et de l’écriture les aidera à franchir les barrières que la vie a dressées devant eux.
Ce pourrait être un compte rendu à caractère socio-psychologique, voire un traité de pédagogie. Si ces motifs sont présents dans ces pages, en clair ou en filigrane, ils n’en sont pas les éléments premiers. Tous ces textes brefs, formés de courts paragraphes s’apparentant à des versets, donnent un ensemble de variations (plus « coda ») tenant autant de la poésie en prose que de la narration. La poésie s’insinue même dans la tâche effectuée, « au carrefour de nos interactions » : « Le propre d’une activité de service, c’est que celui qui l’accomplit s’y oublie complètement. / La poésie devrait être ainsi. C’est sa vocation. »
Le travail quotidien de l’« accompagnateur », comme celui du personnel enseignant et administratif, peut paraître ingrat, comme en un éternel recommencement qui abolirait le courage. Décourageant, oui, parfois. « Mais l’espoir est plus fort que tout savoir, que toute conviction d’échec. » C’est ce que met en avant l’ouvrage de Jean Miniac : rien n’est définitif, et ces enfants qui paraissent en perdition forment une communauté dont chaque membre, soudé aux autres, forge son apprentissage et bâtit son destin, aidé en cela par l’adulte bienveillant et lucide qui, lui-même, se sent en retour « à l’école de l’enfance ». Et c’est poétiquement que celui-ci rend compte des transformations auxquelles il assiste, dont il se sent partie prenante. « Ces enfants qui ne partaient jamais ; ces enfants qui restaient ancrés dans le port circonscrit de leur entourage, de leur quartier, dans le havre de quelques rues… ils étaient en voyage, à présent… / Avaient-ils jamais cessé de l’être, pour peu que l’on écoute, en sourdine, leurs routes fuyantes, tapies sous chacun de leurs pas ? Les sillons qui s’y dessinent, leurs brusques inflexions de cap, non voulues, non réfléchies, simplement existantes. / Simplement nécessaires. / Comme l’élément qui les porte. »
Jean-Pierre Longre
22:55 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, poésie, francophone, jean miniac, éditions conférence, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
03/05/2013
Dans l’intimité du Cantor
Jean Miniac, Et ta main fermera mes yeux… Bach, journal intime, Fondencre, 2013
Le rayonnement de Jean-Sébastien Bach est tel que, souvent, on voudrait percer les secrets de son génie. Vœu irréalisable, bien sûr. Nous sommes voués à écouter (ou à jouer) sa musique, à nous laisser prendre par elle, tout en ayant conscience que jamais nous ne pourrons en mesurer la profondeur.
Percer les secrets du génie, non. L’imaginer dans ses réflexions, ses méditations, ses souvenirs, oui. Pour cela, il fallait un poète qui soit aussi un musicien (ou l’inverse). Jean Miniac, organiste et auteur de plusieurs recueils poétiques, réussit à plonger le lecteur dans l’intimité du Cantor – sans prétendre ni à l’exhaustivité ni à la vérité absolue, bien heureusement.
Et ta main fermera mes yeux… est donc le « journal intime » que Bach aurait pu écrire durant les derniers mois de sa vie. Il aurait pu tenter d’expliquer, par exemple, « pourquoi [il est] devenu musicien », se rappelant un air de son enfance qui le poursuit toujours et avouant sa « manie de la résolution » qui lui fait détester l’inachèvement. Il aurait pu écrire des pages sur le jeu de l’organiste, sur le contrepoint et les voix « mises en dialogue », sur l’univers clos du choral, sur la composition de la fugue, sur les fondements sacrés de sa musique… Il aurait pu évoquer avec pudeur et émotion la mort de Maria Barbara, sa première femme, ou la rencontre de la seconde, Anna Magdalena (en n’hésitant pas, pour l’occasion, à se décrire lui-même sur le mode burlesque).
Jean Miniac tient en quelque sorte la plume du compositeur, en connaisseur et en écrivain. La poésie et la musique fondent ces pages, comme elles fondent l’existence de Jean-Sébastien Bach. Qu’on en juge tout simplement par ces quelques lignes : « J’aime l’eau lustrale qui baigne les accords épanchés du fond du cœur. J’aime leur intense vibration parcourant les cordes qui relient le cœur à la structure même du clavier – et presque nonchalamment – déjà entaché de cette même vibration (les pleurs aussi la ravivent) ; j’aime tout ce qui nous fait bruire, sentir, résonner, palpiter, ondoyer, j’aime les pleurs de l’eau (ou ses murmures), la caresse du vent (ou sa colère), la fureur de l’océan (ou son apaisement) – tous ces excellents maîtres qu’enfant déjà j’aimais appeler : « Mes instituteurs sauvages ». Je leur dois la vie, comme à Dieu même ; tout le reste n’est que broutilles et poussière, acharnement de niais, conquête du vide ».
Jean-Pierre Longre
09:59 Publié dans Littérature et musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, journal, musique, francophone, jean-sébastien bach, jean miniac, fondencre, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |