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09/04/2021

« Tout est réel, toujours »

Roman, Roumanie, Mircea Cărtărescu, Laure Hinckel, les Éditions Noir sur Blanc, Jean-Pierre LongreMircea Cărtărescu, Solénoïde, traduit du roumain par Laure Hinckel, les Éditions Noir sur Blanc, 2019, réédition Points, 2021

Prix Millepages 2019

Prix Transfuge 2019 du meilleur roman européen

La parution d’un roman de Mircea Cărtărescu est toujours un événement. C’est évidemment le cas ici, et plus encore : Solénoïde est un monument ; pas seulement par les dimensions extérieures du livre, mais aussi et surtout par ce qu’il renferme. Un monument qui, à l’image finale de Bucarest, le lieu de tout, se mettrait en mouvement – et alors les images se précipitent dans la tête du lecteur. Ce pourrait être celle d’un torrent que l’on tente de suivre, dont on tente de scruter les flots, le courant, le fond, les obstacles, et dont on prélève le plus souvent et le mieux possible quelques décilitres d’eau pour les examiner, avant de continuer la poursuite. Ou alors celle du labyrinthe dans lequel on se perd, on se retrouve, on se reperd en tenant un fil d'Ariane dont on espère qu'il mènera vers une issue. Ou encore celle de la spirale que l’on suit en mouvements ascendants et descendants – et dans ce cas on s’approche de l’objet qui sous-tend le roman et qui lui donne son titre. L’objet, ou les objets, puisque le sous-sol de Bucarest est parsemé de plusieurs machines du même type, les solénoïdes, ces grosses bobines en forme de spirale qui créent des vibrations et qui mettent les êtres et les choses (voire une ville entière) en mystérieuse lévitation.

roman,roumanie,mircea cărtărescu,laure hinckel,les Éditions noir sur blanc,jean-pierre longreMais ce thème central du roman n’en est, justement, qu’un aspect révélateur. Solénoïde est un roman aux multiples facettes, sorte de Recherche du temps perdu qui aurait été modelée par les mains de Lautréamont, de Raymond Roussel, des surréalistes et de Kafka (on en passe, car finalement les mains essentielles sont bien celles de Cărtărescu). Le canevas narratif est simple : un professeur de roumain qui a échoué dans un collège de banlieue et qui aurait voulu être écrivain (le double inversé de l’auteur, en quelque sorte), se raconte, en une superposition des souvenirs d’enfance et de la relation du présent dans une société minée par la dictature, la pauvreté matérielle et morale, mais dont certains membres sont sauvés par la vie mentale et par l’amour. Le rêve, les apparitions nocturnes, le surgissement de l’inconscient, tout cela est inscrit dans la vie.  « Tu ne pouvais pas planter le rêve dans le monde, car le monde lui-même était un rêve. ». C’est pourquoi « la chasse au rêve suprême, orama » est l’un des chemins à suivre, sur les traces de Nicolae Vaschide, spécialiste reconnu de la question, et ancêtre d’une belle et inaccessible collègue du narrateur. Tout se tient, vous dit-on : la réalité historique et scientifique, la fiction, le rêve… et tout cela crée le réel.

Outre les récits de rêves, nombre de motifs peuplent ce récit grouillant d’êtres vivants, humains et animaux. Voyez les poux, tiques, sarcoptes de la gale, acariens et autres insectes microscopiques donnant une idée de l’infiniment petit au regard de la vastitude du ciel aux étoiles menaçantes, de la ville fantasmée avec ses avenues, ses dédales de rues, ses souterrains, ses couloirs, ses usines, ses machineries, ses « veines » et ses « artères », sa nudité : « Quand les monceaux de neige ont disparu, Bucarest s’est offerte aux regards comme un squelette aux os dispersés. Qui aurait cru que sa décrépitude de toujours – le baroque sinistre de sa ruine – puisse devenir deux fois plus triste et plus désespérée ? ». Récit grouillant aussi de faits et d’événements plus ou moins étranges : disparitions et réapparitions énigmatiques, manifestations de « piquetistes », secte protestant avec véhémence contre la mort et faisant résonner à l’infini un pathétique « à l’aide », acquisition d’une maison/bateau dont le narrateur n’aura jamais fini d’explorer les prolongements horizontaux et verticaux, anecdotes liées à l’école (celle de l’enfance, celle de l’âge adulte), mariage rapidement interrompu par le changement dramatiquement radical de l’épouse, puis l’amour, le véritable, trouvé avec Irina, et la naissance d’une petite fille, le rappel de livres précédents (par exemple La Nostalgie, avec l’évocation du « REM »)… Le tout passé au crible de l’humour parfois dévastateur d’un Cărtărescu jouant malicieusement avec son propre destin d’écrivain à partir de la lecture publique d’un poème (significativement intitulé La Chute), s’adonnant mine de rien à la ravageuse satire politico-psychosociale d’un régime jamais nommé mais omniprésent, qui gangrène la société, l’école, les familles, les individus dans leur comportement quotidien, et maniant d’une façon impayable et efficace le portrait-charge ; on serait tenté de tout citer en guise de preuve – et il faut lire les descriptions de salle des professeurs, ou le récit de la collecte obligatoire par les élèves des bouteilles, bocaux et vieux papiers tournant à l’épopée absurde et bouffonne…

Roman fantastique dans tous les sens du terme, en vérité roman réaliste, roman humoristique, roman « limpide comme le jour et complètement inintelligible » comme l’est la vie, roman dont les particularités de ton, de style, de lexique sont fidèlement rendues en français grâce à un remarquable travail de traduction, Solénoïde pourrait être une tragédie, celle de la « devinette du monde », celle de la destinée humaine. S’il s’agit bien de celle-ci, elle aboutit, peut-être contre toute attente mais dans une belle perspective, au triomphe de l’amour : « La devinette du monde, enroulée, intriquée, accablante, perdurera, claire comme de l’eau de roche, naturelle comme la respiration, simple comme l’amour et […] elle se versera dans le néant, vierge et non élucidée. ». Finalement, c’est la plongée dans le bonheur, même sous la menace d’une statue géante, sorte de commandeur infernal : « Nous nous sommes enlacés, la petite entre nous deux, soudain incroyablement heureux et ne nous souciant plus d’aucune statue ni d’aucune porte. ».

Jean-Pierre Longre

 

www.editionspoints.com

www.leseditionsnoirsurblanc.fr

https://laurehinckel.com

…et du même Mircea Cărtărescu vient de paraître :

roman,roumanie,mircea cărtărescu,laure hinckel,les Éditions noir sur blanc,éditions pointsjean-pierre longreMelancolia, traduit par Laure Hinckel, les Éditions Noir sur Blanc, 2021

« Ce sont trois longues nouvelles encadrées par deux contes. Melancolia est un livre sur l’expérience de la séparation, sur ce trauma qui a marqué notre naissance et, par la suite, chacune de nos métamorphoses. L’immense écrivain Mircea Cărtărescu en fait ici l’étude à travers trois étapes de la vie : la petite enfance, l’âge de raison, l’adolescence.

Un enfant de cinq ans, dont la mère est sortie, se persuade qu’il a été abandonné : « C’est là le point de départ de la mélancolie, de ce sentiment que personne ne nous tient plus par la main. » Isabel et Marcel, frère et sœur, vivent au sein d’une famille ordinaire comme deux enfants perdus dans la forêt profonde. Lorsque la fillette tombe malade, son frère se jure d’obtenir sa guérison en partant affronter ce qui le terrifie le plus. Un adolescent se questionne sur la différence sexuelle. Il tombe amoureux. Son corps change : mois après mois, il range dans une armoire les peaux devenues trop petites…

Magnifiques variations sur les grands thèmes de l’auteur : le passage du temps, la poésie, le réel et l’irréel, le masculin et le féminin. »

 

24/04/2010

Révolutions hallucinées

9782207260647.jpgMircea Cartarescu

L’aile tatouée. Roman traduit du roumain par Laure Hinckel.

Denoël, 2009.

 

« Ce n’est pas l’oiseau, mais le papillon qui a été pour les Grecs et pour ceux qui les ont précédés le symbole de l’âme et de l’immortalité. […] Le papillon a inventé l’âme humaine ».

 

Troisième volume d’une trilogie monumentale, après Orbitor et L’œil en feu, L’aile tatouée relève de la même écriture foisonnante, vertigineuse que les deux précédents romans. S’il y est toujours question de Bucarest, c’est cette fois sous l’angle de la « révolution » de décembre 1989, de la pitoyable chute de Nicolae et Elena Ceausescu, de la misère et de la révolte, de la rapide prise du pouvoir par une autre (ou la même) nomenclature… Ce n’est cependant pas un roman historique – ou alors dépassant très largement l’histoire événementielle, pour rejoindre celle de l’Homme, du Monde, de l’Univers… Il y a certes des descriptions pittoresques du Bucarest de naguère, l’évocation des blagues populaires sur le couple de tyrans, les traces amères de la Securitate ; mais les souvenirs ponctués de vols de papillons et de froids regards d’araignées, d’éclairs fulgurants et d’ombres menaçantes, de mêlent aux hallucinations et aux visions d’apocalypse. Bucarest, ville où la vie quotidienne se présente dans toute sa dégradation, devient aussi une cité transfigurée, point de départ pour des voyages vers toutes les autres cités du monde.

 

Au cœur du récit, Mircea en personne, enfant, jeune homme, écrivain face aux feuillets de son manuscrit, Mircea observé de plusieurs points de vue, le sien, ceux de quelques autres, celui du miroir qui reflète son image (ou serait-ce celle de Victor, son jumeau disparu ?) ; Mircea et son avenir, Mircea et son passé, même ses ancêtres Csartarowski… Beaucoup de mystères, beaucoup de questions dans les explorations fantastiques des souterrains glauques et dans les fantasmes du futur adulte, beaucoup de pistes aussi pour le lecteur qui se laisse entraîner par un flot qu’il ne maîtrise plus.

 

Mircea Cartarescu possède au plus haut degré l’art de concilier l’infime et le grandiose, de manier le microscope aussi bien que le télescope, d’observer les plus petits objets comme les paysages hallucinés, les jouets d’enfants ou les instruments de cuisine comme les firmaments mystiques de l’espace et du temps. Son écriture est celle de toutes les révolutions : politiques, intimes, terrestres, célestes.

 

Jean-Pierre Longre

 

Liens :

http://laurehinckel.over-blog.com

http://www.denoel.fr