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12/06/2013

Noces de sang

Roman, francophone, Romain Verger, Le Vampire Actif, Jean-Pierre LongreRomain Verger, Fissions, Le Vampire Actif, 2013

« Je passe ici le plus clair de mon temps à écrire. Je n’ai que ça, d’ailleurs, le temps. Et le terrible ennui. Je l’écosse. Je le décompte en cris, cachets et convulsions. Je l’égrène en mots ». Le narrateur, enfermé dans son asile et dans son passé, « assure [sa] survie » en racontant à sa manière, en dévoilements successifs et suggérés, sa rencontre et son mariage avec Noëline, suspendant dès le début l’angoissante question : « Qu’ont-ils fait de nous, Noëline, qu’ont-ils fait de toi ? ». Car le mariage en question s’est mué en terrifiante cérémonie.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce roman à la fois palpitant (comme on dit d’un cœur qui bat sans mesure), violent, fantastique, satirique, tragique… La tragédie, justement, au sens étymologique du terme (le chant du bouc), est au centre du récit, avec les cris de la mariée, le sacrifice sanguinolent du bouc destiné à la broche, d’autres cris encore obsédants jusqu’au meurtre, des conversations familiales théâtralisées, l’image envahissante de la bouche déformée et du masque facial cabossé, la folie générale et particulière, le tout sur fond de montagnes désertes et de grande bâtisse isolée… Beaucoup à dire, beaucoup à analyser…

De ce foisonnement, chacun garde, comme à l’audition d’un morceau de musique, ce que sa forme et son état d’esprit lui enjoignent de garder. La dominante du livre de Romain Verger, c’est son caractère absolument romanesque, fruit d’un travail sans concessions sur une matière à la fois opaque et malléable. La structure narrative élaborée, le style aux allures baroques en font un ensemble littéraire plein, fait d’un mélange de complexité et de simplicité, de préciosité et de brutalité. Phrases frappantes, formules délicates, motifs martelés, mots rares rythment une prose dont on a du mal à se détacher, rivés à elle comme le narrateur à son récit.

Jean-Pierre Longre

www.vampireactif.com

www.rverger.com

Samedi 15 juin à 18h30, librairie Point d'Encrage, 73 rue Marietton, 69009 Lyon, rencontre-lecture avec Romain Verger autour de son roman Fissions, et avec Anne-Sylvie Homassel autour du dernier numéro de la revue Le Visage Vert. En présence des éditeurs du Vampire Actif.

04/07/2012

Gueux et nomades

Nouvelles, poésie, essai, francophone, Jean Richepin, Le vampire actif, Jean-Pierre LongreJean Richepin, Truandailles, Le Vampire Actif, 2012

Jean Richepin ? C’est La Chanson des gueux qui vient à la mémoire, guère plus. Pourtant, l’œuvre de cet écrivain à la carrière atypique (ancien élève de l’École Normale Supérieure, professeur, poète, linguiste, académicien, sans compter les métiers de toutes sortes auxquels il a touché, et avec cela passionné par la langue populaire et l’argot, condamné par la censure pour certains de ses écrits…), son œuvre, donc, est abondante, truculente et variée.

Alors, quelle bonne idée d’avoir exhumé cet ensemble de récits dans lesquels les « gens du voyage », les saltimbanques, les brigands et les miséreux occupent les premières places, dans une succession de bons et mauvais coups, de malheurs, de générosités et de violences, avec leur langage direct et imagé ! « Être libre, et vivre, et créer, et sans savoir pourquoi ni comment, telle me semble devoir être la fonction du poète, et sa joie. ». Telle est la profession de foi de l’écrivain, qui la met en pratique dans ces textes où les mots, les phrases, les différents registres de langue s’épanouissent effectivement en toute liberté. Au fil de la lecture, on découvre un styliste hors pair, dont la prose s’adapte parfaitement à des situations et à des personnages aussi divers que pittoresques.

Bonne idée, aussi, d’avoir complété ce passionnant volume par un substantiel chapitre intitulé « De l’argot et des gueux… ». On y trouve des considérations circonstanciées sur « la multiplicité des formes que [l’argot] a pu prendre au cours des siècles », puis des pages illustratives de Victor Hugo (Les Misérables) et d’Eugène Sue (Les Mystères de Paris), enfin les « pièces supprimées » de La Chanson des gueux de Richepin. Un « glossaire argotique » bien utile clôt cet ensemble qui allie avec bonheur les plaisirs de la lecture et les satisfactions de la connaissance.

Jean-Pierre Longre

www.vampireactif.com  

22/09/2010

Un « génie manqué » ?

Borel.jpgPétrus Borel, Escales à Lycanthropolis, édition établie et présentée par Hugues Béesau et Karine Cnudde, clôture par Olivier Rossignot. Le Vampire Actif, « Les Rituels Pourpres », 2010

Les manuels de littérature, lorsqu’ils les évoquent, qualifient de « petits » ou de « mineurs » les Romantiques méconnus. Souvent, ils ne les évoquent même pas. C’est dire combien l’ouvrage publié par Le Vampire Actif (maison d’édition associative dont le nom colle si bien au sujet) est utile et bienvenu.

« Indéfectible révolté, désenchanté […], Borel exhale le refus permanent dans chacune de ses pages. […] Son écriture est militante, une écriture comme un acte de vie, dominée par la permanence du Mal dans toutes les acceptions du terme », écrit très justement Olivier Rossignot dans la « clôture » du livre. Le fil conducteur qui mène de Sade au surréalisme passe forcément par Pétrus Borel « le Lycanthrope », avant Lautréamont. Il faut par exemple se laisser prendre, dans Champavert. Contes immoraux, aux diatribes contre l’amour, qui devient « de la haine, des gémissements, des cris, de la honte, du deuil, du fer, des larmes, du sang, des cadavres, des ossements, des remords », ou aux pages de cruauté morbide et de désespoir qui ferment la même œuvre. Il faut connaître la « frénésie » qui saisit la famille du compte Josseran, dans Les Pressentimens, au récit des « effrayans présages » (orthographe d’origine respectée) planant sur une veillée commémorative. « La musique funèbre, les chants mélancoliques, les récits tristes et sombres peu à peu vous infiltrent la peur, ou plutôt une espèce d’inquiétude vague, de crainte surnaturelle, de superstition »… Il faut lire aussi le roman Madame Putiphar et son beau prologue en alexandrins, qui dévoile les trois faces caractéristiques du poète : le monde, la solitude, la mort. Il faut savourer encore l’étrange et juste plaidoyer contre les pillages archéologiques perpétrés par les pays occidentaux, dans L’obélisque du Louqsor

Mais si la révolte est on ne peut plus sérieuse, passionnée, elle n’est pas dénuée d’humour. Humour noir, certes, celui du désespoir, dans telle scène de Passereau où « l’écolier » va demander au bourreau Sanson de le décapiter, ou dans les calculs imperturbablement débités en faveur d’un impôt sur les suicides. Et lorsque les rivaux Barraou et Juan, dans Jaquez Barraou le charpentier, mêlent les prières à leur massacre mutuel, doit on y voir un retour à la sauvagerie primitive ou le comble de l’humour sacrilège ? En tout cas, on rit franchement à la lecture des portraits pittoresques du Croque-mort et du « Gniaffe » (cordonnier), dans lesquels l’auteur s’en donne à cœur joie et s’amuse non seulement à la caricature, mais aussi aux jeux de langue et aux étymologies fantaisistes.

Les « Repères » et les « Quartiers » de Lycanthropolis, dans la structure de l’ouvrage, sont complétés par l’« Agora », qui dévoile avec beaucoup d’à-propos des jugements (d’autant plus intéressants qu’ils sont quelque peu contradictoires) de Baudelaire et de Breton sur Pétrus Borel, et une bibliographie intitulée « Fouilles ». Escales à Lycanthropolis est une anthologie essentielle, une incitation à aller voir de plus près l’œuvre d’un auteur qui dépasse les frontières du « Petit Cénacle », du Romantisme et des classifications génériques et historiques.

Jean-Pierre Longre

www.vampireactif.com