31/01/2023
L’architecte, les promoteurs et les politiciens
Jeton Neziraj, Les cinq saisons d’un ennemi du peuple. Traduit de l’albanais (Kosovo) par Anne-Marie Bucquet, préface de Shkëlzen Maliqi, éditions L’espace d’un instant, 2022
« Mais ces gens-là sont en train de détruire cette ville ! Ces entrepreneurs sont une poignée de bandits, une toute petite minorité, alors que ceux qui subissent les conséquences de leurs actes sont la majorité. Et la majorité est contre. » Ainsi s’indigne l’architecte, protagoniste de la pièce de Jeton Neziraj. Indignation justifiée par les manœuvres sournoises et les méthodes maffieuses des promoteurs immobiliers, ici incarnés par le personnage de Meti, propriétaire tout-puissant d’une entreprise de BTP. Mais indignation impuissante devant l’influence néfaste subie par les gouvernants et le peuple, avec l’assentiment de Pierre, administrateur des Nations unies, de Margarita, journaliste populaire de télévision, et même du secrétaire général du syndicat des ouvriers du bâtiment.
La pièce est tirée d’une histoire vraie : en 2000, Rexhep Luci, chef du service d’urbanisme de Prishtina, opposé aux constructions illégales de grands ensembles dans la capitale du Kosovo et promouvant une reconstruction harmonieuse de la ville, est assassiné. C’est le processus qui a abouti à cet assassinat que le dramaturge reconstitue ici, sous la forme de la fiction théâtrale, mettant en scène les relations de plus en plus ambiguës et conflictuelles entre l’architecte et les autres personnages, auxquels s’ajoutent un « dieu des constructions » et, selon un rapport bien différent, la fille de l’architecte, soucieuse de la vie de son père dans sa lucidité : « Tu es tout seul. Et tu ne peux pas les arrêter à toi tout seul. Papa, tu dois te protéger ! »
Les cinq saisons d’un ennemi du peuple est une pièce subtilement engagée, démontrant peu à peu les rouages pernicieux du fonctionnement politique dans le Kosovo d’après-guerre, un fonctionnement politique soumis comme dans beaucoup d’autres pays aux lois (aux non-lois) du capitalisme sauvage et sans scrupules. Ceux que l’on croyait du côté de l’architecte – la journaliste, le syndicaliste, le représentant des Nations unies, le peuple même – se révèlent peu à peu soumis à cette emprise. Tout cela se fait par étapes, par découvertes successives au fil des scènes, et c’est de cette manière que la satire est la plus prégnante, les mises en garde de l’architecte à sa fille les plus claires : « Je voulais te dire quelque chose. Fais attention à ces gens des Nations unies. Ils ont de l’argent, ils conduisent leurs grosses Jeep, ils mangent dans les meilleurs restaurants et ils pensent qu’ils peuvent tout acheter ici. » Quatre actes, quatre saisons. Et une cinquième, « intermédiaire », saisons de bourgeons nouveaux, que finalement semble espérer la jeune fille. Nous aussi.
Jean-Pierre Longre
Autre parution aux éditions L’espace d’un instant :
Goran Stefanovski, Éloge du contraire. Textes réunis et présentés par Ivan Dodovski, traduits du macédonien par Maria Béjanovska.
« Voici enfin réunis, et pour la première fois, les textes de Goran Stefanovski, essais et discours écrits à l’occasion de différentes manifestations culturelles internationales. Ses observations et ses réflexions, faites à partir d’une position d’« exil itinérant » et dans lesquelles on croise Kafka, Tintin ou Donald Duck, élaborent un hypertexte sur l’identité et engagent à une déconstruction audacieuse des clichés. L’auteur d’Hôtel Europa propose ainsi une critique des divisions internes de l’Europe, qui menacent de la transformer en un espace dystopique de méfiance et d’ignorance, particulièrement sous les assauts du capitalisme mondial. »
Il fut pourtant un temps où l’Est (du moins mon coin de l’Est) criait : “Nous sommes ici, ici !”, et où l’Occident répondait : “Nous ne pouvons pas vous voir. Vous n’êtes pas là où nous vous attendions. Déplacez-vous, que nous puissions vous voir.” »
Goran Stefanovski (1952-2018) est né en Macédoine. Auteur dramatique, universitaire, il a vécu et travaillé entre Skopje et Canterbury. Il a écrit de nombreuses pièces et scénarios, abordant notamment les frictions entre identité personnelle, histoire et politique. Un bon nombre de ses œuvres ont fait l’objet de productions internationales, représentées à travers l’Europe, du BITEF de Belgrade jusqu’au Festival d’Avignon.
Sommaire :
Histoires de l’Est sauvage
Sur notre histoire
Discours post-dînatoire
L’essence des choses
Le téléphone en panne
Les trans-artistes et les cis-artistes
L’auteur dramatique en tant qu’artisan des drames
Dispute avec Kafka
Éloge du contraire
Tintin dans les Balkans
L’étincelle qui jaillit
Supplément :
« Goran Stefanovski : “Fables du monde sauvage de l’Est.
Quand étions-nous sexy ?” », par Frosa Pejoska-Bouchereau
15:46 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, kosovo, macédoine, jeton neziraj, anne-marie bucquet, shkëlzen maliqi, goran stefanovski, ivan dodovski, maria béjanovska, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
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