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05/12/2020

Lucides prémonitions

Théâtre, Turquie, Albanie, Ferhan Şensoy, Noémi Cingöz, Jeton Neziraj,  Arben Bajraktaraj, Valérie Decobert, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreLucides prémonitions

Ferhan Şensoy, 2019, Comédie de fiction sans science, traduit du turc par Noémi Cingöz, éditions L’espace d’un instant, 2020

En 2009, c’était une « fiction », comme l’annonçait le sous-titre. Dix ans après, c’est devenu une réalité. « Malheureusement, tout ce que j’ai prédit s’est réalisé », a confié l’auteur au préfacier Cedef Ecer. « Ce ne sont pas des prophéties, tout ça, c’est juste l’intuition d’un auteur. Malheureusement, le texte est aujourd’hui plus parlant que quand on l’a joué, il y a de cela onze ans », poursuit-il. L’anticipation est devenue actualité ; la construction et la tonalité choisies traitent cette anticipation/actualité d’une manière burlesque, ce qui la rend bien plus percutante que tous les articles, manifestes ou essais possibles.

Les dix-huit scènes font intervenir un grand nombre de personnages variés vivant sous le joug de l’islamisme tout-puissant (avec notamment deux personnages dont les prénoms, Mustapha et Kemal, rappellent Mustapha Kemal Atatürk, qui avait fondé dans les années 1920 une Turquie moderne et laïque). Tous sont confrontés à des obligations aussi contraignantes qu’absurdes (« Le vin est un péché », « Se voiler un devoir », « La Turquie est plongée dans ses cinq prières quotidiennes »), et même les publicités télévisées sont consacrées au « tcharchaf » ou aux chapelets… Lorsque la machine administrative est bloquée, « c’est la volonté d’Allah ! », et pour qu’une fillette puisse s’inscrire à l’école, il lui faut un « diplôme d’études coraniques ». Une scène particulièrement désopilante, jusqu’à l’absurde, montre un tournage de série télévisée rendu impossible par les règles religieuses (un homme et une femme ne peuvent pas se toucher les mains, il faut sans cesse s’interrompre pour la prière etc.)…

Le tout à l’avenant, jusqu’au « 29 octobre 2020 », où la situation est inversée (« Fête de la République, paix au Moyen-Orient », guerre civile aux États-Unis…), et où le point final de cette tragi-comédie chante une religion renouvelée : « La religion, un beau poème / Qui n’admet pas les puritains / La religion, un beau poème / Qui n’admet pas les gens malsains ».

Jean-Pierre Longre

 

Théâtre, Turquie, Albanie, Ferhan Şensoy, Noémi Cingöz, Jeton Neziraj,  Arben Bajraktaraj, Valérie Decobert, éditions L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreAutres parutions aux éditions L’espace d’un instant :

Jeton Neziraj, Peer Gynt du Kosovo et L'Effondrement de la tour Eiffel, traduit de l'albanais (Kosovo) par Arben Bajraktaraj et Valérie Decobert.

« Avec Peer Gynt du Kosovo, voici donc la farce poétique de Henrik Ibsen transposée dans notre Europe du XXIe siècle. Peer Gynt rêve d’un ailleurs de tous les possibles, où il pourra vivre une existence dorée. Il fait donc ses valises, quitte sa mère et son Kosovo natal. Ses aventures le confrontent à des réalités moins heureuses que prévu, sans épuiser sa lumineuse recherche de bonheur et de liberté. 

L’Effondrement de la tour Eiffel croise deux histoires sur fond d’extrémisme religieux. L’une à Paris de nos jours, où un amoureux éperdu s’est mis en tête d’enlever tous les niqabs des femmes qu’il rencontre afin de retrouver sa bien-aimée ; l’autre, dans les Balkans sous occupation ottomane, où le soldat Osman est chargé de couvrir les têtes féminines. »

théâtre,turquie,albanie,ferhan Şensoy,noémi cingöz,jeton neziraj,arben bajraktaraj,valérie decobert,éditions l’espace d’un instant,jean-pierre longreNâzım Hikmet, Ceci est un rêve, Ferhad et Şirin, Ivan Ivanovitch a-t-il existé ?, traduit du turc et du russe par Noémi Cingöz et Nicole Maupaix. Préface Richard Soudée, illustration Abidine Dino

Ceci est un rêve est une surprenante opérette, dans laquelle l’auteur orchestre avec humour et fantaisie un vaudeville oriental, riche en impostures et quiproquos, intrigues amoureuses et situations burlesques. Les passagers d’une croisière, sous l’effet de quelques cigarettes très spéciales, sombrent dans un rêve tout aussi particulier...

Ferhad et Şirin, écrit en prison, est une histoire d’amour inspirée d’une légende populaire. On y retrouve l’intérêt de l’auteur pour les contes et les thèmes épiques. Ferhad, peintre décorateur, doit, pour retrouver sa bien-aimée, la princesse Şirin, percer une montagne pour amener l’eau jusqu’à la ville, où le peuple meurt de soif.

Ivan Ivanovitch a-t-il existé ? était jusqu’à présent la seule pièce de Nâzım Hikmet à avoir été publiée en français. L’auteur explore le réalisme socialiste, mais toujours avec le même regard critique, contre le culte de la personnalité et le régime stalinien

Nâzım Hikmet, poète et auteur dramatique turc, est né à Salonique en 1902 et mort à Moscou en 1963. Communiste convaincu, amoureux de son pays, il passera sa vie entre l’Union soviétique, en compagnie de Maïakovski et de Meyerhold, et la Turquie, où il est persécuté et emprisonné. En France, son théâtre est encore inédit, mais Mehmet Ulusoy a porté sur les planches un grand nombre de ses poèmes, notamment Paysages humains au Théâtre de l’Odéon à Paris en 1986.

 

www.sildav.org

https://parlatges.org

 

03/01/2018

« Un triptyque détonnant »

Théâtre, Albanie, Stefan Çapaliku, Anna Couthures-Idrizi, Ardian Marashi, éditions, L’espace d’un instant, Jean-Pierre LongreStefan Çapaliku, Trilogia Albanica, traduit de l’albanais par Anna Couthures-Idrizi, préface d’Ardian Marashi, éditions L’espace d’un instant, 2017

Depuis la chute des régimes totalitaires d’Europe de l’Est, c’est-à-dire depuis plus de 25 ans, la démocratie n’en finit pas d’être en « transition », tant les séquelles de la dictature, la sauvagerie du capitalisme et la corruption endémique étouffent les aspirations des individus et des peuples. C’est particulièrement crucial en Albanie, « le pays actuellement le plus triste d’Europe quoique l’un des plus ensoleillés. », écrit Ardian Marashi dans sa préface, où il présente les trois pièces qui composent la Trilogia Albanica, véritable triptyque qui, sous la forme de la fiction théâtrale, montre une réalité paradoxale que seule l’écriture et, d’une manière générale, la création artistique peuvent transcender.

Trilogie albanaise, donc. Dans I am from Albania, une jeune femme qui se rend régulièrement en mission officielle à l’étranger, est confrontée à l’isolement que lui valent le pays d’où elle vient et sa langue, ainsi qu’à une sorte de dédoublement identitaire et cauchemardesque : « Qui suis-je ? Je ne sais plus. Je peux être moi-même, comme je peux aussi être une autre. Si je continue à être moi-même, c’est clair, je dois me révolter. Mais si, comme je crois comprendre, en réalité je suis une autre, alors la situation dans laquelle je me trouve serait en fait mon état normal, contre lequel je n’ai aucun droit de me révolter ! ». Dans Allegretto Albania, une famille est enfermée chez elle pour échapper à une vengeance, dans la pure tradition ancestrale, en même temps que le monde extérieur se manifeste par les louanges de l’Albanie chantées à la télévision, par l’irruption des instruments du festival « Allegretto Albania », et par l’ironie: « Les politiciens sont en vacances, les mafieux aussi, et le championnat de football est terminé ; donc malheureusement, tout ce qu’il nous reste à présenter aux informations, c’est la culture. ». La scène de Made in Albania est double : en bas, un atelier de couture où sont exploitées des ouvrières qui travaillent pour une marque étrangère ; en haut, la fête du carnaval organisée par le propriétaire de l’atelier. Là encore, au milieu de péripéties diverses (un meurtre, une émission de téléréalité, un accouchement…) et de réflexions désabusées ou ironiques, se révèlent les paradoxes et la dualité d’un monde inachevé.

Les trois pièces mettent en scène des histoires et des personnages différents, mais sont reliées par des thèmes et des motifs qui en font une œuvre cohérente, un tableau unique en trois volets : l’Albanie, bien sûr, avec ses paradoxes ; l’absurde (la condition et la destinée des individus, le langage parfois ionescien) ; le mélange des tonalités (comique, tragique, satirique, pathétique) ; et l’art théâtral, avec ses situations, ses enjeux, ses mots, sa musique. Une musique qui passe par le solo a capella de la première pièce, l’orchestre que représentent les personnages de la seconde, le chœur polyphonique des ouvrières dans la troisième. Tout cela, dans une perspective à la fois esthétique et engagée, forme un ensemble hautement théâtral.

Jean-Pierre Longre

www.sildav.org