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04/08/2010

La Grande Gidouille en minilivre

Pataphysiciens.gifCollège de ’Pataphysique, Le Cercle des Pataphysiciens, Mille et une nuits, 2008

Pataphysiciens, nous le sommes tous, consciemment ou inconsciemment. « Science des solutions imaginaires » selon Alfred Jarry, « la ’Pataphysique est une science que nous avons inventée et dont le besoin se faisait généralement sentir », fait-il dire au Père Ubu. L’avantage, c’est que les définitions peuvent se multiplier et s’élargir sans préjudice pour ladite science (dont le nom, rappelons-le, doit s’orner d’une apostrophe initiale, alors que l’adjectif en est dispensé), au point que « le monde est dans toute sa dimension le véritable Collège de ’Pataphysique », ou que « la ’Pataphysique est une machine à explorer le monde ».

Mais les recherches ne doivent pas partir à vau l’eau, et le Collège est là pour régenter ce qui pourrait devenir, selon le vœu d’Umberto Eco, « la science des solutions inimaginables ». Le Collège de ’Pataphysique, fondé en 1948 (exactement le 1er décervelage 76 de l’ère pataphysique), est donc là, avec son immuable hiérarchie (dans l’ordre décroissant : le « Curateur Inamovible » - Jarry en personne -, le « Vice-Curateur » - chef suprême temporel - , puis les « Provéditeurs », « Satrapes », « Régents », « Dataires », et enfin les « Auditeurs » et « Correspondants »), ses « commissions », « sous-commissions », « intermissions », son Ordre de la Grande Gidouille, son Calendrier (qui commence à la Nativité d’Alfred Jarry), ses publications, ses membres…

L’objet du présent ouvrage est, en 120 pages, de donner au lecteur une idée de ce que sont les éminents membres du Collège de ’Pataphysique, dont la liste est fort longue, mais dont le choix, pour être judicieux, n’en est pas moins ici limité. Entre Alfred Jarry, qui ne connut jamais le Collège, mais en fut la cause inaugurale et illustre « patacesseur », et Sa Magnificence Lutembi, auguste crocodile du lac Victoria et « Quatrième Vice-Curateur », est répertorié un échantillon représentatif des sociétaires, avec leurs diverses occupations ((écrivains, peintres, actifs, oisifs), leurs diverses origines, leurs rangs divers. On apprend à mieux connaître, ou à pataphysiquement connaître, par exemple, Marcel Duchamp, Raymond Queneau (par ailleurs cofondateur de l’OuLiPo, qui n’est pas sans liens avec le Collège), Jacques Prévert, Boris Vian, Eugène Ionesco (dont l’élection à l’Académie Française ne contrecarra pas son appartenance au Collège de ’Pataphysique qui, déclara-t-il, « couronne toutes les académies passées, présentes et futures »), Jean Dubuffet, Fernando Arrabal… sans oublier le fameux Baron Mollet… Ajoutons que chaque notice a été rédigée par un membre du Collège (sous-commission du Grand Extérieur »), ce qui ne peut que mettre en confiance aussi bien le Patapysicien chevronné que le lecteur innocent qui, en quelques pages, a la possibilité de pénétrer dans le labyrinthe de la Gidouille. Il aura du mal à en sortir.

 

Jean-Pierre Longre

 

www.1001nuits.com

www.college-de-pataphysique.org

Ce que nous dit le petit doigt de Caradec

Caradec.jpgFrançois Caradec, Le doigt coupé de la rue du Bison, Fayard Noir, 2008

                            

Il y a certes un « doigt coupé » de femme, dans ce faux roman policier (ou « rompol ») – et le commissaire Pauquet (« avec Pauquet, in the pocket ! ») est bel et bien chargé, à la suite d’obscures consignes ministérielles, d’enquêter sur ce mystère apparemment lié à des pratiques sectaires. Mais le titre ne dit pas tout, loin de là, et à mesure que l’intrigue (les intrigues) avance (nt), la comédie vire à l’évocation tragique du passé proche, celui de l’occupation et d’une diabolique invention nazie : le « Lebesborn » ou « source de vie », destiné à « créer la super-race nordique artificielle qui dominerait le monde pendant mille ans ».

 

Comment ces deux récits arrivent-ils à se superposer ? On le saura en allant jusqu’au bout de ce livre qui présente au demeurant bien d’autres intérêts. Caradec n’était pas à court d’inventions, et Le doigt coupé de la rue du Bison est comme une somme de ses talents divers : scènes de bistrot avec conversations tout azimut, jeux verbaux et orthographiques (en particulier dans la bouche d’un policier simplet), monologues induisant une pluralité de points de vue (celui d’un réfractaire au STO, celui d’une chienne, celui de la police etc.), dialogues à caractère théâtral, déambulations parisiennes, voyages lointains, inventaires en bonne et due forme… Sans compter que l’auteur nous fait rencontrer en personne quelques célébrités comme « Paul Léautaud assis sur un banc [du Luxembourg] à côté d’une jeune femme surveillant son bébé dans un landau », ou le baron Mollet sortant du Dôme « encadré par deux femmes élégantes » ; plus discrètement, par livres interposés, quelques autres comme Baudelaire, Jules Verne, Raymond Roussel, André Breton (dont les « Grands Transparents », apprenons-nous, sont en réalité une trouvaille de Victor Hugo) ; et aussi, à mots couverts et par allusions respectueuses, Raymond Queneau et sa bande, en un réseau serré de références qu’on serait bien en peine de déchiffrer intégralement.

 

Pataphysicien, Oulipien, biographe de Lautréamont, de Raymond Roussel, d’Alphonse Allais, de Willy, critique littéraire, essayiste, humoriste, François Caradec est mort en novembre 2008. Son ouvrage ultime est en même temps son seul roman : hasard ou préméditation ? À ce petit doigt malicieux, peut-être, de nous le dire.

 

Jean-Pierre Longre

 

http://www.editions-fayard.fr

 

http://www.oulipo.net/oulipiens/FC

 

 

P.S.: Le numéro 52-53 (décembre 2008) des Amis de Valentin Brû (Revue d'études sur Raymond Queneau) est intitulé Pour François Caradec. Sous la houlette de Daniel Delbreil, un hommage collectif accompagné de texte "inédits" et "déjà parus": avbqueneau@wanadoo.fr

16/06/2010

L’inspiration et la contrainte

Bens chandelle.jpgJacques Bens, De l’Oulipo et de la Chandelle verte, poésies complètes, Gallimard, 2004.

 

Prosateur impénitent, chroniqueur et membre éminent, voire pilier de L’OuLiPo, dataire du Collège de Pataphysique, Jacques Bens refusait, en tout cas à la fin de sa vie, de se dire poète. Il a pourtant laissé un certain nombre de livres de ce qu’il appelle « prose versifiée », réunis dans ce fort volume édité et préfacé par deux de ses compagnons en invention littéraire.

 

Après lecture de ces « poésies complètes », que peut-on dire de plus que ce disent les textes eux-mêmes ? Peut-être ce qu’en écrit Jacques Roubaud dans sa préface méthodique, à savoir (pour en résumer quelques aspects) : la poésie de Jacques Bens est à la fois savante (par sa prosodie) et familière (par l’emploi du « langage cuit »), autobiographique et narrative (mais il faut distinguer le « je » de l’auteur et le « je » du personnage), douce et nostalgique, oulipienne et personnelle…

 

Une vraie technique d’artisan du vers, une belle sensibilité de poète, une inspiration née de la contrainte, conformément aux options de l’OuLiPo ; le recueil réunit travail et modestie, mélange des registres et des vers (avec une apparente prédilection pour le décasyllabe), récit de vie et verve chansonnière. « Tu mets quoi dans un poème ? […] – Des bruits, des sons, des mots, des pieds, des vers, des phrases ». Le programme est complet, et de la contrainte librement choisie par « l’écriveron » surgissent des vers que l’on retient :

                            « Mais le ciel reste bleu et l’horloge, muette 

                                                        […]

                               Mais ton œil reste bleu et ta gorge, muette ».

Variations minimales qui n’excluent pas la pensée, l’aphorisme mélancolique, à la limite du constat désespéré :

                            « Il fut un temps où l’on ne te permettait rien

                                      parce que tu n’étais personne

 

                               Voici venir le temps où tu ne pourras rien te permettre

                                      Parce que tu deviens quelqu’un. »

 

Jacques Bens est un écrivain cultivé, nourri de lectures multiples qui tracent un cheminement dans ses textes, les font résonner d’échos plus ou moins familiers. Au hasard et en vrac, nous rencontrons, croisons, frôlons Queneau (bien sûr, et à plusieurs reprises), Musset, Boileau, Apollinaire, Villon, Du Bellay, Cendrars, Hérédia, Jarry (évidemment), Prévert, Bach, Rimbaud, Homère… Et si l’on ne décèle pas tout, si l’on a le sentiment de ne jamais pouvoir arriver au bout, que l’on se rassure, c’est la même chose pour le poète :

                            « Le mot fin a posé sa goutte de sang tiède

                               Sur le sable gris de ta page inachevée. »

 

Jean-Pierre Longre

 

www.gallimard.fr

 

www.oulipo.net/oulipiens/JB

 

www.oulipo.net