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28/06/2013

Une passion française

Récit, autobiographie, francophone, Corée, Eun-Ja Kang, Le Seuil, Jean-Pierre LongreEun-Ja Kang, L’étrangère, Le Seuil, 2013

« Le français a une âme […]. Je saisis ce qui vient de se produire : le français est entré dans ma chair et dans mon âme, tandis que l’anglais est resté sur ma peau. […] Je trouverai dans sa profondeur ce que je cherche. Ce que tu cherches ? Qu’est-ce que tu cherches ? Je ne sais pas. En tout cas, je sens que c’est dans le français que je le trouverai ». Ces considérations quasiment sensuelles n’émanent pas d’un éminent linguiste, ni même d’un étudiant avancé, mais d’une petite lycéenne née au fond de la campagne coréenne dans une famille pauvre, et dont la mère est analphabète… Tombée « amoureuse » du Petit Prince, elle va se prendre d’une passion inextinguible pour la langue de Saint-Exupéry, et pour cela va franchir tous les obstacles qui se dressent devant elle.

Car la société coréenne n’est pas tendre, c’est le moins que l’on puisse dire. À chaque étape de sa scolarité, Eun-Ja doit être la première de sa promotion pour obtenir ou conserver la bourse qui lui permet d’accéder au niveau supérieur. Elle raconte ainsi son enfance, avec ses malheurs et ses bonheurs, ses tristesses et ses joies, le dénuement et le labeur, la solidarité familiale, les relations avec ses camarades, les longs trajets à pied vers l’école, les espoirs et les déceptions, les peurs et les rires, les succès scolaires et la fierté qu’elle en ressent, le départ pour Séoul et l’université, la boulimie intellectuelle qui, comparable et parallèle à l’appétit sexuel, la jette tout entière dans l’étude de la langue qu’elle a choisie, jusqu’à ce que, au prix d’une ténacité sans faille, de décisions draconiennes et de sacrifices financiers (auxquels sa famille n’hésite pas à participer), elle puisse partir pour la France préparer son doctorat et écrire des romans…

Le simple résumé de cet itinéraire est impuissant à dire ce qu’il a d’étonnant, de bouleversant même. Mais l’écriture de l’auteur, qui ne dissimule rien, qui n’use d’aucun artifice, est en elle-même une démonstration probante de son caractère exceptionnel. Comme le fait l’eau d’un fleuve, elle coule, à la fois immuable et mouvante, fluctuante et transparente, inégale et imparable, dans une langue acquise à travers Stendhal et Proust (entre autres), une langue qui laisse sentir le poids de chaque mot, de chaque phrase, une langue dont la sincérité est à la mesure de l’enthousiasme que « l’étrangère » a mis à s’en pénétrer.

Jean-Pierre Longre

www.seuil.com  

26/06/2013

« Tissages sonores »

Musique, CD, Olivier Longre, Fabien André, Neômme, Jean-Pierre LongreOlivier Longre, Antique Melodies, Neomme, juin 2013

 « Compositeur, multi-instrumentiste et arrangeur (Grand Prix Charles Cros pour l'album La Porte Plume d'Amélie-les-crayons, ffff Télérama), Olivier Longre étonne à chaque fois par la diversité et la coloration de ses compositions. Multi instrumentiste, il compose pour l'image, le théâtre, le documentaire ou la fiction et est également producteur de ses œuvres qu'il enregistre et mixe dans son studio. En 2012 il réalise Jusqu'à la Mer, le dernier album d'Amélie-Les-Crayons (ffff Télérama) qu'il accompagne sur scène depuis 2007) ».

Antique Melodies propose dix morceaux aux sonorités rares et variées, sur des instruments tels que guitares, clarinette, glockenspiel, sanza, lyre, harmonica, piano, contrebasse, vibraphone, flûte à coulisse, tambour et percussions diverses…

Antique Melodies
CD Digipak 2 volets

Composé, enregistré et mixé par Olivier Longre, masterisé par Fabien André
Livret 8 pages
Photographies et notes de l'auteur
+ carte dédicacée !

Pour écouter des extraits et commander l’album Antique Melodies :

http://www.neomme.com/shop.htm                          

Le site du compositeur :

http://olivierlongre.com

Et toujours : http://www.amelielescrayons.com

25/06/2013

Révoltes et tribulations

roman, Roumanie, Radu Aldulescu, Dominique Ilea, éditions des Syrtes, Jean-Pierre LongreRadu Aldulescu, L’amant de la veuve, traduit du roumain par Dominique Ilea, Éditions des Syrtes, 2013

Mite Cafanu et ses deux frères, Costel et Nicu, sont fils d’un dignitaire politique et d’une enseignante ; des jeunes gens privilégiés, donc, en quelque sorte, mais représentatifs de la génération qui a passé sa jeunesse dans les années 1970, à l’époque où, en Roumanie, il fallait se débrouiller avec (ou sans) le régime communiste : composer avec lui (Costel), s’exiler (Nicu), se révolter d’une manière ou d’une autre (Mite).

C’est surtout de celui-ci qu’il s’agit dans le foisonnant roman de Radu Aldulescu. Encore enfant, il s’éprend de la « Veuve à Colivaru », femme mûre lui permettant d’assouvir ses besoins d’amour et de protection, avant de devenir un mauvais sujet qui, loin des préoccupations carriéristes de son père, fuyant sa famille sans renier l’affection de sa mère et de ses frères, va errer de travail en oisiveté, de chantier en usine, de rencontre en séparation, d’amours diverses en solitude forcée, s’accommodant de la galère et de l’amitié de garçons aussi marginaux que lui – aussi fous, dira-t-on, de cette folie que peuvent produire les sociétés sans horizon, stériles et mortifères. « Il venait de se rendre compte qu’ils avaient été si peu nombreux, une minorité, une quantité négligeable, dont certains étaient parvenus à s’enfuir, mais les autres, que diable étaient-ils devenus ? Qui pendus à un croc de grue, qui égarés dans des fabriques, des prisons, des porcheries et des briqueteries… Oui, ils étaient pu nombreux, même si en figurant parmi eux tu les as trouvés innombrables. Ceux qui ne voyaient que leur intérêt et leurs affaires formaient le gros du peloton ».

Si, ici ou là, L’amant de la veuve dénonce avec virulence les méfaits d’un régime étouffant et les déchéances individuelles qu’il entraîne, la force du roman réside surtout dans la vivace complexité des portraits humains et la vigueur fascinante du style, qui mènent bien au-delà de la simple critique sociopolitique. Les descriptions passent du réalisme concret à l’envolée lyrico-épique, les monologues et dialogues tournent à la virtuosité dans le maniement des différents registres, notamment de la langue verte, les scènes collectives se métamorphosent en bains de foules tragico-burlesques. Entre rires et pleurs, entre cruauté et sensibilité, entre amour et haine, entre enfer et paradis, ainsi va l’écriture de Radu Aldulescu, qui n’a pas son pareil pour explorer les mouvements humains à travers quelques figures pathétiques et pittoresques.

Jean-Pierre Longre

www.editions-syrtes.fr  

24/06/2013

À la recherche du temps disloqué

Roman, francophone, Marien Defalvard, Grasset, Jean-Pierre LongreMarien Defalvard, Du temps qu’on existait, Grasset, 2011, Le Livre de Poche, 2013

360 pages d’errances dans le temps (presque 50 ans), dans l’espace (des milliers de kilomètres), dans l’imaginaire, dans le monde et à l’écart du monde ; une vie entière enfermée à l’intérieur d’un enterrement. 360 pages emplies d’« aspérités profondes et distordues », de couleurs et de formes, de va-et-vient entre deux villes, entre deux paysages, entre deux maisons, entre deux dates, entre deux rêves…

Ces pages évoquent, plus qu’elles ne racontent, une vie de dandy postromantique avec ses rencontres, sa solitude, ses livres, ses routes entrecroisées, ses dates et ses lieux, repères auxquels se raccroche une vie entière de rêverie, d’écriture et de peinture (« Je devenais un peintre, et une envie soudaine commençait alors à grimper en moi, puissante ; il me fallait, tout de suite, un chevalet, une blouse, un pinceau, car devant cette scène forestière, j’échangeais mon âme contre celle d’un artiste, et j’avais l’impression qu’en moi bouillait un talent fou »), de recherche à la fois détachée et présomptueuse de soi et du temps (« J’aimerais atteindre, quand trop d’églises en perspectives trompeuses, trop de raccourcis aux noms oubliés, trop d’immeubles noirs, lépreux, sous ciels bleus, maintenant anéantis m’auront abandonné, atteindre, comme une clairière, le jour du temps démoli. Le grand jour du temps démoli »).

roman,francophone,marien defalvard,grasset,jean-pierre longreTout s’enchaîne sous nos yeux parfois ébahis par l’audace d’une écriture foisonnante et baroque qui, à la limite du bancal, se joue des normes, n’hésite pas à faire plier les mots sous le jeu des sonorités (« Paul était d’une hétérosexualité sans vergogne, sans verte guigne, ni repos ; droite, roide, stoïque, aimable. Rossé pensant ») et des formes (« Lyon. Un nom plein, qui adhère à la bouche, consistant, presque gras. Le L coulant du paysage, le L liquide des eaux, le L lit du fleuve et de la rivière. Le Y, aristocratique, petit doigt en l’air, le Y assez crâneur et le Y affecté, rare. Le Y confluent. Le ON plein, ample en bouche, le ON ascensionnel, le ON fort. Le tout pour un nom très court mais très expressif, sonore, comme la ville, concentrée et étirée à la fois ; ville diérèse, synérèse, chaude et froide, dorée, déshéritée »).

L’auteur, nous dit-on, a 19 ans. Peu importe. Du temps qu’on existait est un livre définitif, une quête où tout commence et où tout finit. Tout commence avec « Il y a la vie », tout finit avec « Moi ou la fin de tout ». Entre les deux, le monde défile en désordre, le temps s’en va, s’emmêle, s’enchaîne, se déchaîne, et les mots cherchent (y arrivent-ils ?) à donner une cohérence à tout cela : « Je ne savais plus ce que j’étais ; j’étais le temps ; tout était rentré dans l’ordre, le blanc ».

Jean-Pierre Longre

www.grasset.fr    

20/06/2013

Des lectures à foison

Essai, Roumanie, littérature française, Nicolae Manolescu, Dominique Ilea, Ginkgo éditeur, Jean-Pierre LongreNicolae Manolescu, Sujets français, traduit du roumain par Dominique Ilea, Ginkgo éditeur, 2013

Nicolae Manolescu, l’une des grandes figures de la critique littéraire roumaine et européenne, livre ici une infime partie des articles qu’il a écrits dans les années 1970 et 1980, lorsque la littérature permettait, d’une manière plus vive qu’à n’importe quelle autre époque, d’échapper au moins momentanément aux affres de la bêtise totalitaire. Point commun de ce choix de textes : la langue, la littérature et la culture françaises – ce qui nous vaut des pages d’une richesse inouïe sur un patrimoine que l’auteur connaît à la perfection.

Que ce soit à propos de Balzac, de Flaubert, de Gide, de Malraux, de Cioran, de Victor Hugo, des écrits du Moyen Âge, de Stendhal, de Proust (on en passe…), la réflexion du critique va bien au-delà de la description et de l’histoire, pour entraîner le lecteur hors des sentiers battus, sans toutefois le perdre dans un maquis de vaines considérations. La plupart des développements sur la littérature partent de l’expérience du lecteur francophone et francophile, certes, mais aussi du lecteur bilingue, pour qui la littérature française et la littérature roumaine sont deux points d’accroche concrets, même si le livre porte essentiellement sur la première ; cela donne d’intéressants rapprochements, tel celui qui est fait entre les couples Victor Hugo / Chateaubriand et Vasile Alecsandri / Mihai Eminescu.

On ne peut tout évoquer de ce recueil propre à susciter des lectures multiples. Il y a les évocations de promenades parisiennes – toujours en référence à la culture, à l’art, aux livres (et cela donne, par exemple, une belle évocation de Caragiale à propos de tableaux parisiens). Il y a les tentatives (réussies) de définition, de défense, de critique de la critique elle-même, à propos de Sainte-Beuve notamment. Il y a la précision des mots et la mesure de leurs enjeux. Il y a, surtout, l’amour des livres, ceux du passé et du présent, ceux d’ici et d’ailleurs, cet amour qui guide l’auteur entre les différentes facettes de cette vaste culture dont il fait profiter le lecteur. « Mes livres sont la chair de ma chair ».

Jean-Pierre Longre

www.ginkgo-editeur.fr  

12/06/2013

Noces de sang

Roman, francophone, Romain Verger, Le Vampire Actif, Jean-Pierre LongreRomain Verger, Fissions, Le Vampire Actif, 2013

« Je passe ici le plus clair de mon temps à écrire. Je n’ai que ça, d’ailleurs, le temps. Et le terrible ennui. Je l’écosse. Je le décompte en cris, cachets et convulsions. Je l’égrène en mots ». Le narrateur, enfermé dans son asile et dans son passé, « assure [sa] survie » en racontant à sa manière, en dévoilements successifs et suggérés, sa rencontre et son mariage avec Noëline, suspendant dès le début l’angoissante question : « Qu’ont-ils fait de nous, Noëline, qu’ont-ils fait de toi ? ». Car le mariage en question s’est mué en terrifiante cérémonie.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce roman à la fois palpitant (comme on dit d’un cœur qui bat sans mesure), violent, fantastique, satirique, tragique… La tragédie, justement, au sens étymologique du terme (le chant du bouc), est au centre du récit, avec les cris de la mariée, le sacrifice sanguinolent du bouc destiné à la broche, d’autres cris encore obsédants jusqu’au meurtre, des conversations familiales théâtralisées, l’image envahissante de la bouche déformée et du masque facial cabossé, la folie générale et particulière, le tout sur fond de montagnes désertes et de grande bâtisse isolée… Beaucoup à dire, beaucoup à analyser…

De ce foisonnement, chacun garde, comme à l’audition d’un morceau de musique, ce que sa forme et son état d’esprit lui enjoignent de garder. La dominante du livre de Romain Verger, c’est son caractère absolument romanesque, fruit d’un travail sans concessions sur une matière à la fois opaque et malléable. La structure narrative élaborée, le style aux allures baroques en font un ensemble littéraire plein, fait d’un mélange de complexité et de simplicité, de préciosité et de brutalité. Phrases frappantes, formules délicates, motifs martelés, mots rares rythment une prose dont on a du mal à se détacher, rivés à elle comme le narrateur à son récit.

Jean-Pierre Longre

www.vampireactif.com

www.rverger.com

Samedi 15 juin à 18h30, librairie Point d'Encrage, 73 rue Marietton, 69009 Lyon, rencontre-lecture avec Romain Verger autour de son roman Fissions, et avec Anne-Sylvie Homassel autour du dernier numéro de la revue Le Visage Vert. En présence des éditeurs du Vampire Actif.

04/06/2013

« Une affinité mystérieuse » ?

Essai, philosophie, francophone, Frédéric Grolleau, Jean-Claude Poizat, Les éditions du Littéraire, Jean-Pierre LongreFrédéric Grolleau, L’homme et l’animal : qui des deux inventa l’autre ?. Préface de Jean-Claude Poizat, Les éditions du Littéraire, 2013

« Si l’homme et l’animal ne font pas toujours bon ménage, ils s’entr’appartiennent néanmoins l’un à l’autre, fût-ce pour s’entre-déchirer, s’entre-dévorer ou s’entre-tuer », rappelle à juste titre Jean-Claude Poizat dans la préface de cet ensemble de dix dissertations (exactement neuf dissertations en bonne et due forme et une lecture de tableau).

Toutes les grandes questions liées à la relation homme-animal sont clairement posées, impeccablement traitées selon des schémas plus que méthodiques (introduction, trois parties, conclusion – démarche aussi rigoureuse que distanciée), richement documentées (comme en témoignent les nombreuses notes et annexes qui prolongent la réflexion, ainsi que les innombrables références littéraires et historiques). Les grandes questions, donc : le cannibalisme et la nourriture, les métamorphoses et la « part animale » de l’homme, l’intelligence humaine et animale, la guerre et la barbarie… Des figures récurrentes parcourent ces développements, telle celle du loup, qui les clôt aussi par l’intermédiaire de La Fontaine, Chagall et Nietzsche.

Evidemment, l’ouvrage à lui seul ne peut pas épuiser le thème. Mais il établit des distinctions éclairantes entre les notions et entre les mots (par exemple, au hasard, entre « conflit », « guerre » et « violence »), il met la philosophie au service d’une interrogation fondamentale et inhérente à la vie, il convoque les grands mythes de l’humanité, et rappelle quelques vérités peu glorieuses (« Qui veut faire l’ange fait la bête » ou « L’homme peut se vanter d’être en vérité l’espèce vivante qui extermine le plus sciemment son prochain »), au risque de nous mettre en mémoire quelques belles et terribles velléités baudelairiennes :

                            « Je jalouse le sort des plus vils animaux

                            Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide »…

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsdulitteraire.com

www.fredericgrolleau.com