2669

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

11/03/2024

Une enfance en Moldavie soviétique

roman,moldavie,roumanie,lorina bălteanu,marily le nir,Éditions des syrtes,jean-pierre longreLorina Bălteanu, Cette corde qui m’attache à la terre, traduit du roumain par Marily le Nir, Éditions des Syrtes, 2024

Années 1960-1970. En brefs épisodes, une fillette raconte sa vie quotidienne dans un village où se mêlent traditions rurales et contraintes plus ou moins explicites dues au régime en vigueur – le pays qui est devenu en 1991 la République de Moldavie étant alors intégré à l’URSS. Cela pour l’environnement extérieur. Mais il y a plusieurs couches de lecture dans cette narration menée avec une grande finesse : les relations familiales, avec les frères et sœurs, les parents (« Maman veut que Papa soit comme elle le veut, elle »), les grands-parents, si différents les uns des autres, sans oublier la famille éloignée ; les relations avec d’autres enfants et des figures marquantes du village, la guérisseuse, la bibliothécaire, le « beau garçon » qui « a fait le malheur de bien des filles », et surtout de celle qu’il a épousée, le milicien, Ileana qui a mauvaise réputation…

Et surtout, la vie intérieure de la fillette qui manifeste un sens aigu de l’observation tout en se laissant aller à des désirs d’ailleurs, qui fait preuve d’une intelligence précoce alliée à une fraîche naïveté enfantine. Elle combat les soucis de la vie et les petites ou grandes vexations en rêvant et en s’appropriant lucidement ses rêves : « Moi, j’aime tous mes rêves et je ne veux pas les mélanger avec ceux de mes frères. » Parmi les incitations, il y a surtout la « tante Muza », qui vit à Bucarest et dit connaître Paris. « Je parcours le monde en pensée, avec elle, parfois je vais encore plus loin, là où elle n’est pas encore parvenue, et même la voix fâchée de maman ne peut pas me faire revenir. » En fait, les gestes familiers et les petites préoccupations de la vie quotidienne sont essentiellement tournés vers l’hypothétique départ, espoir et lucidité mêlés : « La nuit, quand l’envie de partir me reprend, je sors ma lampe de poche de sous l’oreiller et, à sa lumière, je recompte mes sous à l’insu de tous. Il n’y en a pas encore assez. Moi, je veux partir loin et, pour ça, il m’en faut encore plus. »

Il n’y a apparemment rien d’exceptionnel dans ce livre. Vie familiale, vie sociale, vie scolaire, échappées réelles et imaginaires… Mais Lorina Bălteanu, qui, née en Moldavie et vivant à Paris, connaît bien le contexte de son sujet, sait parfaitement camper des ambiances et montrer les vicissitudes de la vie à travers les mots d’une enfant qui n’hésite pas à dire ce qu’elle a à dire, qui n’a pas froid aux yeux – des yeux qu’elle a vifs et acérés (d’ailleurs la plupart du temps elle « rêve les yeux ouverts »). Et si la matière narrative est puisée dans un réel historiquement et géographiquement précis, l’autrice la transforme en un récit dont la portée est à la fois générale et profondément humaine. C’est là le véritable art du roman.

Jean-Pierre Longre

https://editions-syrtes.com

Parution le 22 mars 2024

25/03/2018

De la haine à l’amour

Roman, Moldavie, Roumanie, Tatiana Ţibuleac, Philippe Loubière, Éditions des Syrtes, Jean-Pierre LongreTatiana Ţibuleac, L’été où maman a eu les yeux verts, traduit du roumain par Philippe Loubière, Éditions des Syrtes, 2018

« Il n’existera jamais rien de plus merveilleux que Mika. ». Mais Mika est morte, et son frère Aleksy est devenu violent, sans doute parce que ses parents l’ont tenu, après cela, pour quantité négligeable. Le père « ne dessoûlait plus » ; quant à la mère… « Pendant tous ces mois, la femme qui m’a donné le jour ne m’a jamais regardé, comme si j’étais un espace vide. Comme si c’était moi qui avais tué Mika. Je me rappelle que je m’approchais d’elle en pleurant, que j’essayais de lui prendre les genoux ou la taille – plus haut, je n’y arrivais jamais – et qu’elle me repoussait du pied comme un chien pouilleux. ». Seule la grand-mère est « restée normale ». Voilà donc ce qu’il reste de cette famille polonaise émigrée en Angleterre. Quelques années plus tard, à l’occasion de vacances d’été, la mère vient sortir son fils adolescent de l’établissement spécialisé où il est pensionnaire ; relations tendues entre les deux, qui vont s’installer dans une maison de la campagne française – ce qui prive Aleksy d’un voyage prévu à Amsterdam avec deux amis.

Ponctué de petits couplets définissant poétiquement « les yeux de maman » (qui, en particulier, « étaient mes histoires non racontées », laissant deviner les non-dits du récit), l’ensemble se met en place progressivement, les soixante-dix-sept courts chapitres formant autant d’étapes dans la découverte mutuelle des deux êtres qui apprennent à se supporter, puis à s’aimer. À mesure que visiblement s’approche la mort de la mère malade, la vie et les sentiments s’installent dans le cœur du fils, ce fils qui de sa « folie » tirera une vocation de peintre à succès et au « génie déjanté ». C’est d’ailleurs depuis cette vie d’adulte qu’Aleksy, entouré « d’un monde bigarré et avide », et sur les conseils de son psychiatre, raconte son passé, la découverte progressive de son attachement filial, ses émotions, les rencontres faites cet été-là dans ce village français, l’amour tragiquement inachevé pour Moïra (dont le souvenir « résonne comme une bombe atomique »)…

Le roman commence dans une atmosphère qui pourrait rappeler celle du Grand Cahier d’Agota Kristof (sécheresse des cœurs, absence de sentiments, cruauté et crudité de la prose), mais finit bien différemment, avec la perspective du souvenir éternellement aimant : « Les yeux de maman étaient des promesses de bourgeons. ». Au rythme des semi-révélations de plus en plus éclairantes, la ligne ascendante de l’affection se fraie un chemin cahoteux parmi les accidents de la vie. Tout cela dans une langue sans concessions, en un style à la fois vigoureux, sensible et expressionniste. Tatiana Ţibuleac, qui vit en France, a fait paraître L’été où maman a eu les yeux verts (Vara în care mama a avut ochii verzi) dans sa Moldavie natale en 2017. Sa traduction, une vraie réussite, livre au public francophone un roman aussi intrigant, aussi prenant et aussi beau que son titre le laisse entendre.

Jean-Pierre Longre

https://editions-syrtes.com/

http://tatianatibuleac.net

13/03/2015

« Où allez-vous, monsieur Eminescu ? »

Roman, Roumanie, Florina Ilis, Mihai Eminescu, Marily Le Nir, Ghislain Ripault, éditions des Syrtes, Jean-Pierre LongreFlorina Ilis, Les vies parallèles, traduit du roumain par Marily Le Nir, précédé d’une préface par Ghislain Ripault, Éditions des Syrtes, 2014 

« Où trouveras-tu le mot / Qui exprime la vérité ? ». Ces deux vers du « poète national » roumain, cités dans les dernières pages du livre, posent la question cruciale : existe-t-il une « vérité » concernant Mihai Eminescu, et dans l’affirmative comment l’exprimer ? Il semble que Florina Ilis se soit approché de la solution : « le mot », en l’occurrence, fait presque 650 pages.

Il y est donc question d’Eminescu, l’accent étant mis sur la fin de sa brève vie (« Eminescu est mort jeune. C’était une chose nécessaire à son génie » – affirmation professorale), sur son amour complexe et tempétueux pour Veronica (Madame Micle), sur sa folie lui valant soins et enfermement – mais aussi sur la personnalité, l’érudition, l’inspiration, la sensibilité et la créativité qui firent de lui à la fois le poète de grande envergure que les Roumains portent aux nues et l’artiste incompris, confronté à la matérialité de l’existence, aux mesquineries de la société, aux différents métiers ou aux différentes aides auxquels il dut avoir recours pour subsister. Suprême figure romantique…

Si le roman (oui, il s’agit bien d’un roman) de Florina Ilis était une simple narration biographique, il ne ferait que confirmer, voire renforcer l’image statufiée du poète. Mais on a affaire à des  « vies parallèles », dans une perspective autre que celle de Plutarque. On pourrait y voir les vies d’un homme et de ses contemporains célèbres, que l’on rencontre au fil des pages (Maiorescu, Macedonski, Creangă, Caragiale…), ce qui permet de contempler une fresque de la vie politico-culturelle de la fin du XIXème siècle. Il s’agit plutôt des diverses vies vécues par le protagoniste : son existence réelle, mais aussi ses rêves, son imaginaire, son destin littéraire et historique – disons le mythe Eminescu, cultivé dans toutes les dimensions possibles, récupéré par toutes les factions (fascisme, communisme, antisémitisme, repli sur soi ou propagande internationale…), avec un point commun : le poète « national » devenu emblème « nationaliste », pour ainsi dire victime de son succès, de ses excès, de l’image qu’il s’est donnée et qu’on lui a construite.

Cela étant, l’auteure fait de ces « vies parallèles » des romans concomitants et imbriqués, en quelque sorte. Les va-et-vient dans le temps et l’espace, le choc et la fusion des époques (avec passages subits du XIXème siècle aux années 1950 ou 1970) s’accommodent avec une grande réussite du choc et de la fusion des styles. La rigueur de fidèles témoignages et de froids rapports de police (cités intégralement ou résumés) n’exclut ni le lyrisme (sincère ou parodique, avec de belles et plaisantes invocations à la muse), ni l’ironie, ni l’humour (voir le procès épique au cours duquel Eminescu, mort depuis longtemps, ne peut paraître que sous la forme d’une statue qui fait scandale…) ; l’originalité de l’écriture, avec les étonnements qu’elle ménage et les sauts d’obstacles dont elle nous gratifie, facilite la déambulation « dans ce stimulant dédale » (formule du préfacier). Florina Ilis, qui avait déjà créé une belle et vraie surprise littéraire en publiant La croisade des enfants (éditions des Syrtes, 2010), propose un roman aux ramifications multiples, dont l’excès même, dans sa forme et dans son contenu, est celui du personnage multiple qui la peuple.

Jean-Pierre Longre

www.editions-syrtes.fr

25/06/2013

Révoltes et tribulations

roman, Roumanie, Radu Aldulescu, Dominique Ilea, éditions des Syrtes, Jean-Pierre LongreRadu Aldulescu, L’amant de la veuve, traduit du roumain par Dominique Ilea, Éditions des Syrtes, 2013

Mite Cafanu et ses deux frères, Costel et Nicu, sont fils d’un dignitaire politique et d’une enseignante ; des jeunes gens privilégiés, donc, en quelque sorte, mais représentatifs de la génération qui a passé sa jeunesse dans les années 1970, à l’époque où, en Roumanie, il fallait se débrouiller avec (ou sans) le régime communiste : composer avec lui (Costel), s’exiler (Nicu), se révolter d’une manière ou d’une autre (Mite).

C’est surtout de celui-ci qu’il s’agit dans le foisonnant roman de Radu Aldulescu. Encore enfant, il s’éprend de la « Veuve à Colivaru », femme mûre lui permettant d’assouvir ses besoins d’amour et de protection, avant de devenir un mauvais sujet qui, loin des préoccupations carriéristes de son père, fuyant sa famille sans renier l’affection de sa mère et de ses frères, va errer de travail en oisiveté, de chantier en usine, de rencontre en séparation, d’amours diverses en solitude forcée, s’accommodant de la galère et de l’amitié de garçons aussi marginaux que lui – aussi fous, dira-t-on, de cette folie que peuvent produire les sociétés sans horizon, stériles et mortifères. « Il venait de se rendre compte qu’ils avaient été si peu nombreux, une minorité, une quantité négligeable, dont certains étaient parvenus à s’enfuir, mais les autres, que diable étaient-ils devenus ? Qui pendus à un croc de grue, qui égarés dans des fabriques, des prisons, des porcheries et des briqueteries… Oui, ils étaient pu nombreux, même si en figurant parmi eux tu les as trouvés innombrables. Ceux qui ne voyaient que leur intérêt et leurs affaires formaient le gros du peloton ».

Si, ici ou là, L’amant de la veuve dénonce avec virulence les méfaits d’un régime étouffant et les déchéances individuelles qu’il entraîne, la force du roman réside surtout dans la vivace complexité des portraits humains et la vigueur fascinante du style, qui mènent bien au-delà de la simple critique sociopolitique. Les descriptions passent du réalisme concret à l’envolée lyrico-épique, les monologues et dialogues tournent à la virtuosité dans le maniement des différents registres, notamment de la langue verte, les scènes collectives se métamorphosent en bains de foules tragico-burlesques. Entre rires et pleurs, entre cruauté et sensibilité, entre amour et haine, entre enfer et paradis, ainsi va l’écriture de Radu Aldulescu, qui n’a pas son pareil pour explorer les mouvements humains à travers quelques figures pathétiques et pittoresques.

Jean-Pierre Longre

www.editions-syrtes.fr  

06/02/2013

« Psychose mystique »

Roman, Roumanie, Dinu Pillat, Marily Le Nir, éditions des Syrtes, Jean-Pierre LongreDinu Pillat, En attendant l’heure d’après. Traduit du roumain par Marily Le Nir, Éditions des Syrtes, 2013

Peu de livres ont eu un destin aussi aventureux que ce roman – destin que relatent, dans leurs postfaces respectives, Gabriel Liiceanu et Monica Pillat. Achevé en 1948, En attendant l’heure d’après n’a pas pu être publié, et les deux exemplaires dactylographiés ont été confisqués dès l’arrestation de l’auteur, en 1959. Condamné pour apologie du mouvement légionnaire (mouvement d’extrême-droite créé en Roumanie entre les deux guerres) et pour « crime de trahison de la patrie », amnistié en 1964, Dinu Pillat (1921-1975) cherchera en vain à retrouver son texte, qui ne reverra le jour, d’une manière quasiment miraculeuse, qu’en 2010.

Sa publication en roumain et sa traduction en français sont salutaires, non seulement parce que le roman a suivi un cheminement hors du commun, mais aussi parce qu’il rend compte, sous la forme d’une fiction littéraire longuement mûrie et finement élaborée, de l’exaltation de jeunes gens qui, dans les années 1930, se laissèrent séduire par les délires apocalyptiques et parfois meurtriers d’une révolution nationale. Ainsi, sans que cela relève de l’essai, se démontent les mécanismes du fanatisme, de tous les fanatismes. 

Roman à clefs, En attendant l’heure d'après n’est pas une fresque historique, mais s’attache à l’évolution psychologique et morale d’individus représentant des figures typiques du mouvement, qui devient ici celui des « Messagers ». Sans les approuver (loin s’en faut), l’auteur, adoptant différents angles d’approche, cherche à comprendre comment certains en arrivent à la violence, d’autres à la trahison, d’autres encore à la prise de conscience de l’illusion mystico-politique dans laquelle ils se fourvoient. Divers personnages gravitent autour des protagonistes – politiciens, étudiants, parents, parmi  lesquels Raluca Holban, mère pitoyable et tragique voyant ses enfants lui échapper –, peuplant ce récit à la fois rigoureusement construit et foisonnant, qui vaut d’abord par la facture littéraire dans laquelle se coulent les désespérances individuelles et les errances collectives.

Jean-Pierre Longre

www.editions-syrtes.fr  

22/08/2010

« Chemin brisé »

Martin Smaus, Petite, allume un feu… Traduit du tchèque par Christine Laferrière. Éditions des Syrtes, 2009

                            

Le clan Dunka représente, en quelque sorte, la synthèse des familles tziganes, de leurs1228925977_Smaus.jpg conceptions (ou non conceptions) de l’existence. « Les Dunka ne voulaient faire de mal à personne : ils voulaient vivre. Et ils vivaient comme ils en avaient l’habitude depuis des siècles, oubliant la veille et ne voulant pas savoir ce que leur apporterait le lendemain. Ils vivaient des milliers de vies, naissaient et mouraient sans cesse chaque jour ». C’est dans ce contexte que naît et grandit Andrejko, voleur hors pair, et pour cela choyé par les petits qui profitent de ses cadeaux, jalousé par les grands qui, ne pouvant l’égaler, se dressent violemment contre lui.

 

Dans la Tchécoslovaquie contemporaine, des dernières années du communisme à la partition du pays, en passant par l’ouverture et la démocratisation, avec les enthousiasmes et les angoisses qu’elles suscitent, Andrejko est ballotté, avec une famille fluctuante et se délitant peu à peu, d’un lieu à un autre : du hameau campagnard, proche de l’Ukraine, où la tribu vivait selon les traditions, aux villes grises, froides, inhospitalières (Ostrava, Prague, Plzen), d’un appartement délabré à la maison de correction… De gare en gare, de rue en rue, le petit garçon va devenir un jeune homme marqué par la marginalité dans la société des « blancs », mais aussi dans celle des Tziganes devenus des « Roms » citadins, victimes et coupables  de  trafics en tous genres, oublieux de la liberté originelle.

 

Un jour Andrejko retourne au lieu rêvé de son enfance, le reconstruit, y aime sa belle cousine Anetka qui lui donne une petite fille, travaille même avec les bûcherons pour gagner la vie de sa nouvelle famille. Ansi se tisse son destin marqué par le besoin d’indépendance sans faille et d’amour absolu, puis par la tragédie. « C’est ainsi qu’Andrejko voyait son existence : un souffle saccadé et rauque, un chemin à travers des racines égarées, un chemin cahotant, un chemin brisé sur lequel restaient de cicatrices en forme de croix et des rides profondes, telle l’écorce éclatée d’un vieil arbre… ».

 

Livre sans concessions, ni pour les uns ni pour les autres, Petite, allume un feu… est à la fois un chant désespéré face aux cruautés de l’Histoire et de la société et une ode à l’amour et à la liberté. La musique, languissante ou endiablée, y tient la place qu’elle doit tenir ; et aussi la nature, forêts, montagnes, clairières, en toutes saisons accueillantes au Tzigane errant. Tragédie au vaste souffle poétique, le roman de Martin Smaus jette un regard aussi tendre que lucide sur les hommes, ni tout à fait bons ni tout à fait mauvais.

 

Jean-Pierre Longre

 

www.editions-syrtes.fr

 

20/05/2010

Le pouvoir de l’innocence

26_555457 Ilis.jpgFlorina Ilis, La croisade des enfants. Traduit du roumain par Marily Le Nir, Éditions des Syrtes, 2010.

 

Une chaude journée d’été, en gare de Cluj ; prêts au départ, l’express pour Bucarest, et le « train spécial » pour la Mer Noire, emmenant une troupe d’enfants en colonie de vacances, sous la houlette de leurs professeurs. Cela commence bien, chacun joue son rôle. Une série de portraits montre les voyageurs et autres protagonistes en action, chacun représentant un type de personnage que l’on s’attache à suivre successivement et périodiquement.

 

Le grain de sable, c’est Calman, enfant des rues et des égouts de Bucarest, dont l’esprit de révolte et de liberté va se mêler à l’imaginaire des écoliers nourri de cinéma, de télévision et d’Internet. Mélange explosif, transformant les enfants en « croisés » du train, dont ils s’emparent et qu’ils arrêtent en pleine campagne, après avoir eu soin d’enfermer les professeurs dans leur compartiment. À partir de là, tout bascule dans l’épopée. Les enfants sans famille convergent de tout le pays vers le train forteresse, les revendications de toutes sortes fusent, la police, l’armée, la mafia, les médias, le gouvernement sont de plus en plus impliqués dans l’affaire, violence et tentatives de négociations alternent dans la plus grande confusion.

 

Roman collectif, odyssée devenant iliade, La croisade des enfants est aussi une série de romans individuels dont le point de ralliement est un coin de forêt dans la vallée de la Prahova. Enfants-héros, enfants-victimes, parents inquiets ou affolés, professeurs indignés ou compréhensifs, journalistes critiques ou démagogues, trafiquants de drogue et d’êtres humains, religieux thaumaturge, Tzigane cartomancienne, députés et ministres experts en langue de bois, on en passe… La galerie est immense, colorée, exubérante, savoureuse… Chacun, poussé dans ses retranchements, semble redécouvrir le monde et la vie, le monde et la vie mêmes semblent se métamorphoser. Jusqu’où ? Chaque lecteur se donnera ses limites.

 

Inséparable du récit, se coulant en lui (et inversement), le style de Florina Ilis triture les mots, les phrases, la ponctuation, et l’auteure manie avec grande dextérité l’art du second degré. Les séquences se suivent avec naturel tout en se superposant, en un souffle ininterrompu auquel on ne peut se soustraire.

 

 Jean-Pierre Longre

www.editions-syrtes.fr